10-4- Dialogicité et idéologie dans l’ennui

10-4-1- L’ennui comme trait personnologisant

Nous pouvons dégager un double niveau de compréhension, et aussi d’explication de l’ennui de part des enseignant-e-s : il est un trait de « caractère », « individuel » ; mais il est également dépendant du contexte social, de l’environnement. On constate un formalisme dans le discours enseignant, qui se refuse à dialoguer autour des termes « inné » et « acquis », tout en ayant des propos issus de cette opposition :

Encadré 38 : l’ennui individuel
- « R : Et voilà, c’est leur nature, ça fonctionne comme ça heu… j’aimerais bien des fois décortiquer, pour essayer de filer le tuyau à l’autre. Quand c’est dans une même famille et qu’on dit : ha bah c’est tout le contraire de son frère ou de sa sœur heu… voilà, c’est la même famille, même modèle même truc, donc c’est pas… heu… » (Michel)

- «  R : […] Je pense qu’il y a des gens qui ont des profils pour s’ennuyer, et ça ça me fait peur à dire, parce que moi je pense que j’ai un profil d’ennuyé. » (Natacha)

- « R : Oui, je pense oui… clairement. Moi je pense, qui, qui sont plus aptes à s’ennuyer, et, et à peut-être mieux le v… enfin, est-ce qu’elles le vivent mieux, j’en sais rien, mais en tout cas oui, à des, à des personnes qui vont plus facilement s’ennuyer heu, que d’autres, oui, clairement. » (Béatrice)

Et paradoxalement à ces discours, où l’inexplicable de la variabilité des situations est raccroché à une donnée interne à la personne, voire à un trait de personnalité, les sujets s’accordent toutes et tous à dire que l’ennui et l’adolescence sont liés, ce qui dans ce cas fait basculer l’ennui non plus comme un trait, mais plutôt comme contextuel, en fonction d’une époque de la vie donnée, d’un âge donné :

Encadré 39 : L’ennui à l’adolescence
- « R : […] Et puis je pense aussi qu’il y a une question d’âge, parce que je vois, enfin là pour mes propres enfants heu, ma dernière fille qui était très active heu, jusqu’à l’âge de… 14 ans, et à 14 ans l’adolescence arrive, et là tout d’un coup, les choses changent, elle s’ennuie de partout alors hein t’façon ! (rires). Donc on se pose même plus la question, elle s’ennuie partout. Donc heu, voilà… » (Patrick)

- « R : […] adolescente je m’ennuyais cruellement pendant les grandes vacances. » (Annie)

- « R : Moi ouais je pense, ouais je pense, je… ça me paraît une des caractéristique des adolescents, je vois bien les adolescents s’ennuyer, carrément quoi ! (rires) » (Béatrice)

C’est d’ailleurs sur ce critère que les différences entre les filles et les garçons, si elles sont constatées et affirmées, sont nuancées : les filles sont plus matures que les garçons, donc en fin de Cycle 3 elles sont dans la pré-adolescence. C’est ce qui justifierait alors des différences.

Et renforçant cette opposition inné vs acquis, tout un discours est développé justement autour d’élèves « doué-es ». On retrouve alors la configuration dégagée de l’ennui de l’élève précoce, qui finalement devient inaccessible, et aussi incompris, comme l’explique bien Michel :

Encadré 40 : L’élève brillant
- « R : Mais un élève en réussite ou un élève brillant, on a beaucoup de problèmes avec des élèves intellectuellement précoces. Alors c’est vrai que la précocité veut pas dire qu’ils sont dans le moule scolaire, des apprentissages, mais pourtant ils sont… étant précoces ils ingurgitent de l’information très rapidement aussi, et c’est très dur, dans l’institution scolaire de s’adapter à ce genre de population hein. Parce que en plus on sait pas trop dans quel direction faut les emmener hein… » (Michel)

- « R : Pfou j’en sais rien. Honnêtement, je sais pas pour moi ce que c’est qu’un él… un enfant surdoué, je sais pas heu, elle est brillante en tout ça c’est certain, et elle a un an d’avance, et c’est ma meilleure élève, et ce qui est génial c’est qu’elle est quand-même heu assez mûre. » (Béatrice)

En termes de traits personnologiques, seule une enseignante fait un lien entre l’ennui des élèves « surdoué », « doués, « précoces », et une différenciation groupale. Mais là encore, afin d’atténuer ses propos, elle s’inclut dans ce type de « profil », en expliquant d’abord qu’elle s’estime « prétentieuse » :

Encadré 41 : L’ennui signe de distinction
- « R : Peut-être. Et puis ce serait une manière de mettre vraiment un fossé entre soi et les autres, de dire heu : ben regarde toi, dès qu’on a rien à faire tout de suite tu travailles, tu fais du lèche, alors que moi j’en ai pas besoin, y aurait peut-être ça. […] Ou alors : moi ce que la maîtresse elle fait en classe je le sais déjà et ça m’ennuie. » (Natacha)

Les autres enseignant-e-s se refusent à ce genre de discours. Et là encore, il est difficile de démêler ce qui tient du discours formel, et de leur opinion personnelle parce qu’il s’agit d’un sujet délicat. En effet, si Natacha évoque ce sujet, c’est parce qu’auparavant, nous l’avons souligné, elle s’est elle-même impliquée dans ce type de comportement, ce qui atténue considérablement l’aspect négatif et de jugement que pourrait avoir ce type de discours.