3-1- L’ennui, une problématique émergente dans le champ de l’éducation ?

3-1-1- Un ennui scolaire qui alarme

Leloup (2003), dans sa thèse sur l’ennui des lycéennes et des lycéens, reprend un certain nombre de statistiques : « Selon une enquête sur les établissements d’enseignement privé publiée dans l’Ardennais du 22/05/02, un élève sur cinq s’ennuie à l’école primaire ; la proportion s’élève à 25% quand les enfants atteignent l’âge de 14 ans. Les deux tiers des jeunes de 11 à 15 ans s’ennuient à l’école, selon la dernière enquête du comité français de l’éducation pour la santé, menée en 1998 auprès de 4000 élèves des académies de Nancy et Toulouse. A 11 ans, les élèves déclarant ne s’ennuyer que rarement ou jamais à l’école sont à peine majoritaires (51,2%) ; à 15 ans, ils ne sont plus que 17,4% » (p.6).

Dumazedier annonçait déjà en 1996 (in Moyne, 1996) : « En 5ème déjà, 43% des élèves déclarent s’ennuyer ; puis [que] trois ans après, malgré l’élimination des moins bons, ils [sont] 64% en seconde à partager cet avis » (p. 39). Du côté des enseignants, 85% des jeunes enseignants se disent confrontés au manque d’intérêt des élèves, et 33% des enseignants de tous âges estiment que le manque de motivation est un des principaux soucis dans la relation avec leurs élèves32.

On trouve beaucoup d’ouvrages, principalement issus des Sciences de l’Education, et traitant de l’ennui en contexte scolaire depuis une dizaine d’années, ce qui est bien le reflet d’une préoccupation sociale comme le souligne Leloup (2003). Le point commun est que l’ennui n’a pas sa place dans l’école, et qu’il faut trouver des solutions pour le combattre, comme le révèlent les titres de quelques ouvrages : Pour vaincre l’ennui à l’école ! Petit traité des remèdes à l’intention des usagers de l’école (Moyne, 1996), Pourquoi vos enfants s’ennuient en classe. Une place pour chacun dans un collège pour tous (Pierrelée et Baumier, 1999), L’enfant dyslexique, un élève qui s’ennuie (Paulhac, 2000), Ces enfants qui s’ennuient le lundi (Paulhac, 2002) Former sans ennuyer (Hourst, 2002), ou alors, plus récemment un numéro spécial de la revue Enfance, et Vivre l’ennui à l’école et ailleurs (Clerget et al, 2005). Nous l’avons évoqué, dans les recherches issues de la psychologie sociale, l’ennui en général et plus spécifiquement en contexte scolaire est individuel, et/ou positionnel, et/ou contextuel. On retrouve ces différentes caractéristiques dans les recherches francophones en Sciences de l’Education, en Sociologie, en Psychologie, dans une approche plutôt clinique. L’ennui scolaire est communément corrélé à des phénomènes aussi divers que l’absentéisme (Farmer et Sundberg, 1986 ; Jarvis et Seifert, in Culp 2006 ; Larson et Richards, 1991), la déscolarisation (Morton-Williams et Finch, in Perkins et Hill, 1985), les comportements scolaires déviants et la violence (Nizet et Hiernaux, 1984 ; Wasson, 1981). Un autre constat, en lien avec les causes précédentes, lient l’ennui et de mauvais résultats scolaires (Maroldo, 1986 ; Robinson, 1975). L’ennui est aussi évoqué dans le manque d’attention (Larson et Richards, 1991) et chez les élèves dyslexiques (Paulhac, 2000 ; 2002), mais également chez les élèves « surdoué-e-s » (Dolto, 1979 ; Sisk, in Kanevsky et Keinghley, 2003). Il est cependant intéressant de noter une relative inversion de la tendance à l’éradication de l’ennui, comme nous pouvons l’observer avec le numéro spécial d’Enfance consacré à l’ennui chez les enfant et les adolescent-e-s, ainsi que l’ouvrage de Clerget et al (2005) et Lemoine (2007) S’ennuyer, quel bonheur !

