11-2-3- Les stéréotypes du monde scolaire bien ancrés

On distingue deux types de discours stéréotypés autour de l’ennui, un discours « neutre », autour de la vision de ce que l’on peut appeler le « métier d’élève », et une vision très stéréotypée des filles et des garçons, envers leur propre groupe et l’exogroupe. Cela n’a rien d’étonnant puisque nous avons explicitement posé la question d’une différence d’ennui entre les filles et les garçons. Mais alors que les réponses divergent, tous et toutes font référence à de très forts stéréotypes genrés, soit pour justifier une différence, soit au fil de l’entretien :

Encadré 56 : les filles travailleuses et scolaires
- « R : Un peu… Ben je vois des garçons qui n’écoutent pas trop et des filles qui écoutent. » (Alice)

- « R : Ben parce que je le vois. Parce que les filles elles s’ennuient sans le montrer, alors que les garçons ils s’en fichent complètement, et ils montrent qu’ils s’ennuient alors ils font rien.. » (Mickaël)

- « R : Non c’est parce que les filles elles sont plus intéressées à l’école que les garçons. Voilà. » (Nicolas)

- « R : Non je pense pas que les garçons heu, finissent plus vite, je sais pas les filles peut-être qu’elles ont un peu plus envie de travailler et ça peut peut-être être le contraire, mais les, les garçons s’ennuient plus parce que y ont pas envie de faire le travail, et même si y ont pas fini y s’ennuient. » (Samuel)

Les filles sont scolaires, alors que la différence d’ennui entre les garçons et les filles s’opère autour de l’activité, et notamment extra scolaire, ce qui confirmerait bien les représentations de la fille scolaire dans la classe, et du garçon, dans l’activité, hors de la classe.

Encadré 57 : Les garçons et le choix d’activité
- « R : Bah… y a des fois des filles qui s’ennuient plus que des garçons, parce que les garçons ils sont plus occupés au ping-pong, parce qu’on a un, on a un planning pour le ping-pong, le foot et tout […] mais garçons quand même heu, y s’ennuient moins parce que y ont toujours des activités à faire, ping-pong, parce que… […] ils sont plus sportifs que nous. » (Annabelle)

- « R : (silence) je pense que c’est plus les filles qui s’ennuient parce que les garçons y jouent plus au foot à la récréation donc heu y a presque que des garçons qui jouent au foot heu après heu je suis pas sûre hein parce que… » (Bérénice)

Les stéréotypes sont utilisés comme justification de situations, comme points de repère. Mais pour autant, tous et toutes ne sont pas d’accord, puisqu’un certain nombre précisent bien qu’il n’y a pas de différences.

On distingue un second discours stéréotypé très puissant, mais que l’on pourrait qualifier de non genré, et qui serait représentatif du « métier d’élève », et partagé par toutes et tous. Même s’il n’est pas toujours appliqué et/ou respecté, il est très clairement intégré. On le constate très bien lorsque l’on active la dualité bien/mal de l’ennui. Globalement, pour les élèves l’ennui à l’école, c’est mal. On notera trois exceptions qui pensent que l’ennui peut être bien et pas bien. Nina, qui est en difficulté scolaire, pense que  « ça dépend. Des fois c’est bien parce qu’on peut faire des autres choses… ». Cela signifie donc bien que la première représentation de l’ennui est négative, puisque « ça dépend ». Pour Bérénice, qui est décrite par son enseignante comme en réussite, et venant d’être soumise à test de QI, l’ennui c’est : « bien et pas bien ». Dans son cas, l’ennui c’est quand elle a fini avant, donc cela lui permet de « se reposer ». Et selon Nicolas, en réussite scolaire également alors qu’il est souvent absent, l’ennui pour lui, après hésitation, est « bien », là encore parce qu’il sait déjà.

Pour les autres élèves, et quelle que soit leur position scolaire, l’ennui est mal. Et par l’intermédiaire des termes explicatifs, émergent les problématiques et les stéréotypes du monde éducatif. On distingue l’ennui relié à l’occupation, et en tant qu’élève, il ne devrait pas y avoir d’ennui en classe, puisqu’il y a toujours des activités proposées. Cela concorde avec les représentations de l’ennui actuel, qui n’a pas sa place :

Encadré 58 : L’ennui par inactivité, c’est mal
- « R : C’est pas très bien parce que faut, enfin j’arrive pas à rester inactif. » (Paul)

- « R : Bah c’est… pas bien ! parce que ça fait rien quoi, on joue pas, on s’amuse pas, on, on reste… à rien faire. » (Annabelle)

- « R : C’est mal
Q : Pourquoi tu penses que c’est mal ?
R : Parce que dans la classe comme on a du travail heu on travaille beaucoup, y a la maîtresse qui parle beaucoup heu… vu qu’on écoute alors on devrait pas s’ennuyer si on écoute. » (Boris)

