3-2-2- Les grands systèmes d’oppositions dans le champ éducatif

Nous connaissons tous depuis de nombreuses années l’influence qu’une ou un enseignant a sur ses élèves, à commencer par les recherches princeps en contexte éducatif de « l’effet Pygmalion » (Rosenthal et Jacobson, 1968). Même si cette recherche a été critiquée et relativisée (Bressoux et Pansu, 2003), notamment du fait d’un certain nombre de biais méthodologiques (Gilly, 1980), elle n’en reste pas moins une sorte de point de référence pour mettre en évidence les interactions et les attentes entre les enseignant-e-s et les élèves. Une des représentations différenciées dans le corps enseignant, la plus précoce et la plus ancrée de manière générale dans nos sociétés, est la différenciation entre les élèves filles et garçons. Dans le domaine éducatif cette différenciation peut se résumer par le fort stéréotype des filles littéraires et des garçons scientifiques. Tous les travaux à ce sujet illustrent parfaitement à la fois la façon dont les enseignant-e-s véhiculent de façon consciente ou non leurs représentations (représentations conformes à une certaine norme sociale) ; et également à quel point les élèves sont sensibles aux phénomènes psychosociaux, à la manière dont on les pense (c’est-à-dire les représentations des enseignant-es), et dont ils se pensent (ou comment ils intègrent ces représentations).

De nombreuses études décrivent ce processus de catégorisation précoce, qui structure nos cultures, thêma si l’on se réfère au champ des représentations sociales permettant une catégorisation et une organisation de notre environnement (Flament et Rouquette, 2003 ; Héritier, 1996 ; Marková, 2002 ; 2007 ; Seca, 2002). Au même titre que les travaux sociologiques ont pu mettre en évidence une reproduction de la société par l’école (Bourdieu, 1998 ; Bourdieu et Passeron, 1964 ; 1970), on observe une construction et une transmission précoce des représentations sociales d’être fille ou garçon (Duveen et Lloyd, 1990 ; Leman et Duveen, 1999). Ces représentations genrées36 vont ensuite avoir des répercussions notamment dans l’orientation scolaire à tous les niveaux (Baudelot et Establet, 1992 ; Duru-Bellat, 2004 ; Guimond et Roussel, 2002 ; Mosconi, 1994), mais aussi dans l’ouverture et le choix de carrière. Comme le souligne Zaidman (2001) « les "filles" sont qualifiées dans trente métiers au lieu de 300 pour les garçons, et […] les femmes sont les principales victimes de la précarisation de l’emploi » (p. 11). Cela pouvant conduire également à des comportements de discrimination, tels que le sexisme (Guimond, 2004).

On trouve également une déclinaison en termes d’oppositions et de regroupement de traits caractéristiques relatifs aux garçons et aux filles, et ce de façon très précoce. Nous faisons référence ici aux Théories Implicites de la Personnalité ou théories naïves (Leyens, 1983). Les traits communément attribués aux femmes sont : la douceur, l’émotivité et le manque de contrôle ; chez les hommes, les traits sont la dureté, la rationnalité et le contrôle (Ashmore, in Morin, 1992). Nous mettons en place un système de catégorisation et de différenciation entre les filles et les garçons dès le plus jeune âge : « les garçons sont grands, ont les traits marqués, alors que les filles sont petites, belles, mignonnes, gentilles, et ont les traits fins » (Rubin, Provenzano et Luria, in Rouyer et Zaouche-Gardon, 2006, pp.28-29). Lautier (2001) cite les travaux de Duru-Bellat (2004) : une plus grande autonomie chez les garçons, et un plus grand altruisme chez les filles. Dès l’école maternelle, les filles sont définies, parmi un certain nombre de traits, comme plus responsables et plus motivées (Potvin, Paradis et Pouliot, 2000), et les enfants vont très vite s’attribuer ces différents traits (Durand-Delvigne, 1990). C’est aussi ce que souligne Dafflon-Novelle (2006) : « le sexe est, avec l’âge, les deux premières catégories sociales utilisées par les enfants pour comprendre le monde qui les entoure » (p. 11). Il y a donc une construction et une transmission des représentations sociales du genre chez les enfants (Duveen et Lloyd, 1990), par exemple par le biais de la littérature de jeunesse (Ferrez et Dafflon-Novelle, 2003) et les représentations des filles et des garçons dans les encyclopédies pour enfants sur le corps humain (Detrez, 2005), les jouets proposés (Baerlocher, 2006 ; Tap, 1985 ; Golay, 2006), ou encore la manière dont les femmes et les hommes sont présents dans les manuels scolaires (Rignault et Richert, 1997).

