3-1-2- L’ennui scolaire : une préoccupation Institutionnelle ancienne et un indicateur

Le Conseil National des Programmes (CNP) a organisé un colloque en janvier 2003 intitulé « Culture scolaire et ennui », notamment suite à la consultation nationale des lycéen-ne-s en 1998. Cette consultation des savoirs a été très polémique, voire taxée de démagogique (voir Leloup, 2003). Quelle que soit la position défendue, nous pouvons noter que deux questions sur la vingtaine proposée traitaient explicitement de l’ennui : « Qu’est-ce que vous jugez important d’apprendre au lycée mais qui vous ennuie ? » et « Pensez-vous qu’il y ait un remède à cet ennui ? Si oui, lequel ? ». Une des critiques apportées par les détracteurs de cette consultation porte notamment sur la formulation des questions. C’est ce que souligne Leloup dans sa thèse : « Que jugez-vous important d’apprendre au lycée mais qui vous ennuie ? » : « On interrogeait les sondés, par exemple, sur leur "ennui", en le tenant d’emblée pour acquis et collectif : ce qui leur paraissait sans intérêt, les cours inutiles, les activités fastidieuses, les exercices pénibles. » (Darcos, in Leloup, 2003, p.147). La seconde question sur l’ennui est également, à notre sens, inductive, puisqu’elle positionne l’ennui comme un mal dans la mesure où l’on interroge les élèves autour d’un remède.

Voici quelques résultats de cette consultation, résumés par Meirieu (2003) : « [Les lycéen-ne-s] considèrent comme importants mais ennuyeux cinq types d’enseignement : ceux qui font appel à la simple mémorisation (72%) ; ceux qui concernent des phénomènes trop éloignés, à leurs yeux, dans l’espace et dans le temps (61%) ; ceux qui se rapportent à des matières secondaires dans la série choisie (58%) – les lettres dans les séries scientifiques ou les sciences dans les séries littéraires ; ceux qui sont trop spécialisés (52%) ou trop abstraits (31%). » A la seconde question : « les élèves proposent comme remèdes à l’ennui par ordre d’importance : avoir des professeurs plus passionnés ; avoir des professeurs qui aident et encouragent ; introduire les technologies nouvelles ; articuler les enseignements aux problèmes de la vie pratique ; travailler davantage sur l’actualité ; utiliser l’interdisciplinarité ; faire des visites, des stages, des séjours à l’étranger ; multiplier les travaux de groupes ; réduire les effectifs et la durée des cours. » (pp. 80-81).

Pour résumer, l’ennui est donc issu d’apprentissages ne les mettant pas en activité, et non en lien avec leurs préoccupations du quotidien. Les lycéennes et lycéens proposent donc comme remèdes une sorte d’actualisation des apprentissages et des savoirs, en lien avec leur vie, et une participation active par exemple avec des stages. Il semble donc que l’ennui soit la conséquence d’un manque de stimulation et une trop importante abstraction des notions étudiées. On retrouve ce qui est préconisé par les auteur-e-s d’ouvrages ayant trait à l’ennui à l’école, et ce chronologiquement précédemment à cette consultation.

On peut alors se demander pourquoi cela ne fonctionne pas, puisqu’il semble y avoir une adéquation entre la demande et les solutions proposées. Plus précisément, on peut se demander si l’ennui ne ferait pas partie inhérente du processus d’apprentissage, ce qui expliquerait alors que malgré des pistes d’actions qui vont dans le sens des besoins des élèves, le constat n’évolue pas. Une des rares études menées sur les élèves signalé-e-s comme « surdoué-e-s » et s’ennuyant, a été menée par Kanevsky et Keighley (2003). Cette recherche qualitative a été conduite auprès d’une dizaine d’adolescent-e-s identifié-e-s à l’école primaire comme surdoué-e-s, et actuellement désengagé-e-s de l’école (en termes de résultats scolaires et de comportement). Ils ont mis en évidence que l’apprentissage est à la fois l’opposé et l’antidote à l’ennui. Ces résultats mettent bien évidence toute la complexité de ce phénomène.

Si l’on se penche sur les écrits datant du XIXème et du début du XXème siècle, on s’aperçoit que l’ennui sur les bancs de l’école est très loin d’être un phénomène nouveau, ainsi que l’atteste cette lettre de Flaubert : « Si je t’écris maintenant mon cher Ernest, ne mets pas cela sur le compte de l’amitié, mais plutôt sur celui de l’ennui. Me voilà chié en classe à 6 heures du matin ne sachant que faire et ayant devant moi l’agréable perspective de quatre heures pareilles […] et je compose… en vers latins ! […] Et avec tout cela, je m’ennuie, je m’emmerde » (in Vaillant, 2003, p. 42).

De l’autre côté, Meirieu (2003) reprend les propos de Pécaut, dans le Dictionnaire de Pédagogie et d’Instruction primaire de 1882 : « Qui n’a pas été frappé, en pénétrant dans la cour d’un de nos grands établissements d’enseignement secondaire, de la mine maussade, éteinte, ennuyée, d’un grand nombre de jeunes garçons ? Qui ne les a vus, dans la classe, subir les leçons comme une corvée monotone, sans que leur visage s’animât, sans que le moindre tressaillement vînt annoncer que le cœur prenne part à l’effort de l’intelligence ? » (p. 79).

