12-1-2- Dialogicité de l’ennui en contexte scolaire et normes scolaires

La première recherche que nous avons mise en place (Chapitre 4) nous a permis de dégager une définition de manière générale de l’ennui en contexte éducatif, autour de sa typologie, ainsi que de sa signification au sein du corps enseignant. Mais elle nous a surtout permis de poser les bases de notre réflexion autour de la structure de l’ennui en contexte éducatif. En effet, nous avons mis en évidence un champ structurant de l’ennui, fonctionnant sur un système d’oppositions, qui reprend les grandes lignes de forces que nous avons préalablement dégagées. On retrouve une représentation que l’on pourrait qualifier « d’initiale », où l’on constate une activation sur le versant négatif. C’est un point récurrent dans la plupart des recherches effectuées ensuite, auprès du corps enseignant en général (Professeur-e-s des Ecoles et Professeur-e-s Collège et Lycée), et que nous avons mis en évidence dans toutes les recherches auprès des Professeur-e-s des Ecoles : l’ennui est d’abord constaté en termes comportementaux lorsque les élèves sont dans la passivité (Ch. 4 et 5), et dans une position scolaire d’échec (Ch. 8 et 9). En revanche, lorsqu’il est demandé aux enseignant-e-s de décrire avec cinq termes les relevés de notes d’élèves, on observe que la position d’élève en réussite est plutôt prédominante. Mais cette représentation de l’ennui sur un mode binaire et dual, dans une perspective négative, ici en contexte de difficulté scolaire, ensuite complété par son opposé, c’est-à-dire des élèves en réussite est confirmée par les données empiriques (Ch. 10) : à l’exception d’une enseignante, tous et toutes ont ce même type de raisonnement spontané. Mais il est systématiquement contrebalancé par une représentation plus « positive ». Pour reprendre les exemples précédents, après avoir souligné les comportements passifs des élèves, les enseignant-e-s font ensuite référence à des comportements actifs ; ils évoquent d’abord les élèves en difficulté scolaire, puis les élèves qualifiés de « surdoués ». Nous confirmons donc l’aspect dual véhiculé par l’ennui dans les représentations des enseignant-e-s.

Les Professeur-e-s des Ecoles et des Collèges Lycées (donc les représentations les plus partagées de l’ennui dans le corps enseignant) constatent l’ennui de leurs élèves selon des critères comportementaux :

Que l’on se situe dans la passivité ou l’activité, il n’en reste pas moins que la première manifestation est un désengagement de l’élève par rapport à ce qui lui est proposé. Cela signifie donc bien que l’ennui, dans ces manifestations constatées par le corps enseignant permet de justifier de manière plus générale les écarts à la norme scolaire, qui veut que les élèves travaillent lorsqu’ils et elles sont en contexte scolaire. Comme nous l’avons souligné, le système éducatif est axé sur une pédagogie de l’activité (Gosling, 1992 ; Lautier, 2003). A travers les manifestations de l’ennui fournies par les enseignant-e-s, on constate qu’il occupe alors bien cette fonction de justification de la déviance, dans ce cas par rapport à la norme « pédagogique ».

Mais nous avons constaté que les représentations de l’ennui se distinguent ensuite, entre un champ représentationnel autour des réponses à l’ennui, et un champ représentationnel relatif aux enseignant-e-s intervenant en classes de primaire. Cela peut s’expliquer justement parce que les idéologies dominantes autour de l’élève sont différentes selon que l’on a affaire à des élèves en classes de primaire, qui sont d’ailleurs, nous l’avons souligné, non pas considérés comme des « élèves » uniquement, mais bien encore comme des « enfants » (Ch. 4 et 11). En effet, la distinction réalisée entre l’école primaire et le collège/lycée s’effectue sur cette représentation de l’épanouissement personnel de l’enfant. On attend des collégien-nes et des lycéen-nes qu’ils et elles aient acquis leur « métier d’élève », qui consiste à adopter un modèle individualiste, orienté vers la réussite et les performances. Les différences représentationnelles de l’ennui selon le niveau d’intervention de l’enseignant-e sont alors issues de l’ancrage idéologique, en proposant une déclinaison influencée par les idéologies dominantes. Nous avons pu constater grâce aux données empiriques recueillies (Ch. 10 et 11), que les enseignant-e-s de primaire ont effectivement une vision de leurs élèves comme des enfants, notamment par l’intermédiaire de l’enfant à « nourrir », qu’il faut faire « pousser » (Lautier, 2001). Les propos d’Annie illustrent bien cette conception : « Si je déverrouille quelque part, l’enfant moyen comme l’élève faible, et que l’élève, qui est fort déjà, je le nourrisse à la demande, c’est bien la difficulté de notre métier, c’est de nourrir en fonction de, de nos élèves » (Annie).

