12-1-3- L’ennui révélateur idéologique

Nous pouvons donc affirmer, par l’intermédiaire de la structure dialogique dégagée, que l’ennui est un thêma. En effet, il permet de structurer la pensée, et dans ce cas très précis, de qualifier les comportements déviants de la norme scolaire.

En émettant l’hypothèse intégrative que l’ennui était à considérer comme un thêma, nous en avons déduit qu’il était dans le champ éducatif producteur de sens, de normes, et d’idéologies dominantes. Nous avons confirmé ces différentes pistes, puisque dans un premier temps, l’ennui appartient bien au sens commun : tous les sujets interrogés, et ce quel que soit leur statut, sont en mesure non pas de définir précisément l’ennui, mais en tout cas d’affirmer qu’ils et elles connaissent et ont constaté l’ennui. La représentation sociale est selon Jodelet : « Une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourante à la construction d’une réalité commune à un ensemble social. » (1989, p. 36). Si l’on se penche sur la genèse des représentations sociales, leur formation est dépendante de procédés d’ordre cognitifs : l’objectivation et l’ancrage. L’objectif principal étant d’intégrer des connaissances scientifiques dans le sens commun. L’objectivation, qui permet d’opérer un tri des informations et les rend accessibles par le groupe, doit également être conforme aux normes. Ce « noyau figuratif » qui est garant du sens mais aussi de la cohérence, conduit alors à la « naturalisation », qui permet une assimilation au sens commun.

D’après Jodelet : « La stabilité du noyau figuratif, la matérialisation, la spatialisation de ses éléments leur confère le statut de cadre et d’instrument pour orienter les perceptions et les jugements dans une réalité socialement construite. Il donne ses outils à l’ancrage, second processus de la représentation sociale. » (1984, p. 377). L’ancrage étant l’assimilation d’un objet nouveau à une structure d’explication significative pour un groupe antérieur, ce processus permet surtout aux groupes de se définir, en proposant un système de référence, à la fois pour comprendre et réagir.

L’ennui comme thêma permet d’allier à la fois les idéologies dominantes qui traversent les sociétés, mais aussi de proposer des réponses par l’intermédiaires de représentations sociales. Dans notre cas, l’ennui en contexte scolaire, considéré comme microcosme social, et autour notamment d’un noyau figuratif, propose une grille de lecture des situations scolaires. Le travail et l’activité sont valorisés, et sont opposés à l’ennui. On peut réellement parler d’une « grille pour l’action », dans la mesure où la structure est stable, et qu’elle ressort aussi bien face à des Professeur-e-s de Collège et de Lycée que des Professeur-e-s des Ecoles, titulaires ou non, ainsi que chez des élèves de Cycle 3. Plus précisément, nos recherches mettent en évidence que les élèves, sans pour autant trouver une correspondance en termes représentationnels avec leurs enseignant-e-s, ont intégré un des aspect dialogique de l’ennui : le négatif, la passivité, le décrochage, l’échec à une tâche scolaire (Ch. 6 et 11). Nous l’avons plusieurs fois évoqué, actuellement placé au centre des apprentissages, l’élève intègre son « métier d’élève », qui inclut un modèle individualiste, autour de la réussite et des performances scolaires, tout en valorisant un épanouissement par l’autonomie. Les représentations sociales étant conditionnées par les idéologies dominantes, on distingue bien ces processus dans les représentations dyadiques de l’ennui comme thêma. En effet, actuellement, nous l’avons souligné, dans le champ éducatif, et plus généralement dans nos sociétés, l’idéologie individualiste prime. Selon Lorenzi-Cioldi : « L’idéologie individualiste rend compte de la stratification de la société en termes de mérite, de compétence, de talent, d’effort, d’autodiscipline et de choix individuels. » (2002, p. 29). On retrouve dans le discours produit sur le thème de l’ennui ces différents axes.

On dégage également dans les différentes représentations de l’ennui, comme système d’explication de situations scolaires, une part que l’on pourrait qualifier de plus relative à l’enseignant-e en personne, notamment autour de l’aspect « monotone » souligné par les enseignant-e-s dans leur pratique, c’est-à-dire dans une certaine mesure les valeurs professionnelles. Cela signifie donc qu’ils et elles ne s’excluent pas non plus du phénomène d’ennui, et notamment autour du partage de la responsabilité ou non. Et c’est semble-t-il sur ce point que l’ennui peut ensuite être modulé sous l’impulsion de variables contextuelles et positionnelles : étant une donnée issue du sens commun, plutôt instable, d’abord parce qu’il est dyadique, ce qui par définition provoque un système binaire, il permet alors de justifier les comportements et les positions scolaires considérés comme des « déviances ». Et l’on distingue alors dans quelle mesure les idéologies dominantes traversent les différents niveaux d’analyse que l’on peut avoir d’un objet. En effet, on a pu constater qu’effectivement l’ennui est porteur de normes et de valeurs, ainsi que de conduites en lien avec une « pédagogie pédocentrique » (Mollo, 1970). Mais cette structure qui s’avère alors plutôt instable car duale, s’oppose encore plus, jusqu’à proposer un système explicatif figé, lorsque l’on actionne des variables de type positionnelles