3-3-2- Entre se conformer et se différencier dans le contexte scolaire

Nous avons évoqué précédemment la théorie de l’attribution, comme système de compréhension de son environnement, à l’école, pour trouver des arguments justifiant la réussite ou l’échec scolaire, les causalités sollicitées étant soit internes soit externes. Mais il faut noter que l’on observe une tendance à valoriser l’internalité par « l’erreur fondamentale » (développée par Ross). Deschamps et Beauvois (1999) distinguent quatre grandes interprétations de cette « erreur fondamentale »40. Contexualisé dans l’école, le biais d’auto-complaisance est la tendance à attribuer nos réussites à nous-mêmes, et donc à fournir des justifications internes ; et en situation d’échec à se dégager en invoquant des justifications externes.

Le tableau récapitulant les causes et dimensions attributionnelles de Viau (2007), qui propose une typologie des arguments fréquemment sollicités, selon cette internalité et cette externalité de la responsabilité, permet de distinguer cette tendance à internaliser ses réussites et faire porter le poids de ses échecs sur autrui (comme l’humeur de l’enseignant). Si l’on reprend ce tableau et que l’on inclut l’ennui, comme il est évoqué en contexte éducatif, nous pouvons proposer l’adaptation suivante afin de le situer41 :

Tableau 3 : Manifestations et attributions de l’ennui en contexte scolaire (adaptation du tableau de Viau « Les causes et les dimensions attributionnelles »)
  Interne Externe
Stable Modifiable Stable Modifiable
Contrôlable


Incontrôlable
Cours magistraux, apprentissage pas coeur
Effort
Sens, intérêt des apprentissages Préférence de l’enseignant-e pour certains élèves
Surdoué (en avance) ; en retard (en échec)
Adolescence

Exercice trop difficile

Humeur de l’enseignant-e

Si l’on détaille ce tableau, on s’aperçoit que l’ennui peut être sollicité dans pratiquement tous les types d’attributions. Il est sollicité lorsque les stratégies d’apprentissage ne sont pas adaptées, c’est ce que formulent par exemple les lycéen-nes lors de la consultation de 1998, lorsqu’ils évoquent l’ennui dans l’apprentissage par cœur. L’ennui est donc une attribution interne, stable et contrôlable. Il est sollicité en cas de réussite scolaire (dans le cas d’élèves « surdoué-es ») ou de mauvais résultats et d’échec scolaire, ce qui renvoie aux représentations essentialistes de l’intelligence, donc l’ennui est également interne, stable et incontrôlable.

En « étirant » l’ennui, on pourrait dire qu’il s’agit d’une « maladie de l’adolescence », invoquée en contexte scolaire, ce qui le rendrait alors interne, modifiable et incontrôlable. Dans le cas de l’effort, on peut également situer l’ennui comme interne, modifiable et contrôlable (on pense dans ce cas à l’ennui envisagé comme une routine inhérente au déroulement de la classe).

En parallèle, il est sollicité comme externe, stable et contrôlable avec les programmes scolaires et notamment la question du sens des apprentissages ; ou incontrôlable car trop difficile donc provoquant un désengagement dans la tâche. Il est aussi invoqué comme cause externe modifiable et contrôlable ou non lorsqu’il est fait référence à l’enseignant. On observe clairement la dialogie et l’ambiguïté véhiculée par l’ennui lorsqu’il est évoqué pour justifier des situations scolaires. On peut cependant noter que lorsqu’il s’agit de causes externes, cela correspond plutôt aux discours que pourraient tenir les élèves ; et concernant les causes internes, plutôt des causes sollicitées par les enseignant-e-s. Cette tendance semble conforme au « biais d’auto-complaisance ».

Mais nous retiendrons de ce tableau que la particularité et la spécificité de l’ennui, lorsqu’il est sollicité comme justification, est qu’il est à la fois interne et externe, contrôlable ou non, et stable ou modifiable. Les facteurs de variations sont alors d’ordre positionnel, comme le fait d’être bon-ne ou mauvais-e élève, et contextuel.

