12-2- L’ennui comme système d’explication en fonction de variables positionnelles dans l’espace scolaire

12-2-1- Réussite et échec scolaire : effets de variation sur les représentations de l’ennui

Il existe donc une représentation commune et générale de l’ennui à l’école, issue du sens commun. Cette représentation est d’abord négative, et particulièrement axée sur une idéologie de l’activité, qui traverse plus largement la société, et donc également le monde scolaire. Ensuite, sous l’action de variables positionnelles, ces représentations se voient modifiées. Nous l’avons confirmé, d’abord par le niveau d’intervention des enseignant-e-s, ce qui est lié selon nous à la conception que les enseignant-e-s ont de leur public : élève vs enfants, conditionnant alors des comportements différenciés, mais également une interprétation et une compréhension différenciée. Nous reviendrons en détail sur cette distinction et ses conséquences, mais dans un premier temps, nous allons nous pencher sur la variable positionnelle induite et particulièrement porteuse d’idéologie dans le champ scolaire et social : réussite vs échec scolaire.

En termes de traits descriptifs face à un relevé de notes (Ch. 7), et contrairement à ce que nous avons jusqu’à présent mis en évidence, et qui était alors conforme aux recherches de Gosling (1992), révélant que l’élève est d’abord défini par l’échec et le manque, les enseignant-e-s sur le thème de l’ennui signalent d’abord les élèves en réussite (au niveau du rang et des occurrences). Nous l’interprétons comme une mise en avant de la réussite des élèves, qui est valorisée et préconisée dans le système éducatif. Cela est confirmé par l’analyse des questionnaires retournés mais non exploités, car avec des remarques décalées, qui concernent exclusivement des élèves catégorisés comme en échec (Ch. 8). On distingue alors bien une responsabilisation de la réussite de l’élève, par l’intermédiaire de l’utilisation de traits personnologisants. Il se dégage également au niveau des oppositions structurantes véhiculées par l’ennui un aspect innéiste à la réussite scolaire. Il est également très intéressant de noter que l’ennui est plus signifiant (en termes d’occurrences) en réussite scolaire. Cela signifie alors qu’il prend plutôt sens, et donc semble-t-il, est plus problématique en réussite scolaire, ce qui prend alors sens par rapport à ce que nous venons de souligner autour des représentations inné vs acquis en réussite scolaire.

Mais on constate plus précisément que les enseignant-e-s ne qualifient pas l’élève par l’intermédiaire de traits personnologisants, comme c’est le cas en réussite, mais par ses compétences scolaires. On retrouve ici les mêmes remarques dégagées par Gosling (1992) autour de la responsabilité de l’échec scolaire. Lautier (2001) résume ainsi les travaux de Gosling au sujet de la responsabilité de l’échec scolaire  : « […] si l’attitude face à la réussite peut être pédagogique, face à l’échec la réponse est d’ordre "idéologique". Le sentiment d’impuissance est donc fortement répandu » (p. 58). En cas d’échec scolaire, il est fait référence à un système d’explication idéologique, dans la mesure où les causes sont imputables à l’élève ou la société.

Mais nous pensons que faire référence à des traits de personnalité est plus proche de l’idéologie  personnologisante ; et que faire référence aux compétences scolaires, aux acquis, est plus proche de la pédagogie et de la didactique. En effet, lorsque l’on induit l’ennui en cas de réussite et d’échec scolaire, on distingue alors non plus quatre, mais trois profils (Ch. 9) :

Cela signifie alors que lorsqu’il s’agit d’élève en difficulté, l’ennui est remédiable dans le discours, puisque relié aux compétences scolaires et aux acquisitions, mais qu’il l’est beaucoup moins en position de réussite scolaire. Cela implique donc d’abord que l’élève est « responsable » de sa réussite, mais surtout que l’enseignant-e ne se pense pas lui responsable de la forte réussite de ses élèves. Cette observation de la difficulté pour les enseignant-e-s à prendre en charge les élèves « précoces » a également été évoquée dans la recherche empirique :

‘« Mais un élève en réussite ou un élève brillant, on a beaucoup de problèmes avec des élèves intellectuellement précoces. Alors c’est vrai que la précocité veut pas dire qu’ils sont dans le moule scolaire, des apprentissages, mais pourtant ils sont… étant précoces ils ingurgitent de l’information très rapidement aussi, et c’est très dur, dans l’institution scolaire de s’adapter à ce genre de population hein. Parce que en plus on sait plus trop dans quelle direction faut les emmener hein… » (Michel)’

Il est alors fait référence en cas d’ennui et de réussite scolaire à une pensée de type innéiste, qui produit un système d’explication déresponsabilisant, notamment sous l’impulsion du concept d’intelligence, qui amène à un discours sur le don. Ces représentations ont évidemment des conséquences, et notamment en termes de proposition de remédiation. Face à l’ennui, en cas de réussite scolaire, le travail est préconisé par les enseignant-e-s. Cela peut sembler quelque peu contradictoire avec une pensée de type innéiste, mais cohérent avec les représentations plus générales du travail et de la réussite. Lorsqu’il s’agit d’élèves en difficulté, il est fait référence à la différenciation, c’est-à-dire à une application du modèle individualiste et individualisant.