En revanche, il est intéressant d’observer que du côté des élèves, ils et elles ont déjà intégré en fin de Cycle 3 le modèle individualiste, notamment par l’intermédiaire des représentations négatives de l’ennui en contexte scolaire, qui vont à l’encontre du travail, et donc de la réussite, par l’obtention de bonnes notes, et de la présence récurrente de références aux évaluations, signe de l’intégration de la norme scolaire de réussite sur une évaluation sommative.

Les grandes oppositions dégagées sont ensuite confirmées par les représentations de l’ennui chez les enseignant-e-s intervenant en classes de primaire spécifiquement (Ch. 5). Nous rappelons que cette recherche a été réalisée auprès de Professeurs des Ecoles stagiaires. Comme nous l’avons vu, les représentations du métier sont différentes selon le niveau d’intervention (Lautier, 2003). Nous l’avons également confirmé avec les représentations de l’ennui, puisqu’il s’opère une distinction entre le primaire et le secondaire, et notamment par la place occupée par l’enseignant, en lien avec la place de l’élève. Même si les sujets interrogés, lors du recueil des données, ont une connaissance de l’enseignement97, la différence qui pourrait être mis en avant concerne les représentations attachées à des élèves réels ou fictifs, et leur expérience de terrain. Cependant nous avons évité ce biais en ne posant pas une question sur la description d’un ou une élève (et nous avons été vigilante sur ce point pour l’ensemble des recherches suivantes). Et nous constatons que l’on retrouve bien la même structure en termes de représentations, ce qui confirme alors encore une robustesse de cette structure : le versant négatif de l’ennui est mis en avant dans un premier temps, puis devient ensuite ambigu, voire opposé :

On note qu’avant tout l’ennui est « l’inintérêt » et le « désintérêt », et qu’il n’est pas fait référence à la démotivation ou au manque de motivation. Cela inscrit alors l’ennui dans un système plutôt personnologisant et interne à l’élève. Cela met bien en exergue le constat d’impuissance des enseignant-e-s face à l’ennui. On retrouve tout à fait les remarques formulées précédemment, autour d’une opposition passivité vs activité dans l’implication des élèves et les comportements scolaires, qui sont alors déviants de la norme scolaire : inactivité, bavardage, chahut. On note également la présence du sens des apprentissages, ce qui laisse alors penser que l’ennui est également compris et/ou sollicité en termes de protection de la part des enseignant-e-s et même dans une certaine mesure, de déresponsabilisation. L’ennui, dans un premier temps, est bien négatif et passif.

Mais la structure dyadique de l’ennui est particulièrement marquée dans les zones dites « périphériques », où se dégage nettement une dualité entre un second champ d’opposition qui n’était pas si flagrant dans la recherche précédente (Ch. 4) : réussite vs difficulté scolaire, où on trouve pratiquement aussi souvent associé à l’ennui « trop facile vs trop difficile », « surdoué vs décrochage ». On retrouve alors toujours cette configuration duale appliquée aux représentations de l’ennui chez les enseignant-e-s de primaire.

Les témoignages des enseignant-e-s interrogé-e-s dans leur pratique (Ch. 10) vont dans le même sens, ce qui réduit alors le biais envisageable dans nos recherches précédentes, sur la caractéristique de la population qui est stagiaire. Cette structure, issue de la genèse de l’ennui, c’est-à-dire relativement fixe et stable au fil des idéologies dominantes, assure bien cette fonction dialogique. Il se met en place un véritable dialogue dans l’ennui.

Notes
97.

La passation a été réalisée en février, donc tous les PE2 sont en responsabilité dans une classe une journée par semaine, et ils et elles ont aussi réalisé un stage d’un mois.