La psychologie sociale propose un autre éclairage, que l’on pourrait qualifier de stratégique, tout comme le fait de solliciter l’ennui en termes d’attribution interne ou externe, stable ou non etc. Ces stratégies sont bien souvent renforcées par les différentes représentations sociales véhiculées au sein du système éducatif (dont l’intelligence et le genre que nous avons évoqués) qui renvoient toutes les deux, combinées ensemble, à la position qu’un ou une élève occupe. Nous avons fait référence, par l’intermédiaire des différentes recherches présentées, aux notions de groupe et d’identité (Tajfel et Turner, 1986) qui s’activent particulièrement, et notamment par la catégorisation et la comparaison sociale (Festinger, 1954). Nous retiendrons, succinctement, que l’individu se compare à un autre groupe que le sien, pour s’évaluer et s’auto-évaluer, mais également à l’intérieur de son propre groupe. C’est ce qu’a développé Codol (1975 ; 1979) avec l’« effet P.I.P. » (Primus Inter Pares) : non seulement l’individu appartenant à un groupe adhère à ses normes (notamment dans la comparaison entre groupes), mais il cherche en parallèle à se distinguer des autres dans le groupe. Il résume l’effet P.I.P. comme : « […] le conflit entre l’affirmation et la nécessité collective ; entre la recherche d’une identité personnelle et la recherche d’une identité collective ; entre ce qu’il constitue tout à la fois la différence individuelle et la similitude à autrui ; entre la visibilité sociale et la conformité ; en bref entre l’individu et le groupe » (Codol, 1979, p. 424)

Il s’agit donc d’une stratégie individuelle et groupale permettant de concilier à la fois la conformité au groupe et la différence d’avec autrui à l’intérieur du groupe, en s’estimant le plus représentatif de la norme saillante du groupe, d’où le « premier d’entre les pairs » (Codol, 1975 ; 1979 ; 1984).

Il note que dans le cas de groupes qui sont estimés défavorisés, comme les groupes agrégats définis par Lorenzi-Cioldi (1986), les individus vont plutôt avoir tendance à valoriser leurs similitudes que leurs différences : « Construire une valorisation favorable pour son propre groupe, établir d’autres critères de valorisation sont des stratégies d’originalité qui sont plus le fait de groupes défavorisées que de groupes favorisés » (Morin, 1992).

En effet, nous pouvons distinguer deux grands types de groupes au sein du système éducatif. D’abord selon la réussite scolaire ou non, et selon le sexe de l’élève. On retrouve dans ces distinctions des enjeux de pouvoir, avec d’un côté les groupes « collection », c’est-à-dire à prestige social fort et qui seraient : être un garçon et être en réussite scolaire ; et les groupes « agrégat » : être fille et être en échec scolaire. On peut donc imaginer que les élèves « cumulant » les deux groupes collection (garçon en réussite scolaire), auraient alors plus de facilité à valoriser leurs différences (Codol, 1986), inversement avec un cumul des groupes agrégats.

L’ennui pourrait donc permettre, selon la position qu’occupe un-e élève dans la classe, de justifier des positions extrêmes et opposées. En effet, l’élève comprend très vite dans l’institution scolaire les enjeux d’apprendre son « métier d’élève », et de se conformer à un certain nombre d’attentes implicites et explicites comme nous l’avons longuement évoqué. Il est tout à fait évident qu’être considéré comme en échec scolaire est difficile à vivre.

Mais la manière dont se perçoit un ou une élève, comme nous l’avons aussi développé, est dépendante de facteurs croisés, et notamment d’ordre groupaux. Comme le résume Martinot (2006) : « […] lorsqu’il constate qu’un ou plusieurs autres élèves ont mieux réussi que lui à un examen ou un exercice, l’élève est placé en situation de comparaison ascendante, souvent douloureuse pour son estime de soi. […] Une bonne façon pour ne pas souffrir de ces comparaisons ascendantes consiste à considérer les élèves qui réussissent mieux que soi comme des personnes sans intérêt pour soi » (p. 29).L’auteure développe six types de stratégies qu’elle nomme « conduites auto-protectrices », permettant aux élèves de se protéger de l’échec, et des comparaisons désaventageuses. Ces stratégies d’auto-protection concernent principalement les élèves qui se trouvent en difficulté scolaire, en termes de protection contre l’échec ou de comparaisons peu avantageuses. Nous sommes assez proche du concept d’attribution causale, dans la mesure où l’élève tente, à travers un certain nombre de stratégies, d’opter pour celle qui le protégera de la façon la plus efficace, et donc qui sera la plus crédible en termes d’explication. Les bénéfices mis en évidence sont de se protéger de l’échec scolaire, globalement en se détachant (biais d’auto-complaisance et désidentification) ; ou en faisant varier les comparaisons avec autrui.

