4-3-2- Représentations différenciées et polyphasie cognitive

Même si les manifestations semblent être identiques quel que soit le niveau d’enseignement, on observe cependant des représentations de l’ennui différenciées. C’est ce qui est mis en évidence par l’analyse factorielle des correspondance, grâce à la représentation en corrélation. On voit bien qu’il existe une opposition entre d’un côté les témoignages des enseignants et des enseignantes, et ce malgré un effectif plus faible chez les hommes.

Figure 8 : Analyse Factorielle des Correspondances : représentation en corrélation des variables signalétiques et des mots
Figure 8 : Analyse Factorielle des Correspondances : représentation en corrélation des variables signalétiques et des mots

Nous avons mis en évidence une variable groupale, qui tend à s’accentuer dans les recherches entre les hommes et les femmes, du fait d’une plus forte visibilité des femmes (voir Chapitre 1). Ce résultat, même s’il ne permet pas d’analyser plus en profondeur les différences de discours des enseignants et des enseignantes, puisque ce ne sont pas des variables significatives dégagées dans les Classes, nous indique tout de même que le sexe de l’enseignant semble jouer un rôle différenciateur.

On constate également par l’intermédiaire de l’analyse factorielle des correspondances qu’il existe une opposition entre d’un côté les témoignages des enseignant-e-s de primaire, et les enseignant-e-s de collège et lycée général, ainsi que technologique, même si cela est moins significatif. Ce constat est renforcé par la présence très significative de la variable « primaire » dans la Classe 3.

Cette variable induit une différenciation entre les groupes, et plus particulièrement entre d’un côté le groupe des Professeur-e-s des Ecoles, et les Professeur-e-s de Collège et de Lycée. Il s’agit ici du niveau positionnel.

En d’autres termes, la variable positionnelle dans le corps enseignant la plus discriminante est le niveau d’intervention. Ce constat confirme également nos hypothèses, qui sont dans un premier temps qu’il existe une représentation différenciée des représentations de l’ennui au sein du système scolaire, et particulièrement entre les Professeur-e-s des Ecoles et les enseignant-e-s de Collège et Lycée. Cette représentation différenciée que nous mettions en lien avec la population est également confirmée, notamment par l’utilisation d’ enfant dans la Classe 3, spécifique des Professeur-e-s des Ecoles, ce qui les différencie des adolescents par la suite. Dubet et Martucelli (1996, in Lautier, 2003) distinguent l’école primaire du collège et du lycée en termes de modèle individualiste : l’épanouissement et l’accomplissement personnel vs le « métier d’élève » et les stratégies reliées aux performances. On observe assez bien cette distinction dans les discours des enseignant-e-s. Même si, nous l’avons souligné, l’enjeu majeur reste la question de l’intérêt, quel que soit le contexte, dans la Classe 1, le grand nombre de verbes d’action fait référence à une stimulation de la part de l’enseignant-e (solliciter, motiver, trouver, essayer etc…). Au sein de la Classe 3, on distingue tout un champ représentationnel ne se rapportant non pas à l’ « élève », comme on aurait pu logiquement s’y attendre, mais à l’enfant, aux besoins, aux apprentissages, à l’envie. L’évolution des représentations que les enseignant-e-s ont de l’ennui sont donc liées aux élèves, à leur place, et aux perceptions que les enseignant-e-s en ont. Nous pouvons relier cette problématique à l’ancrage idéologique de l’apprentissage, avec l’élève au centre des apprentissages (Lautier, 2001).

A travers l’ennui se dégagent des profils d’élèves, aussi bien au niveau de la réussite ou non en contexte scolaire, mais également selon la population. C’est ce que souligne Lautier (2001) : « Plus on a en charge des élèves plus âgés, plus le facteur interprétatif de la fonction de transmission de connaissance est valoriséeaux dépens de celui de sociabilité » (p. 29). Les enjeux ne sont plus les mêmes avec l’âge des élèves, comme si une fois quittée l’école primaire, les élèves entraient dans un système scolaire où les questions relatives à l’envie et l’apprentissages étaient terminées. La problématique s’orientant sur le rendement et la réussite ou l’échec scolaire des élèves en fonction de matières scolaires. On pourrait penser que cela est en lien avec le fonctionnement même du système éducatif, puisqu’en primaire, un ou une enseignant-e est en charge de toutes les disciplines, ce qui accentue cette vision de l’apprentissage global chez les élèves ; alors que les représentations sont plus fractionnées par la suite, puisque les enseignant-e-s n’appréhendent leurs élèves au quotidien que par l’intermédiaire d’une matière scolaire.

Il existe donc bien un champ structuré de l’ennui en général, permettant de qualifier des comportements scolaires variés, voire opposés. Ce champ varie à la fois en fonction d’appartenances groupales, dans ce cas selon si l’on est un homme ou femme, et selon le public scolaire à qui l’on a affaire ; mais aussi, semble-t-il, en fonction d’un contexte. On peut donc penser qu’en termes idéologique, les contextes de réussite ou de non réussite, sont des contextes dans lequel prend sens l’ennui, mais dans une dynamique à rapprocher de la polyphasie cognitive. En effet, il semblerait que de par son ambivalence, issue d’une construction historique, l’ennui soit un terme recouvrant à la fois du positif et du négatif, la question du bien et du mal, de l’inné et l’acquis etc. (ce que nous avons dégagé dans la première partie de ce travail). Et selon des variables groupales, l’un ou l’autre des aspects de l’ennui est mis en exergue, tout en faisant aussi référence aux contextes d’émergence dans un perspective plus historique, à entendre comme inscrite dans les idéologies dominantes. Conservant cependant toujours cette définition ambiguë duale, l’ennui permettrait une variation proche de la polyphasie cognitive. Selon Jovchelovitch (2006), qui reprend la définition princeps de Moscovici (1976) :

‘« La découverte cruciale fut que, contrairement aux interprétations traditionnelles des phénomènes cognitifs, les différentes formes n’apparaissent pas dans des groupes différents, ou dans des contextes différents, mais étaient bien capables de coexister dans le même groupe social ou individu, vivant dans le même contexte. Certains utiliseront une certaine forme de connaissance dont le choix dépend des circonstances particulières dans lesquelles ils se trouvent et de leurs intérêts particuliers à un moment et en un lieu donnés. La polyphasie cognitive se réfère donc à un état où différents genres de connaissance, utilisant différents types de rationalité peuvent coexister chez un individu ou au sein d’un groupe » (2006, p. 215).’

L’ennui remplit ce rôle, puisque coexistent différentes représentations, sollicitées dans un même contexte, ici le contexte scolaire. Il semble donc que l’ennui soit bien inscrit dans le dernier niveau d’analyse idéologique (Doise, 1982), comme l’a mis en évidence Huguet (1984 ; 1987) dans l’étude de l’historicité de l’ennui. C’est notamment le cas en termes de différences de représentations selon si les enseignant-e-s interviennent en classe de primaire ou de collège et lycées, à rapprocher selon nous, des représentations qu’ils et elles ont de leurs élèves. Nous avons donc dans un second temps axé nos recherches sur les représentations spécifiques des enseignant-e-s de primaire.