10-4-3- En quoi l’ennui est un thêma dans les discours recueillis

L’ennui n’a pas le même statut, d’abord sous l’action de variables positionnelles (réussite vs échec scolaire). Il s’active ensuite, en prenant appui sur des connaissances plutôt contextuelles de stéréotypes, comme les matières scolaires genrées, ou la théorie sociologique du handicap socioculturel et du don. Tous les discours sont structurés sur un système d’oppositions et de contradictions reconnues ou niées par les sujets, dès que l’on active les grands thèmes de l’ennui. Si l’on reprend la structure que nous avons dégagée, en termes d’oppositions, on s’aperçoit que les discours prennent appui sur l’une ou l’autre, et parfois les deux. Au sein d’une même phrase, les sujets nous expliquent que l’ennui est positif et négatif, et plus précisément, il est d’abord négatif, mais en fait dans une certaine mesure positif. Ce qui implique qu’il est mal au sein de l’institution scolaire, tout en ayant des bénéfices, comme par exemple de ménager des pauses pour les élèves. Il est contextuel et acquis, mais pourtant il est également inné. Il est sollicité dans le cas d’élèves souffrant de pathologies, mais il touche tous les élèves, et il est décrit comme normal. La réalité fait qu’il n’est pas possible de s’ennuyer, et pourtant toutes et tous rêvent ou souhaitent avoir le temps de s’ennuyer. Enfin, il est à la fois collectif, lorsque tous les élèves s’ennuient, ou alors lorsqu’il est une caractéristique de l’adolescence, tout en étant un trait personnologique.

Nous avons envisagé l’ennui comme un thêma, permettant grâce à un système d’oppositions, de justifier à la fois des situations scolaires s’écartant d’une norme, et donc de qualifier des élèves déviant-e-s de la cette norme scolaire. Nous avons également formulé l’hypothèse d’une différence de représentations de part des enseignant-e-s en fonction du public qu’ils et elles décrivent, c’est-à-dire une différence entre adolescent-e-s et jeunes élèves, et cela est bien confirmé. L’ennui permet dans l’école de qualifier des comportements scolaires extrêmes, aussi bien au niveau du comportement (passif vs actif), que du niveau scolaire (échec vs réussite). Et au fil de l’entretien, où nous avons mis à jour ces oppositions, les sujets en arrivent d’abord à douter de leur compréhension, alors que le pré requis des entretiens était de décrire des élèves qui s’ennuient. C’est ce qu’exprime Annie, qui coupe le fil du discours, pour préciser : « Mais ce que je voulais rajouter, c’est que l’enfant qui pour moi s’ennuie ne s’ennuie pas par exemple ».

L’ennui est producteur de sens et de thèmes, et il est présent dans l’école comme révélateur d’autres phénomènes sociaux, qui mettent à jour des crises ou des cassures, intimement liées aux systèmes idéologiques, qui traversent forcément l’école, « microcosociété » dans laquelle « il faut jouer des pistons » pour Annie. Il est question des normes et des cadres, mais surtout de l’ennui comme refus :

Encadré 44 : L’ennui comme refus
- « R : Alors je leur demande : pourquoi ça t’ennuie ? Bah parce que je connais pas et puis je trouve ça moche. […] Donc heu là on est dans le jugement, donc heu vous voyez que l’ennui ça peut être aussi : je ne connais pas, je bloque, je refuse, parce que je n’ai pas envie. » (Annie)

- « R : Quelque part je pense, je pense ouais, ça peut être heu : ce que tu me proposes, qu’on me propose me convient pas, y a rien d’autre que vous me proposez qui m’intéresse, ben… j’ai pas autre chose à faire que m’ennuyer quoi. Je pense que ça peut l’être, ça peut être une des raisons… je me trompe peut-être aussi (rires).» (Béatrice)

- « R : Et puis il y a aussi le discours qui, on va quand même pas dire aux autres que, non… enfin je veux dire y aussi l’opposi… l’opposition, c’est-à-dire le fait de rentrer en opposition, on va dire des choses qu’on pense pas forcément. » (Patrick)

Cependant, il faut bien noter que deux exemples sur les trois cités font référence à des adolescent-e-s, et ces exemples sont tirés non pas de leur expérience professionnelle mais personnelle. Et selon nous, ce n’est pas un hasard, car aussi bien au niveau de ces témoignages, que dans les différentes recherches autour de l’ennui, c’est bien le seul consensus : l’ennui est typique de l’adolescent. Solliciter cet argument ne fait pas « glisser » le discours. L’ennui contextualisé dans l’école reste difficile à exprimer. Mais pour certains, en réalité, la problématique de l’ennui n’a pas lieu d’être, et ne serait au final qu’une sorte de poudre aux yeux, révélant alors d’autres problématiques plus larges, inscrites dans la société. C’est également un moyen, en fin d’entretien, comme c’est le cas pour les exemples suivants, de clôturer et faire références à des aspects plus larges :

Encadré 45 : L’ennui révélateur d’une crise plus profonde
- « R : Pfou…moi je pense que c’est heu, non, enfin voilà quoi, c’est ça quoi, c’est essayer de trouver des raisons à la crise scolaire alors que finalement de tout temps, tout enfant s’est ennuyé à l’école à un moment donné, sans que ça ait de l’import… enfin le moindre impact quoi. Et d’ailleurs celui qui s’ennuie pas il a un problème, y… faut qu’y prenne de la Ritaline hein, il est hyperactif hein, non mais c’est vrai ! Je pense que celui qui s’ennuie pas c’est vrai, c’est plus inquiétant. » (Natacha)

- « R : Non mais c’est peut-être que heu, je sais pas, peut-être annoncer des changements, y a des choses qui vont pas donc on va faire ça, voilà. Y a de l’ennui, les élèves s’ennuient, c’est bien qu’y a un truc qui va pas quoi, donc heu, heu, on va faire des réformes ou je sais pas heu… Ou bien ça peut être plus personnel hein, quelqu’un qui a envie de faire parler de lui et qui utilise un truc qui marche bien, qui fait parler, voilà c’est ça. Ou bien c’est heu un, un sujet comme la Marseillaise, qui, qui, qui vraiment sépare heu, deux visions… Donc heu… » (Stéphane)

Ce type de remarque, que ce soit la mise en lien de l’ennui et une crise plus profonde, ou l’exemple de la « Marseillaise », vont bien dans le sens d’un ennui comme thêma, qui fait finalement parler, sans finalité précise, si ce n’est de mettre à jour les dysfonctionnements. On le constate par exemple par l’émergence dans les discours des stéréotypes dans le monde scolaire, mais aussi de la problématique échec et réussite scolaire, et donc de la norme de réussite scolaire.

Ces quelques témoignages ne permettent pas d’obtenir une vision globale, car ils restent isolés, comme nous l’avons souligné, d’abord parce que ces sujets ont accepté de répondre. Cependant, on dégage bien les grandes lignes de force mises en évidence dans ce travail, ce qui permet alors une confirmation. Nous avons également interrogé les élèves qui ont été cité-e-s comme s’ennuyant par les enseignant-e-s. Nous allons donc dans un second temps nous pencher sur les entretiens des élèves, pour ensuite dégager les représentations qu’ils et elles ont de l’ennui en contexte scolaire, pour ensuite comparer avec celles des enseignant-e-s, et mettre en avant les points communs et les divergences.