Ces deux témoignages mettent en évidence un certain nombre de dysfonctionnements dans l’institution scolaire que Vaillant (2003) résume autour de trois grandes causes : les bâtiments, comme lieux sécrétant l’ennui (c’est également les propos de Tardieu en 1903) ; la distance séparant le corps enseignant des élèves ; enfin, les programmes eux-mêmes, qui ne sont pas en lien avec les préoccupations des élèves. On s’aperçoit qu’à l’exception de la claustration, les élèves se plaignent des mêmes causes d’ennui. Comme le résume Meirieu : « on pourrait dire de façon caricaturale que, dans l’histoire, la "pédagogie de l’intérêt" et la "pédagogie de l’exercice" se sont opposées » (2003, p. 84). Nous constatons que l’ennui est invoqué pour mettre en évidence une inadéquation dans la pédagogie et sens des apprentissages, donc comme représentant d’une crise au niveau institutionnel. Que l’ennui soit nommé explicitement ou non, il fait partie des problématiques des grands courants de la pédagogie du XXème siècle.

Une différence notable entre un diagnostic d’ennui actuel ou plus ancien est en termes de verbalisation de l’ennui. Selon un certain nombre de chercheurs, les élèves s’ennuieraient plus actuellement. Mais d’après Dubet : « Il est prudent de penser que les élèves ne s’ennuient pas aujourd’hui plus qu’avant ; ils ont par contre la capacité et le "droit" de dire qu’ils s’ennuient et de le manifester […] Dire que l’on s’ennuie n’est pas impossible, parce que ce n’est pas vécu comme illégitime par les élèves, alors qu’auparavant cet ennui pouvait apparaître comme une quasi-faute morale » (2003, p. 73).

Il ne précise pas à quel « auparavant » il fait référence. Historiquement, nous savons que l’enseignement a d’abord été pris en charge par l’Eglise, pour progressivement, s’en détacher (Durkheim, 1990). Les notions d’ennui et de faute morale font penser aux représentations de l’acédie en théologie. On peut donc penser qu’auparavant, les représentations de l’ennui dans le contexte éducatif, imprégnées de la religion, étaient véhiculées sous le versant négatif. L’apprentissage se fait dans la souffrance et la difficulté, et c’est à ce prix que l’on acquiert la connaissance. L’ennui est inhérent à l’école. C’est également ce que met en évidence Tardieu (1903), qui, pour décrire la période de l’adolescence, décrit les élèves dans un collège. Il semble qu’il s’agisse d’une fatalité, mais également d’un passage obligé, qui permet l’apprentissage.

On retrouve ce type de remarque dans les témoignages des lycéennes et des lycéens de l’enquête menée par Huguet : « Sur le thème de la vie quotidienne au lycée, l’ennui s’est trouvé évoqué spontanément et collectivement comme le mal lié à la vie scolaire ». (1987, p. 33). Selon Baudelot, Cartier et Detrez, les lycéen-nes ont bien conscience qu’il existe une vie scolaire (comparée à un travail) et la vie extra-scolaire. D’après eux « le lycéen d’aujourd’hui a appris à s’ennuyer à l’école et à s’y résigner ». (1999, p. 21).

Dubet identifie une autre cause de l’ennui contemporain à l’école, qui expliquerait que les élèves exprimeraient plus leur ennui qu’auparavant : « La faible tolérance à l’ennui procède sans doute d’une cause plus lourde. Il s’agit de la perte du monopole culturel de l’école en raison de la concurrence des médias. » (2003, p. 68). Nous pouvons l’entendre dans deux sens, d’abord en terme de facilité d’accès à l’information, mais également en terme de rapport aux médias de façon générale, et de mode d’utilisation. C’est ce que met en évidence Meirieu, autour du « zapping », mode de décryptage issu de la télévision, qui tend à envahir l’école : les élèves, lorsqu’ils ou elles sont lassé-e-s, veulent zapper le programme, et changer (2003 ; 2007). Sur cette même thématique, Leloup (2003) précise que : « Les mass média sont un reflet et une expression de la pensée sociale. On peut saisir à travers eux une image de l’ennui. La représentation que l’on en retire est que la plupart des adultes évitent, presque instinctivement, toute "perte de temps", tout moment creux » (p. 22).

Entre l’échec scolaire et la violence ou le refus, l’ennui est particulièrement présent dans la population adolescente et lycéenne, et encore plus, nous l’avons évoqué, lorsqu’ils et elles sont dans des filières stigmatisées comme des « voies de garage » (Huguet, 1987 ; Nizet et Hiernaux,1984). La recherche de Leloup (2003), va dans le même sens que les deux précédemment citées : il existe un décalage entre ce que propose l’école et les attentes des jeunes33. Nous pouvons émettre la même remarque que nous avions formulée au sujet des travaux anglo-saxons : il s’agit toujours d’une population collégienne ou lycéenne, ce qui signifie qu’il pourrait y avoir un biais, dans la mesure où l’ennui est une caractéristique spécifique de l’adolescence, comme nous l’avons déjà souligné. On retrouve donc bien ce point commun de l’utilisation de l’ennui comme refus et opposition. D’après Huguet : « L’expression de l’ennui scolaire puise son support dans une représentation sociale globale, fonctionnant à partir de la norme qu’est "l’ennui au lycée" » (1987, p. 33). On peut donc penser qu’il s’agit d’une représentation véhiculée et transmise. Or, on sait que l’école est le lieu par excellence des transmissions.

Notes
33.

Pour les sociologues Nizet et Hiernaux (1984), il s’agit plus précisément d’un décalage entre l’offre scolaire et le modèle culturel des élèves.