10-2- Difficultés à définir l’ennui

10-2-1- Polysémie et comparaisons pour définir l’ennui

Nous avons dans un premier temps sollicité les enseignant-e-s autour de cas d’élèves. Les enseignant-e-s ont donc la plupart du temps décrit des élèves, à la fois de leur classe actuelle, mais aussi tirés de leur expérience professionnelle et personnelle (leurs enfants lorsqu’ils ou elles sont adolescent-e-s, leur famille proche ou eux ou elles-mêmes, personnellement)88. Dans la plupart des cas, nous avons pu ensuite interroger ces élèves, afin de connaître leur point de vue. Mais cela n’a pas toujours été le cas, comme nous l’avons précisé. Par exemple Stéphane a décrit une élève, qui venait de subir un certain nombre d’examens neurophysiologiques, et il n’a pas souhaité que nous nous entretenions avec cette élève. On peut donc remarquer que dans la plupart des cas, les enseignant-e-s ont respecté la consigne, en décrivant des élèves actuellement. Mais ils ont également fait appel à des souvenirs, et à une comparaison induite ou non, issue de la sphère personnelle. En effet, exception faite de Michel, tous et toutes ont décrit soit leurs enfants, soit eux-mêmes, soit les deux.

Le contact ainsi que la consigne de début d’entretien ont été identiques : « Avez-vous un ou des élèves qui s’ennuient dans votre classe, si oui, pouvons-nous en parler ». On peut d’abord noter qu’au premier abord pratiquement tous et toutes ont un raisonnement de type binaire89, majoritairement axé autour de la réussite et l’échec scolaire, qui confirme d’emblée cette articulation dialogique, souvent ancrée sur un système d’opposition, spécifique de l’ennui :

Encadré 23: Présentation dichotomique des élèves qui s’ennuient
- « Et heu, bon, effectivement, je pense à deux, et effectivement ils ont et l’un et l’autre des stratégies différentes un petit peu, mais il y en a un qui bâcle » (Patrick)

- « Alors moi je pense à deux élèves principalement, un qui est en difficulté scolaire [..] Le deuxième, heu, c’est un élève qui est très très attentif tout le temps, il s’appelle Antoine, moi je pense qu’y a, il est un peu précoce, il a des aptitudes très très importantes » (Annie)

- « [..] et puis il y a l’élève qui s’ennuie, que moi j’ai eu historiquement heu, une année particulière, il y a quelques années, où deux élèves s’ennuient particulièrement, et où l’un est en échec scolaire complet, et où l’autre au contraire est au dessus du lot. » (Michel)

- «  Heu, j’ai une élève, j’ai l’impression qu’elle s’ennuie, puisque elle rêvasse en permanence, elle regarde par la fenêtre, elle participe pas, heu, elle est en retard quand je dis de sortir des cahiers, elle parle à ses voisins, elle est plus amusée, enfin elle est plus intéressée par le jeu [...] Moi je vois que elle qui heu, elle a l’air de vraiment s’ennuyer si si, ha si si si, y en a un autre en faite, j’y avais pas pensé, et lui c’est, c’est, vraiment lui il s’ennuie, mais à mourir quoi ! » (Natacha)

- « Alors j’ai une élève qui heu, relâche son attention heu, assez vite, donc heu, heu, heu, parce que heu, elle a un défaut d’attention, elle a eu un bilan heu neuropsychologique qui l’a, qui l’a avéré [..] Alors si on prend le, l’extrême inverse on va dire, heu… oui, j’ai des élèves qui s’ennuient, alors un autre élève qui est, qui est plutôt heu, qui a des bons résultats, qui heu, qui se, qui est au dessus du lot par rapport aux autres heu, et qui a déjà un an de, un an d’avance en plus, qui a déjà passé une classe. » (Stéphane)

- « Oui, alors ce sont des j’ai j’ai, c’est deux cas différents hein, donc j’ai une élève heu, Bérénice, qui a un an d’avance, heu, qui est douée heu, on vient d’avoir les résultats de son test de QI [..] Et puis j’ai un autre élève, Boris, heu…qui lui aurait tendance à s’ennuyer, alors c’est pas particulièrement un bon élève, c’est un élève moyen, heu, mais c’est marrant, il est dépressif, heu, il est suivi par un psy » (Béatrice)

Pour ces enseignant-es le sexe de l’élève ne semble donc pas un critère spécifique dans l’ennui, mais le niveau scolaire en est un, et notamment l’élève « doué-e », « précoce », « au dessus du lot », et l’élève soit moyen-ne, soit en difficulté. On retrouve également, en termes de justification, l’élève qui a un problème que l’enseignant-e n’est pas en mesure de maîtriser, ici il est fait référence à des troubles d’ordre psychologique. On a donc une correspondance entre les différentes typologies d’ennui déjà dégagées auparavant. Dès les premières réponses de l’entretien, on entre dans une vision dichotomique et duale de l’ennui.

