11-3-3- Le pédagogique et le didactique dans l’ennui : exemple de l’histoire

L’ennui, une fois constaté par les enseignant-e-s, provoque une recherche de solutions parce que, malgré un discours qui met en avant un aspect positif de l’ennui, il n’a pas sa place à l’école, lieu de transmission. Comme nous avons pu le constater, il est systématiquement question de l’intérêt, et ce aussi bien chez les enseignant-e-s que chez les élèves, et in fine de la question de l’utilité des savoirs. Il semble que ce soit encore plus valable en classe de primaire, où les élèves sont encore des enfants, donc en construction. On distingue d’ailleurs tout un champ sémantique dans le discours enseignant-e-s autour de la problématique de « nourrir », « alimenter » les élèves. Lautier, notamment en reprenant les travaux de Chombart de Lauwe (1971) et Debardieux sur la violence, résume les représentations de l’enfant autour de : « L’enfant mauvais qu’il faut dresser, l’enfant naturellement bon qu’il suffit d’aider à pousser » (2001, p. 40).

L’enseignant-e est dans une recherche de méthode adaptée pour parvenir à transmettre le savoir. Mais pour autant, on ne distingue pas vraiment de grandes innovations en termes pédagogiques. En effet, les réponses à l’ennui sont, pour résumer, axées sur la forme et l’élève, soit en termes de modalités pédagogiques autour du travail en groupe, ou de l’individualisation et du tutorat par exemple, par le projet, ou l’habillage de la tâche. Il s’agit bien des pistes que nous avions déjà dégagées, qui pourraient se résumer à : la pédagogie différenciée, l’innovation (support internet, les matières transversales, le théâtre…), et l’utilité des savoirs. Sur ce dernier point, les enseignant-e-s rencontrent plus de difficultés, et c’est peut-être sur ce point que la situation n’est pas maîtrisable pour eux. En effet, mettre en place de la différenciation est la solution la plus partagée, comme nous l’avons mis en évidence (Chapitre 8). Pour contourner l’ennui, les enseignant-e-s ont des « techniques », telles que rendre les élèves acteurs et actrices, ou proposer des activités sous un angle plus ludique. En revanche, face au désintérêt d’un ou une élève pour un savoir, on mesure toute l’impuissance de l’enseignant-e. Et c’est d’ailleurs sur ce point que le désintérêt se distingue de la démotivation dans l’ennui en contexte scolaire.

Pour illustrer nos propos, nous allons nous intéresser aux matières scolaires. En effet, nous avons d’abord constaté qu’il existe bien dans l’ennui une hiérarchie des matières scolaires, relativement conforme aux représentations du prestige social, et notamment autour des matières scientifiques, et ce aussi bien de la part des enseignant-e-s que des élèves. Sur les dix-huit sujets interrogés, les énumérations ne sont pas identiques, voire sont parfois opposées, et numériquement, il n’est pas vraiment possible de quantifier des « scores » d’ennui. Mais à travers les discours, et notamment les exemples donnés, les sujets, et cela est valable aussi bien avec les enseignant-e-s que les élèves, décrivent souvent l’histoire et la géographie (parfois ensemble, parfois dissociées). Et selon nous, c’est loin d’être une coïncidence, si l’on se penche sur l’aspect didactique et pédagogique de cette matière scolaire. En effet, nous l’avons souligné à plusieurs reprises, les matières dites à « haut prestige social », du fait de leur statut spécifique et clairement identifié, véhiculent un enjeu différent (Chapitre 6). Pour autant, les arts plastiques, avec un très faible enjeu, sont la matière considérée comme la moins ennuyeuse. La justification est qu’il ne s’agit pas d’une matière « purement scolaire », distinction réalisée par les enseignant-e-s. Cela soulève alors une autre problématique, sur laquelle nous reviendrons : si l’ennui est provoqué par les matières identifiées, « étiquetées » comme « scolaires », cela pose question. De plus, on distingue alors deux systèmes d’explications, et ce aussi bien chez les enseignant-e-s que chez les élèves, qui opposeraient alors les matières scolaires ainsi : matières scolaire à fort prestige vs matières non scolaires ludiques.

