3-2- Le contexte scolaire, un lieu de transmissions

3-2-1- Le corps enseignant et ses représentations

La remarque introductive de Gosling (1992) résume les problématiques issues de l’école : « Quand les médias en France traitent du problème de l’école, deux thèmes sont fréquemment abordés : le malaise des enseignants et l’échec scolaire. Avec sans doute en toile de fond l’idée qu’il y a entre les deux une relation de cause à effet : si les élèves échouent, c’est peut-être que les enseignants ne font pas tout ce qu’il faut pour qu’ils réussissent. La question de la cause de l’échec scolaire, qui semble aller de soi, est ainsi souvent perçue par les enseignants comme une accusation implicite » (1992, p. 9).

Cette remarque nous semble applicable également à la problématique de l’ennui. En effet, les deux premiers remèdes face à l’ennui chez les lycéen-ne-s sont en lien direct avec les enseignants et les enseignantes, et plus précisément avec le fait qu’ils et elles soient plus passionné-e-s et plus aidant-e-s. Ces deux remarques font écho aux représentations issues du sens commun de cette profession. Dans un premier temps, il existe une représentation en termes de « vocation ». La seconde remarque est également en lien avec une représentation genrée de la profession, autour du maternage, encore plus vraie lorsque l’on est amené à enseigner en classe de primaire, en Cycle 1, et en classes de « maternelles », nous y reviendrons.

Lautier (2001) cite les recherches de Palmonari et Zani en Italie sur les représentations sociales du métier de psychologue, représentations fondées sur des oppositions : sociale vs individuelle et vocation vs profession. Il nous semble que nous retrouvons ces oppositions dans le métier d’enseignant. En effet, la première opposition citée peut être rapprochée de la pédagogie : à la fois dans une relation pédagogique sociale et groupale ; mais également individuelle. C’est ce que Gosling (1992) nomme « pédagogie pédocentrique vs pédagogie normative ». La « pédagogie pédocentrique » est définie par Mollo comme le fait de placer l’élève au centre des apprentissages (1970). La « pédagogie normative » repose sur un modèle de valeurs de la société, articulées autour de la relation assez figée « maître/élève ». On retrouve donc bien cette opposition social vs individuel.

La seconde opposition est en lien avec la profession et cette ambiguïté qu’être enseignant-e est à la fois une profession, mais demande également des particularités individuelles, des valeurs et des convictions personnelles (Postic, 1998), ainsi qu’une notion de « don » (Filloux, 1974). La recherche menée par Huberman (in Postic, 1998) met en évidence que les « motivations intrinsèques » poussant à devenir enseignant-e déclinent avec le temps, et cela le conduit souvent à une sorte de « crise existentielle », notamment autour des valeurs. Une des raisons de ce décalage est la question de la réussite de tous comme idéal, et la réalité de terrain, notamment par l’intermédiaire de la « reproduction sociale » par l’école34.

On observe donc chez les enseignants une position et un discours paradoxal, qui semble émaner de ces différentes oppositions. Pour Gosling, « [les enseignant-e-s] ont tendance à ne livrer aux personnes étrangères à l’institution (et même au corps enseignant à l’intérieur de l’institution) qu’un discours de façade masquant la profondeur de leur malaise au moyen d’attitudes autodéfensives ou au contraire accusatrices » (1992, p. 33). Proposer un discours « conforme » aux représentations véhiculées par la profession a été qualifié par Monteil de « polydoxie » ou par Abraham de « personnalité commerciale » (in Gosling, 1992). Ce discours met en évidence le décalage entre un discours attendu type des enseignant-e-s, et cette profession idéalisée confrontée au terrain (Gigling, 2001). Le cas de l’ennui nous paraît être très éclairant, et relevant du même processus. En effet, l’enseignant-e est communément désigné-e comme responsable de l’ennui dans sa classe, comme le résume déjà Filloux en 1974 : « Que les élèves baillent, s’ennuient, bâclent leur travail, tout cela est la charge de l’enseignant, tout cela relève d’un défaut, d’une faute personnelle, puisqu’aussi bien il est dans la nature des élèves d’être passifs et dépendants de leur leader pour leur réalisation personnelle » (p. 151).

