2-3-2- Représentations sociales et place de l’ennui

En adoptant une approche historique de l’ennui, nous avons constaté que ce dernier est bien un objet saillant, et dans différents domaines théoriques. Il est tour à tour médicalisé, psychologisé, psychiatrisé ou encore théologisé, mais il se dégage une structure et des conséquences relativement semblables. Selon la définition de Jodelet, les représentations sociales sont : « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (1989, p. 36). C’est une étude, par l’intermédiaire de la communication, d’appréhension des théories dites « naïves », c’est-à-dire qui circulent dans la société comme savoirs du sens commun, pour donner des réponses, des explications. Les individus, comme l’atteste le champ de la psychologie sociale en général, mettent en place un certain nombre de stratégies, afin de mettre du sens, de comprendre et expliquer leur environnement. Il s’agit alors d’une forme de pensée sociale, qui permet une maîtrise mais surtout une compréhension de l’environnement (Jodelet, 1984). On distingue trois perspectives psychosociologiques des représentations sociales : une perspective génétique, qui traite de l’émergence et de transformation des représentations sociales ; une perspective structurale, qui décrit le contenu ; et une perspective dynamique, qui « pose le partage d’un cadre de référence commun dans un système de communication et de rapports symboliques donné, et rend compte de l’existence de variations dans les prises de positions individuelles par l’intervention, au titre de principe organisateurs, des représentations sociales. Un autre aspect de la dynamique des représentations sociales a été rapporté à leur caractère dialogique lié à la communication sociale. » (Jodelet, 2006, p. 1005).

Dans la théorie des représentations sociales, Moscovici a proposé le  concept de thêmata, dans l’objectif « d’enrichir les possibilités d’analyse grâce aux ouvertures que ce concept permet à la fois vers l’histoire des connaissances, l’anthropologie et la sémantique » (Moscovici et Vignaux, 1994, p. 32). Les thêmata sont de grandes thématiques, des « idées-sources » considérées comme des « catégories fondamentales de la pensée et de la logique » (Seca, 2002). A l’origine les thêmata ont été mis en évidence par Holton (1981 ; 1982), en étudiant le mode de pensée d’un certain nombre de scientifiques. Il en a dégagé une opposition dialectique, où le scientifique va alors préférer l’un ou l’autre des couples afin d’accéder à un consensus. Ces choix sont alors orientés de manière subjective, et vont ensuite influer sur les théories, les méthodes choisies et les orientations de recherche.

Moscovici, en intégrant les thêmata dans la théorie des représentations sociales, part du pré-requis que ces thêmata appartiennent au sens commun, et que leur fonctionnement sur un système binaire d’oppositions, offre alors la possibilité « [d’étayer] la formation de nouvelles représentations » (Jodelet, 2006, p. 1005). Selon « l’architecture globale de la pensée sociale » proposée par Flament et Rouquette 2003) les thêmata appartiennent au niveau idéologique, avec les croyances, les valeurs et les normes. Il s’agit selon eux de « formats épistémologiques pré-établis, de pré-conceptions d’origine immémoriale qui donnent à la connaissance pratique des cadres de possibilité et la trame de son organisation » (2003, p. 19). Par exemple pour Marková (2007) l’Alter et l’Ego sont le centre des discours du quotidien, tout comme le masculin et le féminin (Héritier, 1996), le normal et le pathologique (Seca, 2002). Le thêma le plus répandu et le plus évident dans nos sociétés est le masculin/féminin, qualifié de « thêma canonique » (Flament et Rouquette, 2003), car il permet une catégorisation et une organisation de notre environnement.

Selon Moscovici (1961), c’est l’idéologie qui conditionne le contenu des représentations sociales. Or, elles sont une appropriation individuelle et collective d’un objet, lui-même intégré dans un contexte social et idéologique (Doise, 1982 ; 1992). Nous avons souligné l’importance de l’idéologie dans les manifestations et la genèse de l’ennui. La difficulté de "ranger" ou classer l’ennui dans un champ théorique vient du fait « qu’il se concrétise comme discours idéologique » (Huguet, 1987, p. XI). Nous avons mis en évidence que l’ennui n’est pas statique. Au contraire, il porte dans sa définition même un certain nombre de paradoxes, résumés entre autres autour du bien et du mal, ou encore de l’inné et de l’acquis. Selon les époques, les ambivalences sont toujours présentes, mais l’un des deux est plus ou moins saillant. On observe une résistante à travers le temps des champs oppositionnels, qui vont plus ou moins se colorer, s’accentuer selon les contextes culturels et idéologiques. Ces accentuations permettent alors de modeler des normes, mais également des comportements à adopter, en adéquation avec l’idéologie émergente ou dominante.

Par exemple, comme nous l’avons observé, le passage de l’acédie à l’ennui illustre bien ces transformations et semble émaner d’une dynamique adaptative face à un changement idéologique. L’acédie est en lien direct avec la théologie, et fournit à la fois des règles, des normes et attitudes à suivre à une époque donnée : ne pas se laisser tenter par le Diable. Pour lutter, il est préconisé de travailler et de prier. Les représentations de l’acédie sont plutôt stables, mais notamment sous l’impulsion, des siècles plus tard, de la scolastique au Moyen Age, puis de la Réforme, on observe une scission de la religion omnipotente. Ce changement progressif, mais très long à l’échelle de l’histoire, va conduire l’être humain à une décentration. Cette transformation est le reflet d’un bouleversement idéologique, qui va conduire à un individualisme de l’homme comme le souligne Farr, et notamment par le biais de l’imprimerie : « L’invention de l’imprimerie a probablement eu un impact plus important sur le développement de l’individualisme que la redécouverte de textes classiques de l’antiquité. » (1991, p. 131, traduction libre31). L’acédie n’est alors plus en adéquation avec les idéologies dominantes, et on voit de ce fait émerger de nouveau la mélancolie, par l’intermédiaire de l’art et la médecine, puis l’ennui. La définition pascalienne de l’ennui est toujours théocentrée, mais la problématique est axée sur la recherche du bonheur (Jonard, 1998).

On observe une dynamique assez semblable avec l’apparition du terme neurasthénie, qui émerge à l’époque de l’industrialisation au XIXème siècle, et va s’ancrer ensuite dans la psychopathologie avec Freud. Il se dégage donc des similitudes dans les transformations du traitement et des représentations de l’ennui.

On retrouve toujours les mêmes observations, même lorsque l’on se concentre sur un seul champ, dans notre cas, dans le champ de la psychologie, et dans les branches plus spécifiques de la psychologie cognitive et sociale. L’ennui conserve toujours ce statut de porte-parole de crises, et plus précisément, on peut dire qu’il est présent particulièrement aux changements idéologiques, à la fois dans l’histoire sociale, et dans l’histoire individuelle. Cela expliquerait le cas spécifique des adolescent-e-s. Il est un trait individuel, mais qui provoque des répercussions sociales, comme l’illustre bien le fait que les individus plus disposés à l’ennui sont les extravertis. Ils vont alors exprimer leur ennui en l’extériorisant, au risque d’adopter parfois des conduites anti-sociales. Il est positionnel, puisque selon son âge ou selon qu’on soit garçon ou une fille, on s’ennuie différemment.

Notes
31.

«  The invention of the printing press was probably of even greater significance for the development of individualism than was the re-discovery of the classic texts of antiquity » (Farr 1991, p. 131).