Cependant, les sujets ont la plupart du temps privilégié des descriptions de l’ennui en cours d’histoire. Lautier en faisant référence notamment à Bruner, dégage en histoire une structure narrative, axée d’abord sur un modèle de compréhension de « ce qui nous arrive » (Lautier, 2006). « Or, la tradition de la discipline a forgé une crainte farouche de l’anachronisme. Ce "pêché des pêchés" qui oblige les historiens à une extrême vigilance dans la mobilisation de concepts forgés souvent pour la vie quotidienne, ou relevant de contextes éloignés de leur objet, reste un écueil à éviter. Or les élèves ne peuvent construire leur savoir historique sans procéder par analogies qui ramènent l’inconnu à du connu. Les enseignants oscillent alors, entre évitement et le contrôle du raisonnement analogique. » (Lautier, 2001, p. 92). Ce constat nous semble d’autant plus exacerbé chez les sujets que nous avons interrogés, puisqu’ils et elles sont Professeur-e-s des Ecoles, ce qui implique qu’ils et elles n’ont pas forcément une formation initiale en histoire. De plus, les élèves, du fait de leur jeune âge, sont bien plus au niveau cognitif sur un système d’analogie que des adolescent-e-s. Les exemples fournis sont très clairs à ce sujet. Du côté des enseignant-e-s, il y a une vraie problématique de transmission, et l’idée sous-jacente qu’il faut rendre cette matière dynamique et active, notamment en la rendant dans une certaine mesure « anecdotique ». La question se pose principalement au niveau de la forme :

Encadré 61 : Les petites histoires dans l’histoire et le mode de transmission
- « R : Et en fait moi je me suis rendu compte que ce qu’ils aimaient c’est la petite histoire, c’est pas l’Histoire ave en grand –h quoi… […] Ou heu, ha bah tiens avant Versailles c’était pas heu, propre parce que y avait pas encore les w.c. voilà, ce genre de choses, ça ça les intéresse, ils adorent ça. Heu, la grande Histoire, heu, pfou, pour eux ça a aucun intérêt, ça leur parle pas du tout du tout du tout . » (Béatrice)

- «  R : Ou histoire, mais c’est toujours pareil, si on arrive à les faire, à les mettre en action autour d’un projet d’histoire, sur un texte historique, sur heu, les braies des Gaulois par exemple, heu, comment se nourrissaient les Gaulois heu, ils vont rechercher des documents, faire des exposés, on les met en situation de, de, d’action […] (Annie)

- « R : C’était du magistral et heu donc à l’arrivée, moi je me souviens que des fois y nous racontaient des petites histoires, c’était sympathique, y nous racontait des histoires autour de l’histoire, et puis on écoutait. » (Michel)

Mais il semble que la problématique en termes de transmission s’articule précisément au niveau des représentations que les enseignant-e-s ont de l’histoire. Par exemple Natacha nous précise qu’on ne lui a jamais enseigné l’histoire de manière intéressante, tout comme Béatrice, qui reproche aux programmes de trop découper l’histoire, et donc d’en proposer une vision fragmentée et jalonnée de dates.

Encadré 62 : l’histoire, une matière qui n’intéresserait pas
- « R : Heu, après j’arrive à en récupérer quelques uns en mettant des sujets plus d’actualité, en faisant plus dans l’échange, mais heu, l’histoire ils ont vraiment du mal, c’est une matière heu, pfou, ça les intéresse pas des masses. » (Natacha)

- « R : Oui alors la géo ça les pouh, passionne pas des masses des masses, alors j’ai pas encore trouvé le truc pour heu, amener un élément raccrocheur, mais histoire-géo, ça, ça leur parle pas, ces enfants là ça ne leur parle pas, donc c’est très vite ennuyeux pour eux quoi, ils s’ennuient très vite. » (Béatrice)

Du côté des élèves, les témoignages de Pierrick et Nicolas illustrent parfaitement les représentations que les élèves peuvent avoir de cette matière, mais également de la question du l’utilité :

