12-1- L’ennui thêma structurant

12-1-1- Retour sur les différents niveaux d’analyse et l’approche holistique

Nous avons, dans un premier temps, pensé l’ennui dans un cadre théorique général, comme un thêma, fonctionnant sur un système antinomique selon la définition proposée par Marková (2007) : « Les antinomies de la pensée de sens commun deviennent des thêmata lorsque, au cours d’événements sociaux ou historiques données, qu’ils soient politiques, économiques, religieux ou autres, elles se muent en problèmes et concentrent l’attention commune en tant que sources de tension et de conflit. C’est lors de tels événements que les antinomies de la pensée sont transformées en thêmata : elles pénètrent dans le discours public, sont problématisées, et thématisées plus avant. C’est alors qu’elles commencent à générer des représentations sociales par rapport au phénomène en question. » (p. 262).

Un retour sur la genèse de l’ennui nous a permis dans une certaine mesure de « déconstruire » l’ennui, pour en dégager les premières formes et significations. L’objectif de ce retour aux racines de l’ennui étant, à travers les points communs et les divergences, d’en dégager les structures communes. Nous avons ainsi mis à jour un certain nombre de thèmes récurrents à cet objet, traité à la fois comme objet scientifique et issu du sens commun. Nous avons résumé la structure fonctionnant en termes d’oppositions déjà citée :

L’ennui s’articule sur un système d’oppositions, qui fournit alors des normes et des cadres. Mais toute la particularité de cet objet est son ambivalence, car, nous l’avons observé, il est d’abord influencé par les idéologies dominantes, mais aussi par des variables que l’on pourrait qualifier d’ordre positionnel. C’est en effet une constante d’ordre social et théorique : l’ennui est négatif dans un premier temps, mais peut devenir positif, et ce principalement en fonction de la place que l’individu occupe dans la structure sociale dans laquelle il est intégré. Il se transforme alors, et devient soit disant inné, alors même qu’il est dépendant d’une position sociale. C’est le cas dans la genèse de l’ennui : il est à bannir car contre productif, mais il est également un signe de distinction des « grands hommes ». Que ce soit « les simples hommes » chez Kant, dans la suite des travaux d’Holbach et Locke, « les cultivés » chez Schopenhauer, ou les « âmes bien nées » pour Leopardi, l’ennui des groupes dominants devient signe de distinction sociale positive. Il permet de distinguer des groupes dominants et dominés, ou plus largement, de justifier les écarts de classes sociales.

On distingue donc très bien une articulation selon différents niveaux. D’abord au niveau idéologique, ce qui correspond à la définition des représentations sociales, puisque ce sont les idéologies qui conditionnent le contenu des représentations sociales (Moscovici, 1961). L’ennui fournit alors une sorte de cadre pré-établi, et nous avons donc envisagé l’ennui comme un thêma (Marková, 2007). C’est-à-dire que, conditionné par les idéologies dominantes, il serait ensuite activé selon des variables positionnelles, mais également inter-individuelles et intra-individuelles. Cette grille de lecture par niveau, proposée par Doise (1982), permet alors une articulation intégrative, afin d’accéder aux représentations, où l’ennui prend sens.

Dans notre cas, nous nous sommes penchée sur l’ennui en contexte éducatif, car il s’agit d’un thème récurrent depuis quelques années. Or, d’après ce que nous avons dégagé de sa structure, si l’ennui, issu du sens commun est médiatisé, c’est qu’il est médiateur d’une crise, et producteur de thèmes. Marková (2003) distingue deux manières d’analyser les thêmata : partir de l’hypothèse que l’objet de recherche est un thêma, ou faire l’hypothèse qu’il s’agit d’un thème, et en dégager le thêma. Pour notre part, nous sommes partie de l’hypothèse que l’ennui est un thêma, et l’étudier dans ce contexte spécifique a donc deux objectifs. D’abord mettre en évidence qu’effectivement, de par son activation dans le champ éducatif, il s’agit bien d’un thêma ; et ensuite qu’il met en exergue une rupture en termes de transmissions des savoirs que l’on a pu constater aussi bien sur le fond que sur la forme, et de remise en question au sein du système éducatif. Pour ce faire, nous avons donc étudié de manière privilégiée le niveau positionnel d’analyse dégagé par Doise (1982).

Face à la complexité de cet objet, nous partageons le point de vue d’Apostolidis, Madiot et Dargentas (2008), en : « [Envisageant] l’objet, le sujet et le contexte dans sa globalité, [en se donnant] les moyens de travailler sur les articulations dans une même démarche de recherche. […] Cette exigence nécessite de recourir à une pluriméthodologie » (p. 135). Nous avons donc avancé pas à pas, dans un premier temps pour dégager la structure d’ensemble, en recueillant et en investiguant les manifestations de l’ennui de manière exhaustive dans les différents champs de recherche qui l’ont pris comme objet d’étude. Puis, nous avons mis à l’épreuve ce modèle dialogique que nous avons dégagé dans la genèse de l’ennui (Ch. 4, 5 et 6). Par l’intermédiaire de deux grandes variables positionnelles, particulièrement saillantes au sein du système scolaire, que sont la position scolaire (réussite vs échec scolaire), et les représentations genrées attachées au sexe de l’élève (fille vs garçon), nous avons fait l’hypothèse générale d’une variation et d’une différence des représentations de l’ennui chez les enseignant-e-s (Ch. 7, 8 et 9). Enfin, pour tester la pertinence de ces observations, nous avons mis en place un recueil de données empiriques (Ch. 11 et 12).

Nous avons également mis en place une triangulation en termes de population : Professeur-e-s des Ecoles (Ch. 4 et 11), Professeure-e-s Collège Lycée (Ch. 4), Professeur-e-s des Ecoles en formation (Ch. 5, 7, 8 et 9) et élèves (Ch. 6 et 11). Nous avons fait référence à des élèves ou des contextes issus de leur pratique (Ch. 4, 5 et 10), ou bien à des élèves fictifs (Ch.7, 8 et 9). Et plus largement autour de l’ennui lui-même en contexte éducatif (Ch. 5, 10 et 11), en mettant en exergue les oppositions structurantes (Ch. 7, 8, 9, 11 et 12), ou en restant dans une dynamique plus descriptive (Ch. 3 et 4), tout en faisant varier les contextes (Ch. 4 et 5), et les variables positionnelles (Ch. 7, 8 et 9).

Cela nous a permis de mettre à l’épreuve les différentes hypothèses que nous avons avancées, et confirmées, mais également d’accéder à ces différents niveaux d’analyse. Comme nous l’avons répété, il ne s’agit cependant pas d’une grille d’analyse figée, et nous faisons référence à la fois à un niveau idéologique, dans l’interprétation théorique proposée ; à un niveau positionnel, qui reste l’axe central de ce travail ; ainsi qu’à des pistes d’investigation sur les niveaux inter-individuels et intra-individuels.