12-2-2- Des représentations différenciées selon les élèves filles et garçons

En termes de représentations différenciées, nous avons constaté que les représentations que les enseignant-e-s de primaire ont de l’ennui en contexte scolaire divergent selon qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Il convient de rester prudent quant à ces différences, puisque l’échantillon n’est pas équilibré, mais demeure cependant le reflet d’une réalité de terrain, au niveau de la féminisation de cette profession. Nous avons dégagé que les variations notables entre les hommes et les femmes Professeur-e-s des Ecoles se situaient surtout autour la position de l’élève dans l’espace scolaire : les hommes feraient plus référence à des explications de type externes à l’élève (incompréhension, sens des apprentissages, fatigue, solitude…). Cela a évidemment des conséquences, puisque l’ennui n’est alors pas compris et interprété de la même manière selon le sexe de l’élève, et les représentations genrées des enseignant-e-s, et encore plus des enseignantes ont un effet. C’est ce que nous avons confirmé dans la seconde partie de ce travail (Partie 4), en testant la variable « garçon » ou « fille », en réussite ou en échec scolaire.

En termes de traits, pour décrire le relevé d’un ou une élève en réussite, on peut noter que les représentations vont plutôt dans le sens de termes internes et contrôlables et ce particulièrement lorsqu’il s’agit de filles. Pour les garçons, c’est beaucoup plus hétérogène (interne/externe, contrôlable/incontrôlable) Pour résumer, les filles sont alors plutôt considérées comme plus travailleuses, d’où leur réussite, alors que pour les garçons, il est beaucoup moins question de travail, ce qui positionne les représentations sur un versant avec une tendance plus innéiste et plus interne. Cela est conforme aux représentations genrées plus générales garçon vs fille. On note également que les enseignant-e-s décrivent plus les garçons en réussite et les filles en échec, ce qui signifie qu’en termes représentationnels, les filles sont plus représentatives en position de difficulté voire d’échec, et les garçons de réussite.

Ces remarques sont confirmées par les représentations de réussite ou non pour l’année scolaire, ainsi que les remédiations proposées. En effet, ce qui nous paraît le plus récurrent dans toutes les recherches, et également le plus important dans le phénomène de l’ennui, est la question de la responsabilité et de la responsabilisation que nous avons déjà évoquée dans le cas de la réussite et l’échec. La distinction réalisée lorsqu’il s’agit d’élèves en difficulté scolaire a des conséquences, nous l’avons vu, au niveau des remédiations. Mais c’est également le cas lorsque les élèves filles et garçons sont en réussite scolaire, dans un second temps. Concrètement, il y aurait donc différents types de remédiations : en réussite vs en échec, ce qui semble jusque là assez logique, d’autant plus qu’il s’agit de la variable la plus forte et saillante dans le monde scolaire, mais également dans notre cas, avec l’utilisation de relevés de notes. Mais cette variable « évidente » et identifiée est ensuite dans un second temps envisagée selon le sexe de l’élève. Et cela conduit encore à un système de remédiation différenciée, qui cette fois met très bien en évidence les stéréotypes genrés, la plupart du temps niés car allant à l’encontre des valeurs de l’école, mais qui pourtant ressortent (Ch. 10), et prennent alors appui là encore sur le système d’oppositions structurantes véhiculé par l’ennui :

A travers ces quatre profils dégagés, on retrouve bien les stéréotypes véhiculés dans la sphère scolaire. La responsabilisation du garçon en réussite présuppose une stabilité et une maîtrise des acquisitions scolaires suffisante pour venir en aide aux autres, notamment avec le tutorat. Lorsqu’il s’agit d’une fille, également en réussite, il semble que cela soit bien moins stable, et qu’il faille entretenir les acquis, par l’intermédiaire du travail en autonomie ou d’exercices.

Face à des élèves en difficulté, cette fois-ci, le raisonnement est fondé sur des représentations plutôt idéologiques : l’individualisation pour les garçons, impliquant donc l’élève, et l’intervention d’acteurs extérieurs à la classe pour les filles. On retrouve ici, en contexte de difficulté, voire d’échec scolaire, le modèle de Gosling (1992) autour d’explications pédagogiques et idéologiques. Plus précisément, au sein de cette catégorie, et par rapport aux solutions et remédiations proposées, les enseignant-e-s envisageraient alors les filles en difficulté comme « plus » en difficulté, et cela provoque alors une plus grande déresponsabilisation de leur part, d’où des explications de type externe, c’est-à-dire indépendantes de l’enseignant-e, et la sollicitation de structure scolaires externes, comme nous l’avons constaté avec l’occurrence du RASED.