Dans les représentations générales que les enseignant-e-s ont de l’ennui chez leurs élèves, il est dans un premier temps envisagé dans son aspect négatif, ce qui, comme nous l’avons bien mis en évidence, renvoie quel que soit le contexte, à un désengagement et un désintérêt. On retrouve ce constat dans le traitement global du corpus recueilli après induction (Ch. 9), où trois grands champs représentationnels sont dégagés, avec très majoritairement un champ regroupant les élèves en difficulté, qui confirme alors bien que l’élève est d’abord envisagé dans l’échec avant de l’être dans la réussite. Et on distingue un second grand champ, sous-divisé, entre les élèves en réussite et « précoces », et les élèves en réussite mais avec risque d’échec. Cette distinction est plutôt rassurante, car elle nuance les effets d’une pensée innéiste et fixiste en contexte de réussite scolaire. Mais il n’en reste pas moins que ce type de raisonnement, même nuancé, est bien présent dans les représentations que les enseignant-e-s ont : un élève en réussite scolaire et qui s’ennuie est plutôt doué, ou en tout cas les enseignant-e-s n’expliquent pas leur réussite. Ils et elles sont dans une certaine mesure dépassé-e-s, comme l’illustre le constat de cette enseignante au sujet de ses élèves en difficulté, et les moyens mis en place, par opposition à une catégorie d’élèves qui brillent, comparés à des stars, des étoiles, donc inatteignables : « Après je dis pas, ceux qui sont des, des stars !! les vrais doués bon là… » (Natacha)

Ces différences représentationnelles autour des positions scolaires des élèves mettent donc bien en évidence l’influence de l’aspect dialogique de l’ennui dans l’espace scolaire, aussi bien en termes de compréhension, mais aussi de responsabilisation, à la fois de la part de l’enseignant-e, mais aussi de l’élève. L’ennui qui est contextuel, dans la mesure où il varie en fonction de la réussite ou de l’échec scolaire, est rattaché à un système explicatif interne, autour de la notion de don et d’innéisme lorsque les élèves sont trop en réussite scolaire. A l’inverse, lorsque les élèves sont en échec scolaire, le système explicatif autour de l’ennui devient externe, car dépendant du contexte social de l’élève, et donc de se parents :

‘« C’est vrai quand même que moi je trouve que ça se remarque à fond hein, les gamins dont les parents travaillent sont beaucoup plus en réussite que les autres, mais vraiment hein. Alors je sais pas s’il y a un lien mais heu effectivement, les deux élèves que j’ai en difficulté, heu si, il y en a un le père il est maçon ou je sais pas quoi, mais la mère fait rien, elle est à la maison, et l’autre les deux parents sont à la maison quoi. Et heu, et dans pas mal de cas où les enfants sont en grosses difficultés heu, bah les deux parents travaillent pas, où ils sont habitués au chômage, des choses comme ça, alors que ceux qui sont dans les, dans les hauts de liste, ben c’est ça hein, ben les deux parents travaillent, ou il y en a un qui a une bonne situation et l’autre est pas obligé de travailler, et ça ça se retrouve toujours quoi. » (Natacha).’

L’ennui pouvant expliquer les écarts entre groupes dominants et dominés en termes de positions sociales dans la société, l’est aussi en termes de positions scolaire et sociale. On se trouve au cœur de l’ennui issu du sens commun, qui devient alors système d’explication à la fois malléable puisqu’il justifie des situations tout à fait opposées, sur des données internes et externes ; mais paradoxalement cela fige ce système explicatif.

Dans la même dynamique, nous nous sommes également intéressée à la variable sexe de l’élève. Et l’on constate clairement que les tendances dégagées par la variable induite de la position scolaire de l’élève sont non seulement confirmées, mais accentuées autour des stéréotypes déjà avérés entre être une fille et un garçon dans l’espace scolaire, et là encore, plus généralement, dans l’espace social.