3-2-3- Expliquer et donner du sens : les attributions causales

Dans le champ des représentations sociales, on trouve un certain nombre de travaux traitant de la réussite et l’échec scolaire, ainsi que de la notion d’intelligence. On observe une similitude des processus dégagés dans la transmission des représentations sociales du genre dans l’école. Ces notions nous renvoient à tout un champ de la psychologie sociale autour de l’attribution causale. Heider, en 1958, s’est intéressé à cette notion d’attribution issue du sens commun, et permettant de comprendre et expliquer son environnement. Pour une vision très simplifiée39, nous retiendrons qu’une première distinction est réalisée par ce dernier, entre des attributions personnelles, dispositionnelles ou internes (capacité, motivation) ; et des attributions impersonnelles, situationnelles ou externes (situation, environnement). Comme le précise Gosling (1992), cette distinction ne rend pas complètement compte des explications au quotidien.

Weiner (1979) s’est lui penché, au niveau de l’attribution, sur la façon dont les individus s’attribuent ou non leurs réussites et leurs échecs, et notamment au niveau scolaire. Il distingue trois dimensions de causes qui peuvent être invoquées face à un succès ou un échec : le lien de la cause  (attribution de ses performances à des causes internes ou externes) ; la stabilité (permanence ou non dans le temps) ; le contrôle (est-ce contrôlable ou non par l’individu).

Tableau 2 : « Les causes et les dimensions attributionnelles » (in Viau, 2007, p. 67)
  Interne Externe
Stable Modifiable Stable Modifiable
Contrôlable


Incontrôlable
Stratégies d’apprentissages Effort Programme scolaire Perception de l’enseignant

Aptitudes intellectuelles

Maladie

Niveau de difficulté d’une activité

Humeur de l’enseignant

Nous reviendrons sur ces systèmes d’attribution, mais nous pouvons noter dès maintenant que ce système n’est pas figé comme le précise Gosling (1992) avec l’exemple de la capacité : « la capacité peut être décomposée en capacité à court terme (difficilement modifiable) et capacité à long terme (facilement modifiable) » (p. 42). Mais l’attribution causale la plus courante dans le domaine est l’intelligence, qui propose alors un système d’explication figé de la réussite ou de l’échec scolaire.

Les recherches de Mugny et Carugati (1985) ont mis en évidence un lien entre réussite scolaire et intelligence en termes de représentations. D’après Constans, Léonardis et Fillias (2003), le modèle prototypique d’un individu estimé intelligent est qu’il possède : « une aptitude à résoudre des problèmes (renvoyant à un modèle logico-mathématiques), une habilité verbale (réunissant des comportements tels que "parler sans chercher ses mots", "écrire sans difficultés") et une compétence sociale (désignant des qualités humaines et relationnelles) […] Ainsi l’image de l’enfant intelligent se confond peu ou prou avec celle du bon élève qui en constitue le prototype imaginaire » (p. 10).

Ce constat propose une explication des représentations dans le champ éducatif, d’autant plus pertinent que la première caractéristique concerne plutôt les compétences scolaires scientifiques, avec une forte valence sociale. Les enseignant-e-s, mais également les parents et les élèves, afin de définir l’intelligence, font référence aux résultats scolaires.