On note également que les enseignant-e-s disposent de plus de termes ou de traits pour décrire les filles en difficulté, et les garçons en réussite. En réussite, l’appartenance groupale fille vs garçon est encore renforcée. Par exemple on trouve trois traits pour les filles : bon élève, scolaire et compétences globales acquises ; alors que pour les garçons on en trouve sept : bon élève, s’ennuie, compétences globales acquises, sérieux, polyvalent, intelligent, complet. Cet exemple illustre très bien le cumul de deux groupes dominants (garçon et réussite), Dès l’école primaire, les enseignant-e-s disposent de plus de traits individualisants pour décrire les garçons en réussite. On trouve également plus de traits descriptifs, lorsqu’il s’agit de filles en difficulté. La multiplicité des traits dans le cas des filles laisserait sous-entendre alors un cumul cette fois fille et difficulté.

L’analyse des co-occurrences permet une étude approfondie de cette distinction entre deux groupes, et d’une assimilation genrée : garçon en réussite vs fille en difficulté. En effet, nous avons mis en évidence qu’il existe trois profils d’élèves (Ch. 9), qui confirment les précédentes recherches réalisées, et qui accentuent à la fois la dualité réussite vs échec scolaire, mais également, même si les effets sont moins puissants, notamment nous semble-t-il parce que nous touchons là à un discours qui deviendrait incorrect pour le corps enseignant, une opposition fille vs garçon dans l’espace scolaire. En effet, la première distinction s’opère autour de réussite vs échec scolaire, dans la mesure où il s’agit, nous l’avons souligné, de la plus visible. Mais ensuite, et c’est sur ce point que cela confirme nos hypothèses, l’ennui module l’aspect dual (acquis vs inné) mais également en contexte de réussite et d’échec (extrême vs moyenne). En effet on distingue trois profils, associés à des effets genrés en termes explicatifs :

Nous avions fait l’hypothèse que l’ennui était évoqué en situation de « décalage », sur des positions scolaires extrêmes. C’est ce que nous avons mis en évidence tout au long de ce travail. En revanche, contrairement à nos hypothèses, en termes de cumul de groupes, nous ne validons pas nos hypothèses. Les filles sont bien assimilées à une position scolaire plutôt en difficulté, et les garçons à la réussite, mais en revanche, la réussite « innée » est asexuée.

Mais sur le traitement très spécifique de la question de la compréhension de l’ennui dans un bulletin d’évaluation, nous dégageons exactement l’inverse. A ces constats très paradoxaux, nous proposons plusieurs pistes explicatives. Tout d’abord, les représentations de l’ennui en général (Ch. 9) mettent en avant le fait que lorsqu’il s’agit d’une forte réussite, dépendante de facteurs plutôt innéistes, il n’y a pas d’effet de sexe. Les recherches de Pheterson, Kiesler et Goldberg (1971) ont mis en évidence un phénomène semblable autour des « œuvres humaines ». Plus précisément, dans le cadre d’un concours de peinture, des juges devaient critiquer des tableaux, d’abord sans connaître le classement. Dans cette condition, les évaluations étaient influencées par le sexe du peintre : une sur évaluation en termes de compétences techniques lorsque le peintre était un homme, et une sous évaluation lorsqu’il s’agissait d’une femme. En revanche, dans les conditions où les juges avaient d’abord connaissance du classement au concours, il n’y a plus de discrimination sous l’effet du sexe du peintre. Dans notre recherche, on observe ce phénomène, c’est-à-dire qu’il s’agirait d’un profil asexué en grande réussite scolaire, et ne rentrant donc pas dans les normes. Cela justifierait alors bien le fait que les enseignant-e-s ne se sentent pas compétent-e-s pour répondre aux besoins de ce type d’élève. Et à la question spécifique de l’ennui, si le modèle de l’ennui en réussite, disons « normal », correspond plutôt aux garçons, à la question spécifique des filles en réussite, on peut penser que cela est incongru pour les enseignant-e-s. Cela expliquerait alors que dans ce contexte ils et elles fassent référence à des notions de « précocité », comme c’est le cas dans les recherches autour des représentations sociales de l’intelligence (Mugny et Carugati, 1985), au même titre d’ailleurs que l’on trouve la présence de ces termes dans le traitement global du corpus.

Une trop forte réussite scolaire conduit à des explications innéistes, qui deviennent plus puissantes que les stéréotypes genrés. Il y a donc une différence de traitement des informations, et notamment au niveau du relevé de notes, puisque nous le rappelons, il s’agit à la fois pour les deux types de représentations de la réussite, tout comme pour les garçons et de filles, de relevés strictement identiques. Or on sait combien les élèves sont sensibles aux représentations des enseignant-e-s, aux identifications. C’est ce qu’ont démontré récemment Bagès, Martinot et Toczek (2008), autour de la présentation de la réussite d’une femme en maths par l’effort vs le don auprès d’élèves de CM2. Les élèves réussissent mieux l’exercice lorsque la réussite est expliquée par l’effort, et cela est encore plus vrai chez les filles. Cela confirme donc bien la nécessité de travailler sur les pensées de types innéistes et essentialistes, qui traversent encore le système scolaire, et qui ont des conséquences à plus ou moins long terme sur les performances scolaires des élèves, mais aussi sur leurs choix d’orientations scolaire et professionnelle.