11-3- Représentations communes et différenciées de l’ennui

11-3-1- Plusieurs définitions de l’ennui

Nous confirmons encore une fois la structure d’opposition de l’ennui, et ce à la fois dans le discours des enseignant-e-s, mais aussi des élèves. Cela met donc très clairement en avant la stabilité de la structure que nous avons dégagée. L’ennui permet de justifier des situations, des positions opposées. Et plus particulièrement, en termes d’oppositions, il est d’abord fait référence aux aspects plutôt négatifs, pour ensuite être contrebalancé par les oppositions positives. C’est particulièrement frappant, nous l’avons longuement souligné dans ce travail, autour de l’attitude comportementale des élèves. D’abord l’ennui est constaté par une posture physique, un comportement passif. Ce constat nous semble corrélé avec les normes sociales, à la fois présentes de manière élargie à la société active, où les « temps morts » ne sont pas les bienvenus. Au sein de l’école, et encore plus en classe de primaire, l’élève est positionné au centre des apprentissages, notamment depuis la loi d’orientation en 1989, qui faisait une large place à la pédagogie active, et la pédagogie nouvelle. L’élève se trouve alors dans une posture « individuelle » et active. Cela expliquerait donc bien pourquoi la première manifestation de l’ennui pour les enseignant-e-s est la posture passive.

On constate une intégration de cette spécificité chez les élèves, qui font également dans un premier temps référence à la passivité, au rien, dans l’ennui, pour décrire leurs camarades autour de la posture passive. Ils et elles ont bien enregistré qu’il s’agissait à l’école d’être dans l’activité, le travail. Cette même posture passive est un indice d’ennui dans la cour de récréation, et est corrélé à la solitude. Si l’on reprend les travaux des sociologues, on distingue au niveau du collège deux systèmes individualistes (Dubet et Martucelli, 1996), que l’on pourrait résumer par : d’un côté l’individualisme dans la classe, autour de la performance, la réussite scolaire ; et l’intégration sociale au sein du groupe de pairs. L’ennui, comme nous le postulions, permet de qualifier chez les enseignant-e-s des posture « extrêmes » dans le champ scolaire. Et c’est également le cas avec les élèves, pour qui l’ennui est relié à des comportements déviants de la norme à la fois scolaire « dans la classe », et extra-scolaire, dans la cour de récréation. Comme nous l’avons constaté, ce n’est pas bien de s’ennuyer dans la classe, parce qu’il y a toujours des activités à faire, et c’est un lieu de travail. A travers un certain nombre de remarques dans cette veine, on peut affirmer qu’effectivement les élèves ont tous et toutes bien intégré le « métier d’élève » (Perrenoud,1994), et cela est d’autant plus flagrant que c’est le cas quel que soit le niveau scolaire de l’élève. De l’autre côté, dans une dynamique moins individualiste, on trouve la cour de récréation, haut lieu de socialisation (Delalande, 2001 ; 2003), où l’enjeu est justement plutôt l’appartenance à un groupe, notamment à travers la participation au jeu. On pourrait dire dans une certaine mesure que l’ennui est sollicité lorsque l’élève n’est pas intégré-e à un groupe de pairs, constat mis en évidence par une non appartenance aux jeux, donc un isolement, comme l’illustrent bien les propos de Nina : « Ben déjà parce que j’ai pas beaucoup d’amis, mais des fois ça ça m’ennuie pas trop mais, c’est parce que, enfin, je joue et tout mais, j’ai pas trop d’amis donc heu ça va mieux un petit peu… ».

En termes de raisonnement binaire, là encore, on retrouve le même type de raisonnement suite à la passivité. Au niveau comportemental dans la classe, l’ennui est constaté par l’activité, le bavardage etc. Pour les élèves, les manifestations sont plutôt à rapprocher d’un énervement, d’une incapacité à trouver une activité adaptée. Mais les conséquences, même si les terminologies sont différentes sont les mêmes : le désengagement de la part de l’élève qui peut conduire à la mise en échec ; et pour les élèves, l’échec par l’intermédiaire de mauvaises notes.

Comme nous l’avons constaté, on dégage une définition de l’ennui s’appuyant sur des indices de passivité vs activité, aussi bien de la part des enseignant-e-s que des élèves. Il y a donc une transmission, qui pourrait alors aller dans le sens d’une utilisation des « symptômes » de l’ennui de la part des élèves en direction des enseignant-e-s. Cependant, il faut tout de même souligner que l’adéquation est beaucoup moins vraie en termes de constats. En effet, théoriquement, nous aurions dû nous entretenir avec douze élèves qui s’ennuient en classe. Or ce n’est pas le cas. C’est à notre sens encore un indice à la fois d’une utilisation de l’ennui et d’une interprétation qui reste instable, et donc malléable, sous l’impulsion notamment de variables contextuelles.

En revanche, au niveau d’une définition de l’ennui, on distingue une similitude autour de l’ambiguïté de l’ennui et des ennuis. Et c’est particulièrement présent chez les élèves où on pourrait avoir deux définitions, qui expliqueraient dans une certaine mesure la dualité de l’ennui. En effet, les discours, et que ce soit auprès des enseignant-e-s ou des élèves, mettent en lien les ennuis, avec des problèmes, des difficultés vs un ennui plus « neutre », se rapprochant de sa définition plus philosophique, et positive. On a pu mettre en évidence un ennui « inné », qui n’est pas genré, c’est-à-dire faisant référence à une catégorisation supérieure, dégagée de variables positionnelles. Il semblerait bien qu’au regard des données empiriques que nous avons recueillies, cet ennui « inné » s’oppose aux ennuis « acquis ». En partant du postulat que les définitions de l’ennui proposées par les élèves seraient une sorte de « genèse » du sens, qui au fur et à mesure va s’étoffer, se complexifier, notamment sous l’influence des transmissions dans une dynamique historique des signifiés, on peut alors penser que l’ennui est d’abord binaire, au point d’avoir deux définitions. Puis ces oppositions structurantes tendent à se complexifier, ce qui démontre bien toute la puissance de ce mot au niveau social et groupal.

Ce système montre alors bien les différentes représentations de l’ennui, autour des oppositions structurantes et de leur variabilité, ainsi que la particularité d’être à la fois défini comme un trait de caractère individuel, mais aussi dépendant du contexte.