Une des conséquences concrète est un comportement différencié de la part des enseignant-e-s, d’abord en termes d’interactions dans la classe. Houel (2001) résume les propos de Zaidman en évoquant par exemple « comment les enseignants mettent en oeuvre des stratégies qui vont utiliser la différence des sexes en instrumentalisant les filles pour maintenir l’ordre dans la classe » (p. 8), mais également dans la distribution de la parole etc…37. Les traits communément associés dans le champ éducatif pourraient êtres résumés par : garçon/ rationalité/ sciences, et fille/ relationnel/ langage. On constate en tous cas une représentation associant les garçons aux matières scientifiques et aux mathématiques (Duru-Bellat, 2004) et les filles aux matières littéraires. Et les élèves adhèrent très rapidement à ces représentations, en les intégrant notamment en terme de représentation de soi dans le champ éducatif, et de stratégie identitaire. Le titre de l’article de Nosek, Banaji et Greenwald (2002) résume bien les conséquences de ces représentations : Math = Male, Me = Female, Therefore Math # Me. Dès les classes de primaires, les petites filles se pensent moins compétentes en mathématiques, alors que leurs résultats scolaires ne vont pas dans ce sens (Jarlegan, 1999) ; à l’inverse, les garçons, alors qu’ils ont de moins bons résultats, disent aimer les mathématiques (Baudelot, 1991, in Duru-Bellat, 2004). Les élèves, garçons et filles, pensent également dès le primaire, que les filles sont meilleures en lecture que les garçons (Lumis, in Cartron et Winnykamen, 2004).

Nous constatons donc qu’il existe des sortes de « territoires » au sein des matières scolaires basés sur ce système d’oppositions, avec d’un côté les matières scientifiques, assimilées actuellement dans la hiérarchie des matières scolaires comme prestigieuses et facteur de réussite (Lieury et Fenouillet, 2006 ; Monteil, 1988), encore appelés à « forte valence scolaire » (Mugny et Carugati, 1985) ; et de l’autre, des matières à moins forts enjeux. D’après Huguet (in Morin, 1997) la hiérarchisation des matières scolaires suit l’ordre suivant : les mathématiques, ensuite le français, puis l’histoire, la géographie et la chimie de manière intermédiaire, et enfin la technologie, la musique et les arts plastiques en bas de cette hiérarchisation. Cela a été mis en évidence par la manipulation de l’habillage de la tâche, et notamment dans une tâche présentée comme mathématique ou géométrie vs arts plastiques ou jeu (Chambon, 1990 ; Morin, 1992 ; 1997 ; 2001 ; Morin et Ferrière, 2008). On retrouve ces représentations différenciées dans les orientations professionnelles : « les sciences et les techniques sont territoire masculin ; les lettres, les beaux-arts, les relations aux autres, les savoirs tertiaires, territoire féminin » (Toczek, 2006, p. 106). Ces orientations deviennent alors conformes à la reproduction sociale des rôles dans le monde du travail.

Ces effets de contextes sont croisés avec un certain nombre d’autres variables. Par exemple la position qu’occupe un ou une élève dans la classe (bon-ne vs mauvais-e), et plus particulièrement selon la visibilité de l’élève38 ; mais aussi en fonction du sexe de l’élève, comme le résume Morin (1997) : « L’école est le lieu de confrontation entre groupes de sexe, convertie en réussite dans les matières appropriées à son sexe » (p. 64). Cela est renforcé par d’autres aspects contextuels, comme la compétition et la coopération, les filles étant plus encouragées vers la coopération et les garçons vers la compétition (Zaidman, 2001). Or le contexte scolaire de mixité tend plutôt à provoquer la compétition, ce qui ne privilégie donc pas les filles, en occasionnant une différence entre le groupe dominant des garçons et le groupe dominé des filles (Durand-Delvigne et Duru-Bellat, 1998 ; Hurtig et Pichevin, 1985 ; Lorenzi-Cioldi, 1994). Les filles souffrant bien souvent de ce que l’on peut nommer une « mauvaise réputation », comme nous allons le voir, et qui d’après Toczek (in Foulin et Toczek, 2006) pourrait se résumer au milieu, au genre et aux ethnies. Ces croisements de différentes variables peuvent alors conduire à ce type de raisonnement : la réussite des garçons en mathématiques est imputable à leur compétence, alors que chez les filles il est fait référence à la chance (Deaux et Emswiller, 1974 ; Guimond et Roussel, 2002), car on observe que les mathématiques et plus largement les sciences dépendent des traits typiques issus de la sphère masculine. C’est donc ce qui pourrait amener les élèves garçons à associer les matières dites « féminines » à des matières ennuyeuses car moins investies d’enjeux sociaux, et les matières « masculines » difficiles par les filles (Archer et Macrae, 1991).

Notes
36.

Nous faisons référence au long de cette étude aux notions de sexe et genre. On différencie communément le sexe comme une donnée biologique, et le genre comme une construction sociale (Stoller, 1978). Suite aux recherches de Bem, on distingue un « schéma de genre », permettant une orientation des conduites de l’individu (Morin, 1992). Ce « schéma de genre » met en évidence l’importance de soi et d’autrui : « Le sexe marque une appartenance groupale située dans une hiérarchie sociale, alors que le genre en est le produit sociocognitif : le sexe est le moyen de catégorisation, le genre un contenu représentationnel et attributif » (Durand-Delvigne, 1990, p. 170). Les élèves sont dépendant-e-s des feed-back de l’environnement, et dans la classe ce sont particulièrement les enseignant-es- qui produisent des feed-back. Durant toute cette étude, nous distinguerons le genre comme donnée sociale, avec toutes les représentations sociales qu’il véhicule ; et le sexe comme variable, c’est-à-dire que nous partons du présuppose que les enseignant-e-s, lorsqu’ils ou elles évoquent des élèves (réels ou fictifs), se réfèrent à des indices « visuels » d’ordre biologique pour y associer ensuite des stéréotypes genrés.

37.

Pour une revue de question détaillée, voir Duru-Bellat (2004).

38.

Pour une revue détaillée voir Monteil et Huguet (2002).