Mais l’ennui est mal, parce qu’il faut faire ses devoirs quand on est à l’école, et il faut écouter. Sinon les conséquences sont d’avoir de mauvaises notes et d’être en échec scolaire. Pour Samuel s’ennuyer à l’école a « un effet sur le travail ». Pour Mickaël, l’ennui s’oppose à écouter en classe, et a des conséquences à long terme, avec le risque de devenir « clochard » :

Encadré 59 : L’ennui provoquant l’échec
- « R : Ben c’est pas bien de s’ennuyer, parce que si tu comprends rien après heu, quand t’as une évaluation tu fais heu, tu fais n’importe quoi. Tu comprends pas voilà. » (Pierrick)

- « R : Bah je sais pas… c’est que les autres ils s’ennuient pas. Et que ils ont des meilleurs résultats que moi. » (Marine)

- « R : (soupir). Je dirais que c’est pas bien.
Q : Et pourquoi tu dirais que c’est pas bien alors ?
R : Ben parce que il faut écouter pour pas pour pouvoir, pour pouvoir ne pas être un clochard. » (Mickaël)

- « R : C’est pas bien parce qu’après on a des mauvaises notes. » (Noémie)

A travers ces explications, on mesure l’intégration des élèves, quelle que soit leur position dans l’espace scolaire, de la pression à la réussite. On distingue un fort consensus autour de l’enjeu d’avoir de bonnes notes et de bien écouter à l’école, qui restent les premières définitions des conséquences de l’ennui. Le discours est très « scolaire », on pourrait presque dire qu’ils et elles ont bien appris leur leçon :

Encadré 60 : Discours stéréotypé des élèves sur l’école
- « R : Non, c’est pas bien, parce que à l’école on est censé travailler donc heu, faut travailler… » (Paul)

- « R : Je pense que c’est pas bien parce que y a plein de choses à faire, et puis c’est surtout bien de participer, et si on se trompe c’est pour apprendre, et le problème c’est que y a des fois c’est un peu saoulant ! » (Annabelle)

On prend bien la mesure de l’ennui, signifiant des problématiques éducatives, qui pour les élèves sont axées autour de la réussite, des évaluations, de la peur de ne pas avoir un avenir. Dès l’école primaire, l’ennui, d’abord du fait semble-t-il d’une ambiguïté dans sa définition, autour du singulier et du pluriel, mais également par l’intégration d’un système binaire, revêt bien cette utilisation d’ « entre-deux », notamment autour de la question du rien et du désintérêt. La particularité de l’ennui que nous avons dégagée tout au long de ce travail, le fait que sous l’action de variables contextuelles et positionnelles il provoque une référence à des connaissances stéréotypées est également présent dans le discours des élèves. Selon nous, il pourrait s’agir, face à un objet présent et partagé dans la sphère scolaire, mais difficilement définissable, donc instable, de le cadrer autour d’un système stable. Ces variables offrent une structure cadrante de l’ennui, qui permet alors de prendre appui sur des stéréotypes partagés, et stables, à la fois dans le partage, mais aussi dans la durée (réussite vs échec, fille vs garçon, hiérarchie des matières scolaires etc.)

Nous avions émis trois pistes explicatives, au niveau intra-individuel, en référence aux niveaux d’explication développés par Doise (1982). D’abord les élèves solliciteraient l’ennui comme stratégie d’auto-protection en cas d’échec scolaire, comme « désidentification » ou « auto-handicap » (Martinot, 2004). Dans ce cas, nous nous situons à un niveau individuel. Une seconde explication, l’effet P.I.P., permettant d’allier à la fois la conformité au groupe (on dégage bien le conformisme dans le discours des élèves), tout en se distinguant d’avec autrui à l’intérieur du groupe, a été avancée (Codol, 1975 ; 1979 ; 1984). Enfin, une troisième stratégie, notamment en situation d’infériorité et en contexte compétitif, est l’incomparabilité (Lemaine, 1966 ; 1974). Cette fois, nous nous situons à un niveau groupal. On retrouve donc bien toujours cette double dimension.

En fonction de ces trois systèmes stratégiques, on retrouve bien la question des positions scolaires « extrêmes », et il paraîtrait assez logique, dans le cas d’une mise en danger de l’estime de soi par exemple, que les élèves mettent en place ces stratégies de protection et d’auto-protection. Même s’il se dégage des tendances nous confortant dans l’idée qu’effectivement, il se construit une représentation de l’ennui comme stratégie par les élèves. Nous y reviendrons plus en détail dans le prochain chapitre, car les données recueillies ici sont difficilement analysables à ce niveau. En effet, il aurait fallu pour ce faire, non pas interroger des élèves qui s’ennuient en classe selon leurs enseignant-e-s, mais selon les élèves eux-mêmes, puisque nous l’avons constaté, la majorité de ces élèves disent ne pas s’ennuyer en classe. Et ce point nous semble capital dans la structure, l’utilisation, la compréhension, mais surtout l’utilisation de l’ennui en contexte éducatif.