Comme le résume Gosling, nous retiendrons également de cette étude que : « les enseignants en exercice font plus de réponses conformes à l’idéologie du don, ce que les auteurs interprètent comme une attribution de l’échec à des caractéristiques des élèves sur lesquelles les enseignants n’ont pas prise » (1992, p. 35). Cette idéologie du don est encore plus forte chez les enseignant-e-s qui sont également parents d’élèves (Mugny et Carugati, 1985). L’intelligence a toujours tenu une place particulière dans le champ éducatif et la psychologie. On pense notamment à Binet et la quantification normative avec le test de QI, mais aussi Piaget et la construction de l’intelligence, ainsi que les multiples travaux afin de dégager une ou plusieurs intelligences (Grégoire, 2006). Il n’existe actuellement pas de consensus (Sternberg, 2000, in Croizet et Neuville, 2004), mais le fait que les représentations sociales de l’intelligence soient variables et transmises, interroge surtout la question de l’inné et de l’acquis, ainsi que « l’idéologie du don » (Bourdieu, et Passeron, 1964). En effet, en se référant aux travaux sur l’attribution causale, que ce soit en situation de réussite ou d’échec, penser l’intelligence comme un don, c’est-à-dire comme une donnée stable et non contrôlable, déplace les préoccupations des élèves pour l’apprentissage vers la réussite scolaire uniquement (Croizet et Neuville, 2004). Ces représentations dites essentialistes vont justifier des positions d’ordre groupales et sociales : « L’essentialisme justifie le traitement inégal que subissent les membres des groupes subordonnés. Il consolide l’inégalité sociale en l’ajustant à la nature, mieux, en la faisant découler de la nature » (Lorenzi-Cioldi, 2002, p. 37).

Or on sait combien les données neurobiologiques, même démontrées comme fausses, restent ancrées dans les croyances innéistes des différences. Par exemple, dans la recherche de Constans et al (2003), un des facteurs des représentations sociales de l’intelligence chez les filles par leurs mères : « […] s’organise autour d’une conception innéiste et naturalisante de l’intelligence. Considérée comme un don pouvant se révéler dans des caractères anatomiques (« mesures crâniennes »), l’intelligence serait le produit de données biologiques et héréditaires fixées dès la naissance qui expliqueraient l’existence de différences précoces », et de compléter : « Toutefois, ce capital intellectuel semble pouvoir s’optimiser, le père étant présenté, au sein de la cellule familiale, comme jouant le rôle le plus important dans le développement de l’intelligence de l’enfant » (p. 14).

La justification en termes de boîte crânienne est issue des travaux en crânométrie de Brocca, datant du XIXème siècle, dont les hypothèses entre taille du cerveau et intelligence ont été invalidées (Gould, 1997), et pourtant toujours sollicitées (Vidal, 2006 ; Vidal et Benoit-Browaeys, 2005). La remarque concernant le père renvoie à une conception essentialiste du don et de l’inné, en réalisant une distinction entre les hommes et les femmes. Nous pouvons également noter que toujours selon Constans et al. (2003), les représentations sociales de l’intelligence varient en fonction de l’appartenance socio-culturelle, c’es-à-dire que plus les mères appartiennent à des milieux sociaux défavorisés, plus elles font référence à des représentations innéistes, qui sont transmises et adoptées par leurs filles adolescentes.

Dans le champ scolaire, on sait que des processus comme la stigmatisation ou la mauvaise réputation (Croizet, Désert, Dutrévis et Leyens, 2003 ; Croizet et Leyens, 2003 ; Dutrévis, 2004, in Foulin et Toczek, 2006) sont extrêmement forts dans la construction de l’élève. Les croyances les plus véhiculées dans l’école, comme nous l’avons déjà souligné, sont pour Croizet et Neuville (2004) que : « Les filles sont réputées moins douées que les garçons pour les sciences et les mathématiques. De la même manière, les élèves issus d’un milieu modeste ont la réputation d’être moins doués, moins intelligents, que les autres » (p. 64). L’intelligence dans la classe, mis en lien avec la réussite scolaire, comme nous l’avons évoqué, renvoie à un autre type de représentations, autour de l’élève que l’on pourrait qualifier d’idéal, ou de prototypique. D’abord, comme le démontre Gosling (1992) dans son étude de la responsabilité de l’échec scolaire, il n’y a pas de correspondance entre les justifications de l’échec ou de la réussite scolaire. C’est-à-dire que l’échec ne se pense pas pour les enseignant-e-s comme l’inverse de la réussite scolaire. En réalité « l’élève est perçu d’abord à partir de l’échec, du manque » (Lautier, 2001).

