3-3-3- Problématique et hypothèses de travail

Le champ des représentations sociales permet de « penser et d’étudier l’articulation entre dynamiques cognitives et psychologiques et situations relationnelles et sociales » (Apostolidis, 2006), ce qui semble bien être l’enjeu de l’utilisation de l’ennui. L’objet de cette recherche n’est pas « d’enfermer » l’ennui dans un cadre théorique, et nous pensons d’ailleurs que ce n’est pas réalisable au regard du nombre d’études et de la variété des champs théoriques qui se sont penchés sur cet objet de recherche. Nous considérons plutôt que le phénomène de l’ennui, dans le contexte spécifique qu’est le champ éducatif, avec tous les enjeux qu’il véhicule, est à considérer comme significatif d’une crise, puisque nous avons mis en évidence qu’il s’agit bien du point commun des apparitions et théorisations de l’ennui (Huguet, 1984 ; 1987). Le constat princeps de cette recherche est son évocation récurrente dans le sens commun, mais également comme argument très ambivalent dans le champ éducatif, car contextuel et positionnel. Le second constat porte sur la transmission de ces représentations ambiguës dans le champ éducatif.

Face à cette complexité, il nous semble important d’adopter une démarche plutôt descriptive et discursive, tant sur le plan théorique, comme nous l’avons fait en termes de raisonnement, que sur le plan méthodologique, en termes linguistiques, dans le recueil et l’analyse des données. Afin de que cette démarche soit la plus valide et la plus rigoureuse, nous faisons appel à la triangulation, à la fois dans une visée épistémologique mais aussi méthodologique. Si l’on se réfère aux travaux de Denzin (1978, in Apostolidis, 2006), nous pouvons distinguer quatre types de triangulations :

‘« 1. Triangulation des données (utiliser différentes sources de données dans une étude)
2. Triangulation du chercheur (engager plusieurs chercheurs pour la collecte et l’interprétation des données)
3. Triangulation théorique (utiliser différentes théories pour interpréter les données recueillies)
4. Triangulation méthodologique (utiliser différentes méthodologies et techniques pour étudier le même phénomène particulier). » (Apostolidis, 2006, p. 214). ’

Il cite également une cinquième forme de triangulation qu’il nomme « triangulation interdisciplinaire ». Dans une certaine mesure, nous pouvons dire que nous avons dans un premier temps mis en place une triangulation interdisciplinaire, puisque nous nous sommes attachée à décrire les manifestations de l’ennui dans une perspective pluridisciplinaire, afin d’en définir les contenus et proposer une réponse à l’ambiguïté de cet objet dans un ancrage historique.

Comme nous l’avons déjà évoqué, le regard psychosocial permet une autre observation ternaire du phénomène de l’ennui, selon la définition de Moscovici (1984). Ce regard ternaire nous semble nécessaire pour appréhender l’ennui, que nous définissions comme un objet médiateur, entre un individu et un contexte social. Il est défini ainsi par Lautier (2001) : « Alors que l’objet du psychologue est le sujet pris dans son individualité, l’objet du sociologue est un sujet collectif, l’objet du psychosociologue est de reconstituer la dynamique entre les deux perspectives » (p. 13). La théorie des représentations sociales permet un regard sur plusieurs niveaux de l’articulation intra-individuel, interindividuel, positionnel et idéologique (Doise, 1982), ces niveaux ayant été évoqués par l’intermédiaire de l’ennui.

Notre démarche nous a d’abord conduite à penser l’ennui comme signifiant d’une crise sociale et idéologique dans une perspective historique. Il s’agit donc, en termes de niveaux d’analyse, du quatrième niveau défini par Doise (1982). Nous en avons également dégagé une particularité en termes de catégories asymétriques -une des rares constantes dans le phénomène de l’ennui- qui appartient alors au niveau trois, le niveau positionnel. Plus spécifiquement, dans le champ éducatif, l’ennui correspondrait plutôt au niveau deux, interindividuel ; ainsi qu’au premier niveau, intra-individuel. C’est pour cette raison que le champ des représentations sociales permet une compréhension et une analyse plus complète de ce phénomène complexe.

Cette recherche porte à la fois sur le corps enseignant, et sur les élèves, dans la mesure où nous nous intéressons aux transmissions de cette notion. Dans nos différentes études, nous traitons de l’ennui chez les élèves de Cycle 3 (environ 8/10 ans), et ce pour des raisons à la fois théoriques et méthodologiques. En effet, dans un premier temps, nous l’avons souligné, l’adolescence est souvent considérée comme une variable de l’ennui ; ensuite en raison des données sur la comparaison à autrui, qui semblent moins saillantes chez les plus jeunes (Martinot, 2002 ; 2005) ; et enfin pour des raisons techniques de recueil de données dans l’expression verbale et écrite des sujets. Par conséquent la majeure partie des enseignant-e-s interrrogé-e-s interviennent à l’école primaire.

Notre hypothèse générale théorique et intégrative est que l’ennui est à considérer comme un thêma, d’abord parce qu’il semble que l’on puisse dégager un champ fonctionnant sur un système d’opposition, et également car il permet une justification de situations s’écartant de la norme, comme nous l’avons constaté dans les recherches historiques. Le champ éducatif étant par définition le lieu des transmissions, et notamment d’ordre idéologique, l’utilisation de l’ « ennui », véhiculant une dialogie, permettrait alors de qualifier des élèves et des situations scolaires déviants de la norme scolaire, ce qui explique notamment que l’ennui soit sollicité en situation de réussite et d’échec scolaire, toujours sur ce même système d’oppositions présent dans le champ structuré relatif à l’ennui.

D’autre part, et sur un niveau positionnel, puisqu’il existe des variables positionnelles et contextuelles, nous faisons l’hypothèse que l’ennui considéré comme thêma, produit alors différentes représentations, et ce en fonction d’appartenances groupales en contexte éducatif. Nous nous attendons à dégager une différence de représentations au sein du corps enseignant, En les interrogeant à tous les niveaux d’intervention du système scolaire au sujet de l’ennui en contexte scolaire, nous faisons l’hypothèse que les enseignant-e-s ont des représentations différenciées, plus spécifiquement entre un public d’adolescent-e-s et un public de jeunes élèves, confirmant alors que l’ennui au collège et au lycée, est différent (McGiboney et Carter, 1988 ; Nahoume-Grappe, 2003).

Nous faisons l’hypothèse que l’ennui est évoqué en situation de « décalage », et encore plus dans des situations de croisement d’appartenance, comme permettant de fournir des réponses selon les situations. Ceci nous conduit alors à formuler l’hypothèse suivante : l’ennui est plus invoqué par les enseignant-e-s lorsque les élèves sont en échec scolaire ou en trop forte réussite comme nous l’avons évoqué, mais aussi par les élèves eux-mêmes en termes d’auto-attribution. Et plus particulièrement l’ennui serait plus attribué chez les élèves de sexe masculin que féminin du fait des représentations véhiculées au sujet des garçons et des filles dans le système scolaire.

Mais la vérification de ces hypothèses présuppose d’abord qu’il existe bien dans un premier temps une différence de représentations au sein du corps enseignant, et dans un second temps, et en lien avec l’hypothèse précédente, nous souhaitons également mesurer la signification de l’ennui chez les élèves eux-mêmes. Nous faisons dans ces conditions l’hypothèse que dès l’école primaire, l’ennui est signifiant pour les élèves. Ces deux axes justifiant notre population et nos hypothèses, nous permettront ensuite un approfondissement empirique.