12-2-3- Questionnements au sujet d’un ennui inter-individuel et intra-individuel

Le constat le plus évident est qu’il s’agit, dans le phénomène de l’ennui, d’un système structuré sur une opposition générale déclinée autour de bien vs mal, inné vs acquis, activité vs passivité etc. Ce système d’opposition est renforcé par la variable du sexe de l’élève, c’est-à-dire qu’il se rigidifie lorsque les enseignant-e-s croisent des données en termes de réussite ou non, mais aussi selon les stéréotypes genrés intégrés. Cela serait mis en évidence en termes attributionnels, et notamment au niveau des traits personnologisants attribués par les enseignant-e-s pour décrire un relevé de notes. Nous avions émis l’hypothèse d’une compréhension mais également d’une utilisation par les enseignant-e-s de l’ennui liée à des processus selon les positions occupées par les élèves.

C’est bien le cas en termes de réussite et d’échec scolaire, au niveau de la stabilité ou non des traits attribués : la réussite et l’ennui renvoient chez les enseignant-e-s à une représentation en termes de qualifiants internes (dispositionnels) et de traits personnologisants. L’ennui, lorsqu’il est induit en position de réussite scolaire, est donc bien assimilé à un caractère interne (adjectifs internes à l’élève, et plutôt incontrôlables.) Comme le signale Monteil (1989) : « Le lien, par ailleurs avéré, entre évaluation et attribution dispositionnelle, semble donc indiquer que les situations scolaires et éducatives soient particulièrement propices à faire percevoir la cause des comportements et des conduites dans les personnes elle-mêmes. » (p. 52). On distingue donc une surestimation des causalités internes au détriment des causalités situationnelles dans l’explication des comportements. Ces résultats mettent aussi en évidence le fait que les descriptions comportementales et/ou scolaires sont moins souvent mobilisées que les descriptions à l’aide de traits de personnalité. Ceci est confirmé dans le cas de la condition « réussite ».

Cependant, cela est moins vrai pour la condition « ennui en difficulté ». En effet, on a pu voir que les termes les plus récurrents et les plus cités spontanément sont à la fois internes et externes. Les enseignant-e-s qualifient non pas essentiellement l’élève comme c’est le cas en réussite scolaire, mais plutôt les compétences scolaires, les acquisitions ou les non acquisitions. On peut donc dire qu’il s’agit plutôt de termes issus du versant pédagogique et scolaire. Une forte réussite liée à l’ennui serait donc plutôt associée à des traits de personnalité, des aptitudes intellectuelles qui seraient indépendantes de l’enseignant-e. A l’inverse, les termes attribués en cas de difficulté sont plus en lien avec des diagnostics d’acquisitions/non acquisitions scolaires.

Dans ces conditions, les attributions sont plus contextuelles et attachées à la remédiation scolaire (valorisation des points forts, bilan...). Ce type de réponse est très « professionnel », c’est-à-dire lié au discours pédagogique et didactique. On peut alors se demander s’il s’agit d’une « réponse » formative (liée au fait que ce sont des enseignant-e-s en formation), ou bien associée réellement à une posture professionnelle « contextualisante ». Si tel est le cas, il s’agit alors d’un constat plutôt positif. En effet, pour les élèves en difficulté, on s’éloignerait d’une interprétation personnologisante, « fixiste » et « stable » (parce qu’intrinsèque) des difficultés. Cependant, une autre interprétation est possible : le maintien des termes « dispositionnels » et de traits de personnalité pour le cas  d’élèves en réussite  serait lié au fait que les dominants (élèves en réussite), plus que les dominés (élève en difficulté) se perçoivent et sont perçus à travers le filtre personnologique. En effet, l’émergence de l’attribution personnologique peut être modulée par des facteurs positionnels (Lorenzi-Cioldi, 2002).

Ces résultats confirment également en quoi la pratique évaluative doit se méfier des informations préalables. Cette remarque est d’autant plus vraie qu’elle est également valable pour l'appartenance catégorielle de sexe. En effet, nous avons mis en évidence qu’il existerait bien une représentation plutôt interne (et incontrôlable) de l’élève en réussite qui s'ennuie, et encore plus lorsqu’il s’agit de garçons en réussite. Cela est conforme aux représentations stéréotypées dans l’école : les garçons plutôt doués, et n’ayant pas particulièrement besoin de faire d’efforts, et les filles plutôt travailleuses et scolaires, dans l’effort et le contrôle (Duru-Bellat, 2004 ; Jarleggan, 1999 ; Mosconi, 1994 ; Zaidman, 1996). Nous avons mesuré les conséquences de ce type de raisonnement notamment au niveau des remédiations proposées aux élèves, qui confirment bien les biais évaluatifs des enseignant-e-s :

Nous nous sommes également penchée sur la transmission de ces représentations chez les élèves, pour observer si dès le plus jeune âge les élèves s’emparent aussi de l’ennui selon des variables positionnelles, à un niveau interindividuel et interactionniste. Nous l’avons mentionné, contrairement aux représentations issues du sens commun et véhiculées notamment par les médias, les élèves en Cycle 3 ne s’ennuient pas ou moyennement. En revanche, les élèves qui déclarent beaucoup s’ennuyer sont majoritairement en échec (sur les trois énigmes proposées, Ch. 6), et assez minoritairement en réussite. On retrouve donc une correspondance entre les représentations des enseignant-e-s, avec l’ennui majoritairement contextualisé dans l’échec, et minoritairement dans la réussite, donc qualifiant des positions scolaires dans les extrêmes. Un second point, cette fois autour de l’habillage de la tâche, permettant alors une activation des stéréotypes genrés des matières scolaires, confirme encore l’intégration des valeurs sociales de l’ennui et des matières scolaires. En effet, on note que les élèves (garçons et filles) déclarent s’ennuyer le moins en mathématiques, alors que le français est la matière où ils et elles déclarent le plus d’ennui. Enfin, on note que les garçons déclarent proportionnellement plus s’ennuyer que les filles.

Ces résultats confirment bien l’existence d’une transmission des représentations dialogiques de l’ennui dans le champ éducatif, et ce dès l’école primaire. En revanche, comme nous l’avons souligné, il n’est pas possible de dégager plus précisément dans quelle mesure l’ennui est utilisé par les élèves. Nous pouvons affirmer qu’il existe une interaction dans les représentations de l’ennui autour des variables position scolaire, prestige des matières solaires et sexe de l’élève, mais nous ne pouvons pas confirmer que l’ennui est particulièrement utilisé comme stratégie d’auto-protection en échec scolaire (Martinot, 2003 ; 2004 ; 2006), et comme biais d’incomparabilité en réussite scolaire (Lemaine, 1966 ; 1974).