Leloup (2003) dans sa recherche menée auprès d’une population lycéenne, dégage trois sources de remèdes à l’ennui : une première source est les enseignant-e-s, la seconde l’institution et la troisième le savoir. Pour notre part, nous distinguons également trois grands axes en cas d’ennui scolaire, mais en termes d’intervention, car la troisième source dégagée par Leloup, qui est le savoir, nous semble être présent également dans la source qui viendrait des enseignant-e-s, mais aussi de l’institution.

Les chercheur-e-s et pédagogues proposent des moyens d’action auprès des élèves et du groupe classe, en termes de gestion. L’institution scolaire de manière plus générale, propose des moyens d’action par l’intermédiaire des programmes scolaires, des heures de cours, l’organisation interne de la scolarité. Un certain nombre de conseils vont dans le sens de l’intérêt des savoirs, et de leur utilité. Il s’agit d’un individualisme institutionnalisé, inscrit dans les changements tels que le collège unique, et l’élève au centre des apprentissages, deux notions qui pourtant semblent opposées. Comme le décrit Lautier (2001) les élèves dès le collège sont confrontés à deux modèles individualistes : se conformer aux attentes de l’école et répondre au rôle et au métier d’élève ; de l’autre développer son autonomie et son épanouissement personnel.

L’individualisation conduit donc, lorsque l’ennui est constaté chez un ou une élève par les enseignant-e-s, à proposer une adaptation individualisée pour la réussite de toutes et tous (Pierrelée et Baumier, 1999), et une pédagogie centrée sur l’élève (Leloup, 2003). Une solution est par exemple de partir des connaissances de l’élève, afin de mettre du sens sur les apprentissages, et les rendre concrets (Pierrelée et Baumier, 1999). Comme le précise de Closets (in Leloup, 2003), l’école, en décomposant les notions, peut rendre une matière ennuyeuse, puisque le principe de base est de décomposer les savoirs. En contrepartie, les savoirs sont pour toutes et tous, et un des points soulevé dans le phénomène de l’ennui à l’école, est justement l’inflation scolaire, qui selon les sociologues de l’éducation conduit les élèves à ne pas faire de lien entre les apprentissages et leur utilité dans l’avenir, l’ennui est alors le résultat d’un décalage entre leur culture et la culture scolaire (Nizet et Hiernaux, 1984).

En lien avec cette conception que l’on pourrait qualifier d’individualisante dans la prise en charge de l’élève, il est fréquemment préconisé de pratiquer la pédagogie différenciée (Moyne, 1996 ; Pierrelée et Baumier, 1999), les groupes de niveau et le principe du tutorat (Pierrelée et Baumier, 1999). Il est également proposé de réduire la pression évaluative et la compétition (Robinson, 1975), et ce par exemple avec des projets de classe (Pierrelée et Baumier, 1999). Certains conseils sont en lien avec la dynamique de groupe ou l’analyse transactionnelle (Leloup, 2003 ; Nizet et Hiernaux, 1984), ou encore le travail sur l’espace et l’organisation de la salle de classe (Hourst, 2002 ; Moyne, 1996).

Un autre champ d’action, que nous pouvons qualifier de plus institutionnel, concerne en premier lieu les programmes scolaires, en proposant aussi bien des remaniements sur la forme que le fond. Des solutions sont proposées par l’intermédiaire d’outils comme les manuels scolaires, l’utilisation de l’informatique et d’internet (Audigier, 2003 ; Pierrelée et Baumier, 1999), ainsi que le contenu même des enseignements, pour préparer les élèves au monde du travail. Nous pouvons le constater au fil des réformes scolaires, qui introduisent de nouvelles matières transversales (comme les TPE au lycée, puis au collège), ou le nombre d’heures consacrés aux matières, qui sont des indices de l’importance de tels ou tels savoirs à transmettre, tout comme les méthodes d’apprentissage.

Les solutions proposées sont assez diverses, et ne semblent pas avoir fait varier les préoccupations autour de l’ennui. On peut cependant noter un changement, comme nous l’avons évoqué, depuis quelques années, autour d’un mouvement de valorisation de l’ennui.

Notes
32.

Statistiques issues d’une enquête réalisée pour le SNES en mars 2001 et mars 2002.