L’ennui peut donc dans ces conditions être invoqué comme stratégie d’auto-protection face à l’échec, car il permet à l’élève de « sauver la face » (Dubet et Martucelli, 1996, in Leloup, 2003). Il peut alors devenir un argument de « désidentification » ou d’ « auto-handicap » (Martinot, 2004). Leloup (2003) remarque que : « l’échec scolaire permet à certains élèves de s’adapter, aussi invraisemblable que cela puisse paraître à première vue. » (p. 128), elle évoque à travers la sollicitation de l’ennui une « stratégie de distinction ».

Il est important de noter qu’il existe une variable dépendant de l’âge. En effet, on retrouve en psychologie de l’enfant un certain consensus selon les orientations théoriques. Que ce soit dans les théories piagetiennes autour du concept d’égocentrisme, ou les théories issues de l’apprentissage social de Bandura, le point commun est la question de la comparaison à autrui. C’est également ce que met en évidence Martinot (2004) concernant les auto-descriptions prototypiques. Elle estime que : « A partir de la fin de l’enfance (en moyenne dès 8 ans), le soi miroir est en place et les réactions des autres sont intériorisées par l’enfant et lui indiquent qui il est. À partir de cet âge-là les enfants utilisent également les autres pour se définir en se comparant à eux » (p. 89).

L’âge est donc une des conditions pour la mise en place de comportements stratégiques, puisque l’enfant a alors conscience qu’on le juge, par rapport à une certaine image idéale, et que l’on réalise une comparaison entre pairs. On retrouve bien l’importance du groupe, et surtout de l’appartenance à un groupe au sein du groupe classe et de l’institution scolaire. D’anciens travaux ont déjà mis en évidence ce phénomène de protection de soi, notamment en situation d’infériorité, qui permettent alors une incomparabilité (Lemaine, 1966 ; 1974). Comme le précise Codol (1979), les travaux de Lemaine s’inscrivent dans une dynamique issue de la sociologie durkheimienne, dépendant de la compétition et le sentiment d’infériorité. Ces problématiques, inscrites dans le champ éducatif sont, nous l’avons souligné, particulièrement saillantes.

Si l’on distingue les groupes agrégats (échec scolaire) des groupes collections (réussite scolaire), nous constatons que l’ennui peut être sollicité dans les deux catégorisations. En effet, tout comme il peut être interne/externe, stable/instable, contrôlable/incontrôlable, il est sollicité en cas d’échec scolaire mais également de réussite scolaire, donc par les groupes collections et agrégats dans le système éducatif. Cela pourrait s’expliquer dans la mesure où l’élève « modèle » est plutôt un ou une élève « moyen-ne » (Gosling, 1992). L’ennui serait alors utilisé par des élèves se détachant de la « distribution normale », qui est la référence normative (Carugati et Selleri, 2000), donc comme justification de l’écart à la norme.

L’ennui peut donc être utilisé comme stratégie que l’élève met en place lorsqu’il est mis en position de comparaison. De manière plus générale, le choix des élèves se fait alors entre se conformer et se différencier, en fonction des représentations croisées véhiculées au sein de l’école, tout en se protégeant. Il s’agit donc d’un système d’explications sollicité si l’on se réfère aux travaux de Doise (1982), à tous les niveaux auxquels se réfère la psychologie sociale.

Notes
40.

Ils distinguent d’abord la question de la maîtrise de son environnement, renvoyant notamment à la notion de contrôle, et inversement de résignation acquise de Seligman. Ensuite, la croyance en un monde juste développée par Lerner, autour du mérite. La troisième interprétation est issue des modèles culturels dominants, en privilégiant notamment des facteurs internes. Enfin, la dernière est en « lien avec une norme très générale des sociétés libérales, la "norme d’internalité", qui pousse les gens les mieux insérés dans les sociétés libérales à attribuer de la valeur aux explications (et a fortiori aux gens) qui accentuent le poids causal des acteurs. Cette norme trouve son origine dans les pratiques évaluatives internalisantes associées à l’exercice libéral du pouvoir » (p. 109 ; pour revue de question voir Dompnier, 2006).

41.

Il ne s’agit pas de proposer un tableau figé de l’ennui. D’abord parce que nous avons constaté qu’une des spécificité de l’ennui est son caractère polymorphe et protéiforme. De plus, en reprennant le tableau de Viau (2007), ce dernier le précise d’emblée : « Certaines causes sont plus difficiles à classifier que d’autres. Par exemple, contrairement à ce qui est indiqué dans le tableau, on peut juger que les stratégies d’apprentissage ne sont pas des causes stables, mais plutôt des causes modifiables. On peut également percevoir le programme scolaire comme une cause incontrôlable plutôt que contrôlable » (p. 67).