2-3-3- La dimension dialogique de l’ennui

L’ennui conserve toujours cette ambiguïté d’être à la fois acquis, comme une pathologie ; et inné, notamment par l’intermédiaire d’une « disposition », d’un terrain propice au développement de l’ennui, mais pas vraiment défini ou identifié. Enfin, on peut penser qu’il est toujours reflet de l’idéologie dominante, si l’on se penche sur les grands thèmes de recherches, qui ont trait assez fréquemment dans le monde du travail, de près ou de loin à la productivité ; et dans l’école à la réussite. Ce thème de recherche demeure de façon sous-jacente une problématique articulée autour d’une notion de rentabilité et d’efficacité, les loisirs proposés aux adolescent-e-s devenant des moyens d’éviter les conduites à risque et la délinquance. Selon les contextes sociaux, nous accentuons certaines spécificités des représentations véhiculées par l’ennui, nous l’avons constaté à la fois dans une dynamique historique et pluridisciplinaire, mais également à l’intérieur même du traitement de l’ennui par la psychologie.

Une des spécificités dans le champ des représentations sociales est la bipolarité des thêmata, qui fonctionnent sur un système d’opposition. Rouquette et Flament font référence à un « effet de champ » [qui] présuppose que l’on se réfère à un niveau plus englobant, plus générique […] un champ est défini par l’activation d’un thêma bipolaire moscovicien : ainsi Réel/Idéal ou Masculin/Féminin, pour retenir seulement deux oppositions majeurs dans notre culture. » (2003, p. 47).

L’ennui peut être considéré comme un thème fonctionnant sur un système d’opposition. D’abord, nous l’avons constaté, car il s’agit d’une thématique récurrente ; et également parce qu’il existe un raisonnement issu du sens commun mais également objet de théorisation. Dans un second temps, « les antinomies oppositionnelles, comme liberté/oppression ou justice/injustice, paraissent essentielles à la pensée, au langage et à la communication de l’espèce humaine, et se rencontrent tout au long de l’histoire » (Marková, 2007, p. 257). L’ennui est par définition ambivalent et contradictoire dans la pensée humaine. D’abord entre le bien et le mal, ensuite entre l’inné et l’acquis, mais également le normal et le pathologique. Ces antinomies, comme le souligne Marková, « donnent forme aux activités mentales humaines comme la formation des concepts, des significations du langage et des images. » (2007, p. 261).

Dans notre cas, l’ennui est un thème qui provoque des discours, qui sont problématisés en fonction d’événements historiques et mais également sociaux. Il est ensuite décliné selon des représentations binaires qui le définissent. D’abord autour le bien et le mal, qui demeure central, et qui est décliné selon les époques différemment : valorisé ou dénigré, l’ennui peut aussi bien être moteur de la pensée que damnation éternelle pour ses représentations les plus antagonistes. Une seconde opposition dialectique activée par l’ennui est l’inné et l’acquis, proche du bien et du mal, et qui met en évidence l’ambivalence de l’ennui, qui est de devient positif ou négatif (même si l’ennui inné est rapproché de l’aspect plutôt positif, et les représentations d’un ennui acquis plutôt vers le pathologique). Et justement, une troisième opposition présente dans l’ennui est le normal et le pathologique, comme nous avons pu le constater, par les tentatives de soigner l’ennui comme une maladie tantôt organique, tantôt psychologique. On peut identifier une quatrième opposition dialectique, qui est l’idéel et le réel. Le thêma du genre est peu visible dans la genèse de l’ennui, du fait du peu de visibilité des femmes dans l’Histoire. Mais il ressort dans les recherches en psychologie, même s’il n’y a pas de réel consensus, que les hommes ont plus de facilité à dire qu’ils s’ennuient que les femmes. Il nous semble que cela peut s’entendre en termes de dynamique de groupe, et plus précisément, comme nous l’avons évoqué plus haut, par l’intermédiaire des groupes dominants et dominés. Selon les contextes idéologiques, l’ennui émergerait et produirait des représentations, selon un certain nombre de thêmata de base, afin de trouver une cohérence du sens commun chez l’individu au sein de la société dans laquelle il évolue.

L’ennui est donc producteur d’une certaine norme sociale, déclenchant alors soit des prescriptions, soit des normes, soit des règles. En s’appuyant sur les différentes oppositions que nous avons dégagées jusqu’à présent, on pourrait résumer l’ennui et les possibilités débouchant suite au constat de l’ennui ainsi :

Figure 2 : Oppositions structurantes dans l’ennui
Figure 2 : Oppositions structurantes dans l’ennui

Dans le cas de la mélancolie dans l’Antiquité, il s’agirait de la mélancolie à la base, et se fractionnant alors en deux entités relatives à deux champs théoriques, d’où découlent alors un système d’oppositions identique :

Figure 3 : Fractionnement de la mélancolie en deux entités
Figure 3 : Fractionnement de la mélancolie en deux entités

Si l’on procède de même avec l’acédie, un certain nombre de traits sont accentués principalement sur le système d’oppositions négatives :

Figure 4 : Oppositions structurantes dans l’acédie
Figure 4 : Oppositions structurantes dans l’acédie

On observe donc une sorte de niveau intermédiaire, beaucoup plus visible lorsqu’il s’agit de la mélancolie antique, qui déclanche les oppositions, et ce en fonction des idéologies dominantes. Il semblerait donc que l’ennui, par l’intermédiaire du champ théorique des représentations sociales, soit à envisager comme un thêma, qui permettrait alors une structuration de la pensée. Ce thêma s’activerait alors, comme nous l’avons également observé, à des moments de ruptures, de cassures, de changements, ou d’incertitudes idéologiques. Alors, selon des variables contextuelles et positionnelles, certaines oppositions présentes au sein de l’objet « ennui » seraient activées comme systèmes d’explications.