6-3-3- Retour sur différents résultats obtenus, et perspectives de recherches

Ces première recherches ont mis en évidence que l’ennui est significatif, et ce à tous les nouveaux de l’enseignement. On distingue une représentation « type » de l’ennui dans ses manifestations en termes d’attitude et d’ambiance de classe. Le traitement réalisé avec le l’outil d’analyse Alceste dans la première recherche, qui ne prend en compte dans un premier temps que 50% du corpus global, fait état d’un très fort consensus au niveau des descriptions de l’ennui. Cela est encore renforcé par le découpage de la classification descendante hiérarchique. Il existe donc une représentation de l’élève ennuyé, avec un regard ailleurs. La particularité du regard est de faire référence à la fois à l’inactivité et l’activité dans l’ennui64. Ce consensus peut s’expliquer dans la mesure où nous traitons dans ces recherches des représentations de l’ennui en contexte professionnel pour les enseignant-e-s. Bataille (2000) distingue les « représentations professionnelles » comme des représentations sociales spécifiques : « Nous entendons par "représentations professionnelles" les représentations (sociales bien entendu) que construisent de leur activité professionnelle les acteurs de cette activité, en différence avec les représentations sociales (non professionnelles) que peuvent avoir formé de cette activité les acteurs sociaux qui n’en sont pas professionnels […] Les représentations professionnelles sont spécifiques parce qu’elles sont construites, dans le cadre des actions et des interactions professionnelles […] » (p. 181)

Ces différentes recherches sont contextualisées dans le champ professionnel, mais traitent d’un sujet issu du sens commun. Il semblerait alors que ce soit pour cette raison que les enseignant-e-s quel que soient leur niveau d’intervention aient une représentation commune des manifestations de l’ennui, qui seraient relatives à un « élève type ». Ces représentations sont négatives, ou en tout cas semblent aller dans le sens opposé des pédagogies actives, point de référence depuis un certain nombre d’années (Gosling, 1992 ; Lautier, 2003). Cependant, le fait que l’on dégage une représentation commune dans les manifestations, mais une représentation différenciée dans les réactions, atteste d’une construction de l’ennui dans le champ éducatif.

La distinction dégagée concerne les enseignant-e-s de classe de primaire des autres. Pour autant, le champ structurant des représentations de l’ennui, en termes d’association libre (Chapitre 5), fait toujours état d’une conception duale autour de passivité vs activité, partagée par le corps enseignant, et chez les femmes du niveau scolaire de l’élève.

Nous avions développé l’hypothèse selon laquelle, dans une perspective historique, l’ennui était un thêma, parce qu’il est dialogique, et se déclinant en fonction des idéologies dominantes. Cet aspect est mis en évidence par la dualité passivité vs activité, et échec vs réussite scolaire pour résumer. L’ennui qualifie cependant plutôt les situations scolaires négatives (inactivité, difficultés), qui sont deux points en lien avec l’idéologie de l’école, comme nous l’avons souligné, plutôt orientée vers l’activité en termes pédagogiques, et la réussite en termes idéologiques (valeurs de l’école).

Nous avons également fait référence, au regard des résultats obtenus a une polyphasie cognitive de l’ennui, qui se manifeste théoriquement par des discours contextuellement opposés et émanant d’un même sujet ou d’un même groupe. Or, dans nos résultats, le contexte est identique, mais les justifications opposées. Nous faisons alors l’hypothèse que cette polyphasie cognitive à l’intérieur même d’un discours, serait plutôt le reflet d’une superposition d’un contexte professionnel et personnel, avec une représentation plus négative pour qualifier les élèves, et plus positive pour qualifier d’autres situations plus isolées. Mais nous ne pouvons pas aller plus avant, dans la mesure où ce travail est contextualisé dans la champ scolaire.

Nous avons également noté la présence d’une représentation de l’ennui assimilée à la forte réussite, et même au terme « surdoué », qui reste problématique dans le champ scolaire en termes d’explication causale, et d’intervention pédagogique et didactique, puisque cela renvoie à un système essentialiste.

Nous retiendrons donc que l’ennui est utilisé par les enseignant-e-s dans une certaine mesure en termes de protection et de désengagement, notamment en faisant référence au manque d’intérêt, ou au sens des apprentissages, ce qui produit alors une distanciation (même si les champs dégagés dans le discours ne font pas état d’une passivité de leur part, mais bien d’une recherche de mobilisation et de sollicitation, c’est notamment très clair dans la première étude). Il permet de qualifier les situations ou les positions scolaires des élèves dans les « extrêmes » : aussi bien l’ambiance scolaire (trop de chahut ou au contraire trop de calme), que dans la réussite ou l’échec des élèves.