Encadré 63 : Utilité des savoirs dans l’immédiat
- « R : Ben par rapport avec heu, c’est l’histoire qui, enfin d’un point de vue la guerre heu, les filles elles aiment pas trop voir des morts, mais les garçons ça peut aller, mais les, en fait c’est deux choses différentes c’est d’avoir vu des morts et de faire des mathématiques. Enfin, l’histoire ça a pas trop avancé la guerre… voilà… » (Pierrick)

- « R : L’histoire ça sert à rien… on a pas besoin de savoir ce qu’y ont fait ! […] Ouais, ça ça sert à rien… parce que c’est pas maintenant, ça sert à rien.» (Nicolas)

Pour Pierrick, les gens sont morts, donc ce n’est pas la peine de revenir dessus, on se trouve finalement dans une posture d’impuissance. C’est également dans une certaine mesure la vision de Nicolas, qui explique que ça ne sert à rien. Nous sommes bien semble-t-il au cœur de la problématique de l’ennui et les matières scolaires : l’utilité des savoirs dans l’instant pour les élèves, mais également les représentations que les enseignant-e-s en ont d’abord. Et cela est particulièrement saillant avec l’histoire96 qui semble-t-il est à la croisée d’un certain nombre de phénomènes. D’abord, la transmission et l’utilité d’apprendre ce qui est passé pour les élèves. En effet, un point essentiel, comme nous l’avons souligné, est l’âge de notre population, et notamment en lien avec la construction de la perspective temporelle. « Selon Jahoda, le passé [que l’enfant] livre vers 10 ans après enseignements est comme entassé, raccourci, anachronique mélange. La différenciation en périodes historiques ne semble commencer qu’après 11 ans. Et selon d’autres auteurs, la compréhension complète du système ne serait pas atteinte avant 16 ans. » (Rodriguez-Tomé et Bariaud, 1987, p. 51). En écho, les enseignant-e-s sont en difficulté pour expliquer l’histoire, et optent soit pour du transmissif, où ils et elles racontent l’histoire comme une histoire ; ou alors en raccrochant à l’actualité, ce qui semble là encore compliqué.

Cependant, comme l’expliquent assez bien les élèves, il s’agit surtout des matières que l’on « aime », voire que l’on « adore ». Il n’y a donc pas d’utilité des savoirs pour ces derniers, en termes de sens, mais plutôt des préférences influencées par le prestige et les stéréotypes. Ces différents témoignages confirment nos hypothèses selon lesquelles l’ennui en général, mais également en contexte éducatif véhicule par définition une dialogie. Cette dialogie prend forme dans le discours des enseignant-e-s mais aussi des élèves, autour des oppositions structurantes activité vs passivité, en termes comportementaux. Du côté des enseignant-e-s, nous l’avons vu, on s’aperçoit que les discours prennent appui sur l’une ou l’autre des oppositions structurantes, et permettent de fournir un certain nombre de justifications, d’explications, face à des situations instables, incontrôlables, comme le désintérêt pour une matière scolaire, ou des élèves précoces ou en difficulté scolaires par exemple.

Cela confirme donc nos hypothèses : l’ennui est sollicité en contexte déviant de la norme scolaire, hypothèse encore confirmée par les observations auprès des élèves, qui ont bien intégré les normes scolaires, et sollicitent aussi l’ennui lorsque les comportements sont hors norme scolaire. C’est très clair, au niveau des descriptions de l’ennui au niveau du comportement passif vs actif (pas de travail ou le manque d’écoute) ensuite relié aux notes, et donc à la réussite scolaire.

L’ennui modifié en fonction de variables positionnelles et contextuelles, même s’il s’agit de sujets difficiles car très souvent stéréotypés, est là encore mis en évidence par les témoignages des enseignant-e-s et des élèves.

Notes
96.

On a selon les témoignages un amalgame entre l’histoire et la géographie, dû au découpage des programmes. Et pourtant, comme l’explique Nicolas qui n’assimile pas les deux, d’un côté l’histoire ne « sert à rien », et de l’autre la géographie nous permet de nous situer actuellement.