Plus récemment, cette responsabilité est relayée par les médias qui « stigmatisent le rôle du professeur : on s’ennuie parce que les professeurs sont "mauvais", qu’ils ne sont pas capables de susciter la curiosité chez les élèves » (Vincent, 2003, p. 19).

Mais là encore, les enseignant-e-s se trouvent dans une injonction paradoxale : se conformer à la représentation communément admise du métier par passion, par vocation, qui exclut donc l’ennui. C’est ce que souligne cette enseignante : « … j’en suis très satisfaite ! parce que je m’ennuie pas ! je ne sais pas si dans cinq ans je m’ennuierai ou pas !... (petit rire)… mais si je m’ennuyais, je changerais de métier ! » (in Filloux, 1974, p. 20).

Une des problématiques de l’ennui au sein de l’école réside donc bien dans la profession même d’enseignant-e, mais aussi dans les représentations que véhiculent cette profession, qui a toujours eu un statut symbolique particulier. Ce métier ne permettrait pas de s’ennuyer, ou en tout cas, il ne serait pas accepté de dire que l’on s’ennuie dans cette profession, et pire que l’on ennuie ses élèves. La situation se complexifie encore, puisque les représentations sont également différentes à l’intérieur de la profession. Les représentations du métier d’enseignant ont un certain nombre de points communs dans sa définition au sens commun. Mais à l’intérieur de cette profession, on observe des divisions. C’est ce qu’ont mis en évidence les travaux de Gilly (1980), et plus récemment de Lautier (2001). D’abord selon le niveau scolaire dans lequel intervient l’enseignant-e, car il semble évident qu’être enseignant-e en maternelles ou au lycée est bien différent. D’abord en termes de formation, puisque les actuels Professeur-e-s des Ecoles suivent une formation que l’on peut qualifier de généraliste, à l’inverse des Professeur-e-s des Collège et Lycée, qui sont spécialistes d’une matière.

Dans leurs pratiques, il ne s’agit pas du même emploi du temps, au niveau présenciel. Il n’est donc pas étonnant d’observer des différences de représentations, à la fois dans leurs pratiques, mais également en fonction des matières dispensées, et leur position dans l’institution (voir Gilly, 1980 ; Lautier, 2001). Il existe donc une variable contextuelle.

On observe également une variable d’ordre positionnel, dans la féminisation de la profession. Léger (1983) avait déjà noté il y a 25 ans les différences hommes/femmes dans l’Education Nationale : pour les hommes, le statut d’enseignant permet une promotion sociale. C’est moins le cas chez les femmes, plutôt issues de couches sociales dites aisées35, qui se dirigeraient vers ces professions qui seraient plus : « conciliables avec la condition féminine » (Chapoulie et Mellié, in Léger, 1983 p. 61). Actuellement, les derniers chiffres montrent une très forte féminisation de la profession, qui met donc en évidence que cette représentation demeure assez stable. La représentation des femmes dans l’Education Nationale au 1er janvier 2007 est la suivante : 81% en maternelle et en primaire ; 57% en second degré ; 40% comme maîtresse de conférence des universités, et 8% de professeures des universités. Filliod (2001) fait référence à un « taux de masculinisation fort peu élevé » pour décrire ce qu’il qualifie de « mutation » dans l’Education Nationale. On observe également au sein de cette profession une différenciation genrée des matières scolaires : les femmes sont plus représentées en lettres, langues vivantes, et les hommes dans les matières scientifiques (Filliod, 2001), et également du niveau d’intervention comme nous venons de le constater. Le fait de la faible représentation des femmes aux postes les plus élevés, comme c’est le cas dans l’Education Nationale, est nommé le « plafond de verre ». Le paradoxe le plus grand est que de manière générale, les filles ont de meilleurs résultats que les garçons, et ce tout au long de leur scolarité. Il y a donc bien une transmission des représentations, qui entre autres se fait par l’intermédiaire de l’école, et donc également du corps enseignant.

Notes
34.

Pour une revue de question sociologique à ce sujet, voir Postic (1998).

35.

Pour une revue de question détaillée voir Léger (1983).