Figure 5 : Diagramme illustrant les oppositions réussite et échec scolaire (
Figure 5 : Diagramme illustrant les oppositions réussite et échec scolaire (in Gosling, 1992)

Les enseignant-e-s fournissent une réponse pédagogique face à l’explication de la réussite scolaire, et une réponse idéologique face à l’échec scolaire. Ils et elles peuvent donc intervenir dans le cas de la réussite scolaire moyenne d’un ou une élève, mais pas en cas d’échec puisque cela dépend de l’élève ou la société ; ni en cas de réussite extrême, que l’on peut rapprocher de l’idéologie du don, qui échappe aussi aux enseignant-e-s. Cette représentation de l’élève moyen-ne comme élève type est conforme aux travaux de Perrenoud et de la notion de « métier d’élève » (2004). Il distingue le « curriculum formel » et le « curriculum réel » : « Le curriculum formel [étant] est une image de la culture digne d’être transmise, avec le découpage, la codification, la mise en forme correspondant à cette intention didactique ; le curriculum réel est un ensemble d’expériences, de tâches, d’activités qui engendrent ou sont censées engendrer des apprentissages » (p. 43). Il évoque également l’existence d’un curriculum qui serait caché : « la notion de curriculum caché, dans son sens strict, se réfère aux conditions et aux routines de la vie scolaire qui engendrent régulièrement des apprentissages méconnus, étrangers à ceux que l’école sait et déclare vouloir favoriser » (p. 48). Nous pouvons également noter que pour Durand-Delvigne et Duru-Bellat (1998), le fait d’être un-e bon-ne ou un-e mauvais-e élève en référence à l’intelligence, mais également les notions de masculin et féminin, et enfin les représentations sexuées des matières scolaires sont trois facteurs qui appartiennent à ce curriculum caché.

Perrenoud reprend les travaux de Jackson dans Life in Classroms en 1968, répertoriant sept « routines scolaires ». Pour résumer il s’agit de l’apprentissage dans une foule, mais également dans un groupe restreint, se prêter à l’évaluation d’autrui, satisfaire les attentes, apprendre à vivre dans une société hiérarchisée, contrôler ou influencer le rythme de travail, et apprendre à attendre. Précisément, l’une des routines de classe à acquérir est d’apprendre : « à tuer le temps, à attendre, à s’accoutumer à l’ennui et à la passivité comme une composante inévitable de la vie en classe. En un mot on apprend la patience, et le désinvestissement qu’elle suppose d’attendre parce qu’on s’accoutume à ne plus former, en classe, de projets dont la réalisation ne souffrirait aucun délai » (Perrenoud, 2004, p. 49).

Leloup (2003), en analysant également ces notions de curriculum, positionne l’ennui scolaire comme un décalage entre le « curriculum réel » et les désirs qu’ont les élèves, désirs qui eux appartiennent au « curriculum réel ». On peut alors penser que l’ennui est inhérent à l’école, ou en tout cas est une des attentes de l’école. Or, un certain nombre de recherches ont mis en évidence que les élèves qualifiés de « bons » ou « bonnes » élèves ne sont pas comme nous l’avons vu les « meilleur-e-s » élèves, mais plutôt les plus conformistes par rapport au système scolaire (Gilly, 1969). Duru-Bellat (2004) souligne que les filles s’adaptent beaucoup mieux à ce « métier d’élève », et se conforment plus aux attentes des enseignants et du système éducatif en général. C’est également ce qui ressort de l’étude de Gosling, (1992), où « la fille est le prototype de la réussite scolaire » (p. 145). Dans la mesure où « traditionnellement, un "bon" élève est un élève "motivé" » (Leloup, 2003, p.105), on peut se demander si l’ennui ne serait pas l’inverse de la motivation.

Notes
39.

Pour une revue de question complète voir Dompnier (2006).