5-3-2- Champs structurant de l’ennui

Nous avons noté des variations de représentations entre ces deux groupes que sont les enseignants et les enseignantes. Ces variations tiendraient d’abord à une sorte de constat de l’ennui : les hommes n’évoquent pas les comportements ou les attitudes, que l’on pourrait catégoriser comme les conséquences de l’ennui dans le groupe classe. Ils font plutôt référence aux causes ou aux sources de l’ennui. L’inintérêt et le désintérêt, donc la problématique de l’intérêt est toujours très présente, à la fois chez les enseignants et les enseignantes. En revanche, nous l’avons souligné, les hommes invoquent l’incompréhension et le sens des apprentissages. Au niveau périphérique des représentations de l’ennui, on trouve la démotivation, la fatigue ou encore la solitude. Cela signifie qu’ils ne font pas référence à la position de l’élève dans l’espace scolaire.

Cette variation entre les enseignants et les enseignantes indique que les représentations de l’ennui varient en fonction de l’espace scolaire. On pourrait penser, par l’intermédiaire de ces résultats, que l’ennui est appréhendé par les femmes enseignantes comme une variable différenciatrice voire discriminante dans le champ scolaire, en fonction de variables positionnelles et contextuelles (ici réussite vs non réussite scolaire, et climat ou ambiance du groupe classe). Chez les hommes enseignants, l’ennui est moins spécifique au contexte scolaire, et perçu dans une plus grande globalité.

Il semble donc bien que l’ennui soit à considérer comme un thêma, puisqu’à travers son constat et ses descriptions dans le discours des enseignant-e-s, et ce quel que soit le niveau d’intervention, nous nous situons à un niveau idéologique, d’abord en termes de pratiques éducatives, autour des deux grandes oppositions passivité vs activité, que nous avions déjà mis en évidence comme caractéristique de l’ennui. Ensuite en termes d’explication et notamment de réussite ou non à l’école, notions qui font appel à un système dual. Dans notre première recherche, les variables illustratives mettent bien évidence une activation de « thêmata de base », qui dans ce cas sont les appartenances groupales et institutionnelles. Dans cette seconde recherche, il est mis en évidence une déclinaison binaire dans les associations libres de l’ennui. Cela est vrai chez les enseignant-e-s, mais c’est beaucoup moins le cas chez les hommes enseignants.

On pourrait également évoquer le concept de polyphasie cognitive, car non seulement ce système d’opposition structure le champ, mais ces oppositions sont invoquées et coexistent parfois au sein d’un même discours. Selon Marková (2007) : « La dialogicité révèle une polyphasie cognitive, c’est-à-dire des "modes de pensée divers et souvent opposés" (Moscovici et Marková, 2000, p. 245), qui sont formulés dans différents contextes, auxquels il sont adaptés et dont ils font partie » (p. 165). C’est également ce que soulignent Wagner et al. (2006) lorsqu’ils reprennent les recherches de Mugny et Carugati (1985) sur les représentations sociales de l’intelligence, et la variation autour du paradoxe de l’intelligence comme don ou comme résultat de l’éducation et de l’apprentissage.

La spécificité de l’ennui est la présence de significations contradictoires au sein d’un même discours. Nous avons également noté que l’aspect négatif (manque d’intérêt, passivité, temps long, difficultés…) est beaucoup plus présent et évoqué en premier, par rapport à l’aspect positif. On pourrait donc émettre l’hypothèse suivante : l’ennui en contexte scolaire et pédagogique est négatif, et utilisé dans une certaine mesure par les enseignant-e-s comme stratégie de protection ou de désengagement, évitant une remise en question plus profonde de leurs compétences professionnelles. Mais les représentations d’un ennui plus positif, et qui serait le reflet dans l’histoire de l’ennui des nombreuses conceptions de l’ennui comme trait distinctif des groupes dominants chez les philosophes (Aristote, Kant, Schopenhauer ou encore Kierkegaard), semble perdurer dans ce champ représentationnel.

Dans notre cas, les contextes sont identiques. En effet, le choix de notre population dans cette étude réduit les variations qui pourraient émaner des années d’expérience professionnelle, et du niveau d’intervention. Les données sont situées dans un contexte professionnel, puisque les enseignant-e-s sont sollicités dans un contexte professionnel. Or, les recherches autour des représentations sociales de l’intelligence (Mugny et Carugati, 1985) font état d’une variation dans les discours des enseignant-e-s selon s’ils évoquent leurs élèves (sphère professionnelle) et leurs enfants (sphère privée). L’ennui pourrait alors bien créer une polyphasie cognitive chez les enseignant-e-s, du type : sphère professionnelle, élèves, ennui négatif vs sphère personnelle, enfants, ennui positif, dérivé du don.

Mais avant d’approfondir les représentations des enseignant-e-s intervenant en classes de primaire, nous allons dans un second temps nous pencher spécifiquement sur les représentations de l’ennui chez les élèves. L’objectif est de confirmer l’hypothèse selon laquelle l’ennui est signifiant pour les élèves dès l’école primaire, et est invoqué contextuellement et positionnellement.