Nous l’avons mis en évidence dans le premier chapitre, grâce aux descriptions des nombreux théoriciens de l’ennui issus de champs variés, l’ennui est binaire. Si l’on reprend la métaphore de la vie comme un pendule de Schopenhauer, oscillant entre l’ennui et la souffrance, mais en positionnant l’ennui à la place de la vie, le pendule oscille entre l’individu et la société, ou soi et autrui, le normal et le pathologique, le bien et le mal, concepts variables selon les supports théoriques. Envisager l’ennui comme une médiation, comme c’est le cas chez certains théoriciens, qui positionnerait alors l’ennui au centre, dans un entre-deux, l’inscrit également bien dans cette dynamique. Pour Huguet : « Entre une analyse sociologique qui pose la détermination du social sans s’interroger sur la façon dont elle s’accomplit, et la réduction souvent opérée par la psychologie sociale de ramener cette détermination aux seules relations interpersonnelles ou groupales, il faut tenter de comprendre et d’expliquer l’ennui en cherchant à combler le lieu vide de l’analyse sociologique et à rendre au contexte social global les processus relationnels. » (1987, p. 11).
Selon elle, c’est l’approche clinique qui permet cela30 . Elle étaye ses propos sur « l’incertitude théorique de la psychologie sociale ». À la fois individuel et profondément personnel, l’ennui est clinique, soit comme une pathologie à part entière, soit comme un symptôme (Freud, Janet). Et pourtant, cet ennui n’est pas si l’individu n’est pas inscrit dans le social car il est cause et conséquence : l’ennui est issu de la socialisation à double titre, soit parce qu’il est le fruit d’une désocialisation, soit parce qu’il provoque la recherche du social.
Traiter de l’ennui comme objet de recherche, nous l’avons constaté, s’avère complexe, voire impossible, du fait de ces ambiguïtés, qui parfois deviennent des contradictions. Un exemple est que l’ennui est souffrance individuelle, mais peut également provoquer la création, la vie sociale. L’ennui est la fois binaire et dyadique. Médiateur entre le entre soi et la société, il implique une triangulation. C’est la particularité de l’approche psychosociale que d’appréhender un objet non pas avec une grille de lecture binaire, mais bien avec un « regard ternaire » (Moscovici, 1984). Contrairement à ce que postule Huguet, il semble que justement, lire l’ennui par l’intermédiaire de la psychologie sociale, permet d’appréhender sa polymorphie et son caractère individuel et social dans une vision d’ensemble, qui ne se focaliserait pas exclusivement sur un aspect sociologique ou psychologique.
Appréhender l’ennui grâce au regard psychosocial permet un nouvel éclairage de cet objet, à différents niveaux d’analyses : le niveau intra-individuel, interindividuel et situationnel, positionnel et idéologique (Doise, 1982). Nous observons bien au travers de la genèse de l’ennui ces différents niveaux. Il est d’abord perçu comme intra-individuel, comme vécu personnel. Il est également interindividuel et éminemment situationnel. Mais à ces deux niveaux, qui résument finalement ce que nous avons appelé la dichotomie dans l’ennui, se superposent également deux autres niveaux, qui trouvent écho dans le retour historique que nous avons réalisé. L’ennui est positionnel, par exemple avec cette distinction constante entre deux groupes sociaux ; et idéologique car il émerge lors de crises, de changements idéologiques. Selon Moscovici : « La psychologie sociale est la science des phénomènes de l’idéologie (cognitions et représentations sociales) et des phénomènes de communication » (1984, p. 7). L’ennui est à la fois un phénomène en lien avec l’idéologie, et il permet aussi une communication, comme nous le confirme sa présence dans la philosophie ou encore la littérature.
Un aspect ambivalent de l’ennui se situe également dans sa définition, à la fois scientifique et issue du sens commun. Le sens commun peut être défini dans la théorie des représentations sociales développée par Moscovici comme : « un ensemble de théories du quotidien, ayant leur épistémologie propre, leur efficacité symbolique, leur inscription temporelle, historique et mnémonique. […] En filigrane de ces travaux, s’est toujours profilé l’autre savoir, scientifique, expert, objectif et instituant la vérité. » (Haas, 2006, p. 11). On observe une relation et une communication entre sens commun et science, l’un alimentant l’autre. Mais selon Moscovici, il s’est opéré une sorte de renversement, conséquent aux sociétés contemporaines et distinguant alors un ancien d’un nouveau sens commun. Ce renversement a lieu pour Farr (1984) dans le courant du XIXème siècle. Le « nouveau sens commun [est] dérivé de la science et marqué par la raison » (Moscovici et Hewstone, 1984, p. 550). Plus précisément « la science était autrefois basée sur le sens commun et rendait le sens commun moins commun ; mais maintenant le sens commun c’est la science rendue commune » (Moscovici, in Farr, 1984, p. 394).
Nous avons constaté ce renversement avec l’ennui au XIXème siècle, qui devient alors neurasthénie, traduction médicale, donc scientifique, de l’ennui (Huguet, 1984 ; 1987). En d’autres termes, la science a théorisé une notion issue du sens commun, aussi bien par l’intermédiaire de la mélancolie, l’acédie ou l’ennui, que par l’intermédiaire de la philosophie, la médecine ou la théologie. Mais à partir du XIXème siècle, sous l’appellation de neurasthénie, l’ennui va définitivement être inscrit dans un champ théorique, la psychopathologie : « La neurasthénie a permis que la névrose devienne maladie psychologique et puisse être l’objet d’un déchiffrement de la logique interne du trouble et de la possibilité de son explication psychosociologique » (Huguet, 1984, p. 203). C’est également en lien avec la justification du renversement entre sens commun et science, autour de la notion d’idéologie : « loin d’être antidote aux représentations et aux idéologies, la science en est en réalité la source » (Moscovici, in Farr, 1984, p. 394). Pour reprendre l’exemple de la neurasthénie, c’est effectivement la science qui devient alors source d’idéologie dans la société américaine, autour de l’industrialisation, de la productivité.
Ce retour aux sources de l’ennui met en évidence un certain nombre de facteurs, qui, nommés différemment, semblent en réalité être sous-tendus par les mêmes structures. Les problématiques semblent fréquemment issues des idéologies dominantes, qui vont proposer un certain nombre de comportements à adopter ou à proscrire ; et à adapter aux changements.
Mais en conclusion du même ouvrage, elle affirme que la neurasthénie permet une analyse de cet objet avec un regard psychosociologique.