Sur ces six entretiens, la première étape de l’analyse, c’est-à-dire la lecture flottante, permet de dégager deux types de discours de l’ennui, non pas comme on aurait pu le penser autour du sexe de l’enseignant-e, mais de ses années d’expérience. Nous l’avons mentionné, trois sont plutôt en début de carrière, et âgés d’une trentaine d’années90, et les trois autres ne sont pas forcément beaucoup plus âgés, mais ont au minimum vingt ans de carrière dans l’enseignement91. Notre position d’interviewer semble avoir été perçue de deux manières selon ces variables : une vision en tant qu’« élève », et qui a produit un discours assez « professoral », descriptif en termes d’expérience sur le terrain. Dans le cas des trois autres enseignant-e-s, le discours est relativement plus « informel », sur un ton confidentiel, et très axé sur une auto-réflexion au fil de l’entretien. Voici trois exemples tirés des entretiens des sujets ayant moins d’une dizaine d’années sur le terrain, et qui mettent bien en évidence le changement de ton, à la fois dans la mise à distance du discours, mais également dans le vocabulaire employé, qui change de registre :

Encadré 24 : un discours axé sur la confidence
« - R : C’est une analyse super perso hein, et heu… » (Natacha)

« - R : (silence). Non c’est faux en plus, j’allais dire une connerie (silence). Je réfléchis… non mais non, c’est pas marqué comme ça (silence). […] Non, c’est bête hein… non, non non, en fait j’allais vous dire heu, vous savez le côté heu, technique, heu les, tout ce qui peut être sciences et technologies, et ben en fait heu non pas du tout, ça intéresse autant les filles que les garçons. » (Stéphane)

« - R : […] peut-être, peut-être, ho je m’embrouille ! en fait je me rends compte qu’au fur et à mesure que je parle, je me contredis, et du coup c’est plus clair du tout ! (rires). C’est terrible ça me fait poser des questions alors heu je, je sais plus, c’est terrible ! (rires). » (Béatrice)

Ce rapport au discours a évidemment une influence, parce qu’il est assez clair que ces trois témoignages sont globalement plus « approfondis ». Dans la mesure où ces sujets n’ont pas craint de se questionner et se confronter à leurs représentations, ils ont dans une certaine mesure dépassé le « tabou » de l’ennui, comme le nomme Natacha. Cela confirme également toute l’ambivalence et la difficulté d’aborder ce sujet, encore plus en contexte éducatif.

Pour autant, et en termes de triangulation, cet apport qualitatif autour de la définition de l’ennui, renforcé par cet aspect d’énonciation des discours, renforce la puissance des observations préalablement dégagées, puisque malgré deux types de discours, on trouve un très fort consensus, d’abord autour de l’observation de l’ennui, très ordonnée et systématique : le passif, puis l’actif, avec comme point commun suite à l’observation le désengagement de la part de l’élève par rapport à l’activité proposée.

Encadré 25 : La passivité des élèves comme indice d’ennui dans la classe
« - R : Ben parce que tout d’un coup heu… c’est pas qu’il s’agite mais, on voit qu’il est plus heu dans l’activité quoi, il attend quoi, il est attentiste et… » (Patrick)

« - R : En fait je m’aperçois qu’il entend beaucoup de choses parce que il a mémorisé beaucoup de choses, mais il se met heu, en stand by quelque part. » (Annie)

« - R : Ben l’autre s’ennuie parce qu’en fait les apprentissages qu’on fait, c’était un CM1, sont pour lui très vite réglés quoi, en quelques minutes il a tout compris, et donc heu, il est en attente, voilà il veut, il participe, mais il y a des jours où… » (Michel)

« - R : Heu, j’ai une élève, j’ai l’impression qu’elle s’ennuie puisque elle rêvasse en permanence, elle regarde par le fenêtre, elle participe pas, heu, elle est en retard quand je dis de sortir des cahiers, elle parle à ses voisins, elle est plus amusée, enfin elle est plus intéressée par le jeu […] » (Natacha)

« - R : Bah si on peut, ha, si fallait faire, une typologie des réactions en fonction de l’ennui, heu, ça peut être heu, la flânerie heu, enfin le passif quoi, c’est-à-dire… heu…[…]. » (Stéphane)

Mais très vite, face à la description de l’ennui d’abord de manière comportementale, les sujets se trouvent confrontés à une définition de l’ennui. Plus précisément, en évoquant l’ennui, ils et elles font référence à différents autres phénomènes, que nous avons déjà mis en avant. On trouve principalement évoqués en lien avec l’ennui, dans un ordre plus ou moins équivalent l’attention, la fatigue et/ou le sommeil, l’intérêt et le désintérêt, le désengagement, ainsi que la motivation ou la démotivation. Le témoignage d’Annie résume bien le cheminement de la réflexion autour de l’ennui :

