11-3-2- L’ennui comme transmetteur de normes et de valeurs

Même si l’on peut, semble-t-il, s’interroger sur une sorte d’amalgame entre deux ennuis, qui progressivement vont se rejoindre, comme on le constate en observant le discours des élèves et des enseignant-e-s, en conservant toujours un système d’opposition, l’ennui n’en reste pas moins un vecteur de transmission puissant de normes. On a pu le voir par exemple avec le comportement : pour les élèves comme pour les enseignant-e-s la posture physique est le premier indice d’ennui. Mais il permet également de transmettre des valeurs, autour de l’activité et du travail à l’école. Il est donc bien un objet social qui offre une grille de lecture de situations à la fois sociales et précisément dans notre étude scolaire. Face à des situations déviantes d’une norme scolaire, très codée chez les enseignant-e-s, et déjà bien intégrée par les élèves, l’ennui permet de justifier des écarts, des situations ambiguës.

Nous avons pu mettre en évidence ce phénomène en activant tout au long de ce travail les variables réussite vs échec scolaire, et fille vs garçon dans l’espace scolaire. Dans cette recherche empirique, le discours enseignant est polydoxique et attendu, parce qu’il s’agit de sujets politiquement incorrects. Pour autant, par l’intermédiaire notamment des matières scolaires, qui véhiculent à la fois des stéréotypes genrés extrêmement puissants, mais également une hiérarchie d’ordre social, on voit bien l’émergence de discours différenciateurs. Le principe de différence va à l’encontre de l’idéologie de la réussite pour tous et toutes par l’intermédiaire de l’école. Il paraît donc logique que le sujet soit éludé, voire nié dans les discours des enseignant-e-s. Cependant un premier indice de cette différenciation est la présentation de « cas » d’élèves estimé-e-s dans l’ennui, toujours sur un système d’opposition réussite vs échec. Il s’agit d’une variable que l’on pourrait qualifier d’objective, puisqu’elle émane d’une évaluation normée, donc moins subjective comme l’explique Stéphane, que fille vs garçon. La réussite ou l’échec scolaire permet une sorte d’égalité (nous avons au final autant d’élèves garçons et filles et en réussite ou moyen/en difficulté).

Du côté des élèves, on distingue d’abord une difficulté pour les élèves, filles et garçons, à s’évaluer correctement. Et plus précisément, les élèves évalué-e-s comme en réussite ont tendance à minimiser leurs résultats, et dans le cas d’élèves évalué-e-s moyen-nes, ou en difficulté, ils et elles ont tendances à se surestimer. Le lien entre l’ennui et le niveau scolaire n’est pas aussi systématique que chez les enseignan-t-e-s pour les élèves, qui réalisent plutôt un lien entre leur ennui, même s’il est rare, et la fin d’un exercice, donc sur un mode plutôt ponctuel et partagé (attente suite à la réussite ou non de l’exercice). En revanche, ils et elles font un lien entre le niveau scolaire et l’ennui lorsqu’il s’agit de camarades observé-e-s. Cela pourrait laisser supposer qu’il y a une transmission progressive, et c’est encore plus vrai lorsque l’on fait référence à la variable genrée, qui active clairement une différenciation de la part des élèves. Il s’agit pour les élèves d’un système d’explication stable dans le monde scolaire, plus stable semble-t-il que le niveau scolaire.

Nous l’avons constaté, l’ennui corrélé au sexe de l’élève est contesté de la part des enseignant-e-s par l’intermédiaire de justifications en termes de traits de personnalité, donc partagé par toutes et tous. Pour autant, faire référence à un trait de caractère ou de personnalité pose également quelques souci dans le champ éducatif, puisque dans la mesure où il est en lien avec la position scolaire de l’élève, cela implique donc qu’ils et elles font référence à un système d’explication proche de l’innéisme. Cela met donc bien en avant la complexité de cet objet. De la part des élèves, une distinction est opérée, sur le même modèle que décrit précédemment, c’est-à-dire en prenant appui sur des connaissances « stables », qui sont les différences fille/ garçon. Pour autant, comme nous l’avons constaté, les enseignant-e-s ont le même type de raisonnement, en s’appuyant sur une donnée « stable » qu’est l’expérience professionnelle. On pourrait donc dire que cet argument est une donnée empirique, rentrant en opposition avec les connaissances théoriques acquises par la formation et les textes officiels.

On distingue un autre système explicatif, extrêmement récurrent dans le monde éducatif, autour notamment de l’explication de l’échec scolaire mis en évidence par Gosling (1992) : l’explication par des données extérieures à l’école, lieu d’égalité, et indépendantes de l’enseignant-e, en fonction du milieu social de l’élève. Ce type de discours est très présent face à l’ennui, qui devient alors non plus une donnée personnologisante, mais sociale. Il est fait référence aux théories sociologiques, et notamment autour du « handicap socioculturel » (Charlot, 1997). On distingue une autre stratégie équivalente, qui prend cette fois appui sur des données « psychologisantes », avec comme source d’ennui la dépression, un déficit de capacités cognitives et notamment attentionnelles, ou neurologiques.

Il s’agit donc de stratégies à la fois de désengagement, mais aussi de protection de la part des enseignant-e-s, qui même si cela fait varier les sources de l’ennui, ont les mêmes conséquences qu’une explication personnologisante. Et plus précisément, il semble que par l’activation de l’ennui, effectivement, l’échec est relié à des causes externes ; et à l’inverse, une trop forte réussite est reliée à des représentations innéistes telles qu’être « précoce », « brillant », « surdoué ».

Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, et notamment en prenant comme point de référence l’ennui à l’adolescence au lycée (Huguet, 1984 ; Leloup, 2003 ; Nizet et Hiernaux, 1984), on ne trouve pas réellement de correspondance de représentations. L’ennui chez les enseignant-e-s de lycée permet une « protection narcissique », que l’on retrouve chez les élèves (Leloup, 2003). C’est aussi le cas d’élèves issu-e-s de sections peu valorisées socialement (Huguet, 1984).

En classe de primaire, il se dégage bien ce même phénomène de protection, comme nous l’avons souligné, que l’on pourrait assimiler à une stratégie défensive : ce métier en particulier ne permet pas l’ennui. En revanche, on retrouve bien ce système d’opposition, où l’ennui est envisageable voire souhaité, mais chez soi. Cette distinction n’est pas effective chez les élèves, qui ont bien intégré l’idée que l’ennui est mal, mais il l’est aussi bien à l’école, que dans la cour de récréation ou chez soi. Lorsqu’il est jugé positif, c’est qu’il est envisagé comme une pause, un repos, mais valable selon différents contextes. On pourrait alors penser qu’à l’école primaire, l’ennui est encore en train d’être transmis, appris, comme phénomène appartenant à la classe et au rythme scolaire (Perrenoud, 2004). En effet, on peut distinguer un système de transmission entre le discours des enseignant-e-s et des élèves, comme par exemple avec la terminologie « rêvasser » : Natacha assimile l’ennui à la « rêvasserie », et notamment lorsqu’elle décrit Noémie. Et lorsque nous interrogeons Noémie ensuite, elle explique que lorsqu’elle s’ennuie en classe, elle « rêvasse ».

Il semblerait donc bien qu’il s’agisse d’un apprentissage de l’ennui en contexte, qui n’est pas encore complètement saisi en classe de primaire, on le constate notamment par rapport à la définition de l’ennui, pas complètement stable, mais pour autant les normes sont acquises : il ne faut pas s’ennuyer à l’école, mais travailler.