Il est intéressant de noter que l’utilisation faite par les enseignant-e-s est proche de celle des élèves, comme le met en évidence la troisième étude. En effet, l’ennui du fait d’une représentation dialogique est sollicité de façon relativement identique : pour se protéger dans une certaine mesure de l’échec ; et comme désengagement.

Chez les élèves, on distingue également une utilisation stratégique, puisque l’on observe une variation en fonction de l’habillage de tâche, mais également de la résolution des tâches. Tout comme nous avons pu distinguer une variation contextuelle de l’ennui chez les enseignant-e-s en termes d’intervention professionnelle, on retrouve cette même variable, au niveau de l’habillage de la tâche. Et nous pouvons confirmer cette hypothèse, puisque la variation dans la sollicitation de l’ennui par les élèves est influencée par le statut social des matières scolaires : pour résumer, l’ennui est plus fort selon les élèves en contexte d’habillage français, et plus spécifiquement, l’habillage mathématiques provoque le moins d’ennui.

En termes de protection, l’ennui qualifie majoritairement des situations de faible réussite ou d’échec, ce qui est conforme avec les représentations des enseignant-e-s qui évoquent d’abord les situations de difficultés et/ou d’échec scolaire. Dans une moindre mesure, l’ennui est aussi évoqué en grande réussite dans la résolution de tâche de la part des élèves. C’est aussi le cas chez les enseignant-e-s lorsqu’ils évoquent « finir avant » ou même « surdoué ». On peut donc affirmer qu’il y a une correspondance entre les représentations de l’ennui chez les enseignant-e-s et chez les élèves, et notamment dans une dynamique que l’on peut qualifier de « protection » en situations « extrêmes ».

Nous avancions l’hypothèse intégrative selon laquelle l’ennui serait à considérer comme un thêma, c’est-à-dire à un niveau idéologique, et se déclinant selon des oppositions structurant le champ des représentations. C’est bien le cas de l’ennui, car il met en évidence un certain nombre d’antinomies d’abord dans une dynamique historique. Par définition : «Bien que toutes les antinomies puissent en principe devenir des thêmata, c’est-à-dire des questions sur lesquelles portent les débats publics et les controverses, beaucoup d’entre elles ne parviennent jamais à ce stade » (Marková, 2007, p. 263). C’est une constante dans l’ennui.

Nous souhaitions dans un premier temps vérifier qu’il existait bien une différence de représentations chez les enseignant-e-s, et c’est le cas. Nous avons distingué une représentation différenciée selon le niveau d’intervention des enseignant-e-s, et plus spécifiquement entre le primaire et le reste. Dans un second temps nous voulions vérifier si l’ennui était bien un signifiant pour les élèves de classes de primaire.

A la fois au regard de la confirmation de ces deux hypothèses, et de l’ennui thêma, nous formulions plus précisément l’hypothèse selon laquelle l’ennui qualifierait les situations scolaires extrêmes, en tout cas par rapport à une norme scolaire. Il semble bien que ce soit le cas, au regard des associations libres fournies par les Professeurs des Ecoles, aussi bien au niveau des comportements dans la classe, que de la position scolaire des élèves.

Nous allons donc nous attacher dans une troisième partie, à évaluer dans quelle mesure les représentations que les enseignant-e-s en classes de primaire ont de l’ennui chez les élèves peuvent modifier et influencer leur pratique, et ce plus particulièrement par l’intermédiaires de variables positionnelles signifiantes dans l’espace scolaire : la position scolaire et le sexe de l’élève. Plus précisément comment les Professeur-e-s des Ecoles comprennent et interprètent l’ennui qui serait signalé comme une justification dans le champ professionnel, par l’intermédiaire de relevés de notes.

Notes
64.

Il semble d’ailleurs que ce soit un point de référence, notamment dans le domaine de la robotique, comme le met en évidence l’article suivant sur internet «  Un prof robot pourra voir quand un élève s’ennuie ». Le principe étant d’abord que l’enseignant-e soit un robot, et qu’il détecte par reconnaissance faciale les mimiques des visages, et plus spécifiquement les clignements des yeux, afin d’adapter le débit du cours. (http://www.futura-sciences.com/fr/sinformer/actualites/news/t/robotique/d/un-prof-robot-pourra-voir-quand-son-eleve-sennuie_16005/).