Encadré 26 : Définir l’ennui : mélange
« - R : Alors, moi je pense à deux élèves principalement, un qui est en difficulté scolaire, qui s’appelle Arnaud, qui heu, lui heu, s’intéresse de temps en temps, quelquefois, heu, perd de l’attention, voire s’endort, enfin fait semblant de dormir sur sa table, heu… est très présent en mathématiques plus qu’en français, parce que c’est un domaine qu’il préfère, il me l’a verbalisé, et puis c’est quelqu’un en difficultés à l’écrit, donc tout le rapport de la maîtrise de la langue est un souci pour lui, donc on a l’impression oui, dès qu’il fait du français, on a l’impression qu’il s’ennuie. » (Annie)

On constate donc qu’il est associé à un certain nombre d’autres termes, mais jamais spontanément, c’est-à-dire que l’attention, ou la fatigue sont évoquées au détour de la description d’un ou une élève. C’est au fil de l’entretien que nous avons mis ouvertement en avant les liens réalisés par ces derniers. Il n’y a pas de consensus, comme on le constate par exemple autour des liens entre l’attention et l’ennui :

Encadré 27 : L’ennui et l’attention
- « R : […] Moi y a des fois où je me rends compte que certains élèves heu, vont avoir des difficultés à suivre ce qui se passe, et du coup ils vont, à un moment donné ils vont rentrer dans l’ennui, parce que du coup ils ont loupé des trucs qui sont passés avant et ils savent plus trop comment raccrocher quoi. » (Michel)

- « R : Ha oui, entre l’attention et l’ennui ? Oui, peut être que je définie pas forcément heu, ce que c’est l’ennui… faudrait peut-être commencer par là ! » (Stéphane)

- « R : Et puis s’ennuyer, pour moi c’est important aussi parce que ils ont le droit de s’échapper : 6h d’attention permanente c’est trop lourd…» (Annie)

Enfin, un point important, qui émane directement de la polysémie du mot « ennui » est assez récurent, autour de la distinction entre « ennui » et « des ennuis ». On le constate au détour de remarques quelque peu ambiguës, comme ces dernières :

Encadré 28 : l’ennui et les ennuis
« - R : Ou que le grand frère, ou le petit frère plutôt va être opéré, bah c’est c’est, il est opéré le matin même et ben on a quelques inquiétudes pour le petit frère qui est opéré en ce moment et tout ça. Alors du coup, ça peut développer du coup un, un ennui, enfin, un ennui par une préoccupation qui empêche de faire l’activité et qui du coup heu, on sait plus quoi, enfin l’élève peut ne plus savoir quoi faire. En tout cas il arrive plus à rentrer dans un centre d’intérêt. » (Patrick)

« - R : Même si heu, sans doute heu… Ouais si. Même si certaines fois il y a des moments où on est plus mobilisé par autres, par des choses heu… Par des, des des… on a l’esprit mobilisé par des éléments extérieurs plus qu’à d’autres. (silence). Mais encore c’est pas ça… » (Stéphane)

Conformément à ce que nous avons déjà constaté, l’ennui est évoqué sur un mode dual, d’abord sur un système d’opposition prenant ancrage sur le niveau scolaire, mais également sur la passivité, puis l’activité. Par l’intermédiaire de ces témoignages, on distingue aussi deux définitions, deux conceptions de l’ennui : un ennui au singulier et un ennui au pluriel. Ce point n’est pas particulièrement saillant dans nos différentes recherches, ni dans les recherches sur l’ennui de manière plus générale, mais pourrait être une piste d’explication, comme renforcement de ce système binaire : l’ennui des élèves en réussite, et les ennuis des élèves en difficulté.

Notes
88.

Béatrice 8 cas, 3 dans sa classe, 2 auparavant, elle-même, son frère, sa nièce adolescente ; Stéphane 5 cas, 2 dans sa classe, 2 auparavant, lui-même ; Michel 6 cas, 3 dans sa classe, 3 auparavant ; Annie 8 cas, 6 actuellement, elle-même et son fils collégien ; Patrick 6 cas, 3 dans sa classe, 2 auparavant, sa fille adolescente ; Natacha 4 cas, 3 dans sa classe, elle-même.

89.

Patrick, première réponse de l’entretien ; Michel, seconde réponse ; Natacha, première et cinquième réponse ; Stéphane huitième et vingt-cinquième réponse ; Béatrice, première et sixième réponse.

90.

Natacha, Béatrice et Stéphane

91.

Patrick, Annie et Michel