12-3- Utilisation stratégique de l’ennui par les acteurs et actrices dans la sphère scolaire

12-3-1- Un discours polyphonique chez les enseignant-e-s : les différents registres de l’ennui

A travers ces niveaux d’analyse, se dégage une sorte d’état des lieux des « normes » scolaires des enseignant-e-s, et dans une certaine mesure leurs conséquences plus appliquées, au niveau à la fois de la transmission des représentations dans le champ éducatif, mais aussi des conséquences en termes de systèmes explicatifs. En effet, on distingue systématiquement deux étapes lorsque l’on interroge les enseignant-e-s sur le thème de l’ennui en contexte scolaire : une représentation globale, qui ensuite, accentuée par l’effet de variables positionnelles, se divise en deux voies. On pourrait donc dire qu’il existe deux champs représentationnels de l’ennui. D’abord une représentation communément partagée d’un ennui négatif, issu du sens commun. Il est passif et négatif, car en opposition avec l’idéologie dominante en vigueur dans le monde éducatif, reflet d’idéologies plus largement partagées. Il pourrait alors s’agir de « représentations professionnelles » que Bataille définit ainsi : « […] spécifiques parce qu’elles sont construites, dans le cadre des actions et des interactions professionnelles, qui les contextualisent, par des acteurs dont elles fondent les identités professionnelles correspondant à des groupes du champ professionnel considéré, en rapport avec des objets saillants pour eux dans ce champ. » (2000, p. 181).

L’ennui, dans sa définition princeps actuelle est antinomique dans le champ éducatif, car en opposition avec les normes et les idéologies dominantes. Il l’est également, en termes professionnels, avec les représentations de ce métier : « Dans le domaine de l’éducation, les conceptions du métier et du rôle relèvent de représentations sociales du métier […] qui constituent un référent identitaire commun pour les individus qui les partagent. » (Gilly, in Lautier, 2001, p. 141). Ce « référent identitaire », nous l’avons souligné, est relativement identique à celui du psychologue (Palmonari et Zani, 1989) : social vs individuel et vocation vs profession. C’est encore plus exacerbé lorsqu’il s’agit d’enseignant-e-s en classe de primaire. Lautier résume une recherche menée à ce sujet, qui met en évidence qu’ils et elles se déclarent proches des métiers de l’humain (l’aide, au service de, ainsi qu’aimer les enfants), les métiers de la communication et de la culture. En revanche, ils et elles se différencient de ce qui est lié à l’argent, des policiers ou militaires, ainsi que « l’aspect répétitif, routinier de certaines professions » (2001, p. 151). L’ennui n’est donc pas « pensable » dans les représentations professionnelles, en tout cas dans un premier temps, et la recherche empirique menée auprès d’enseignant-e-s confirme bien cela : l’ennui ne peut pas avoir sa place dans ce métier.

En effet, l’articulation de l’ennui dialogique, qui cette fois ne semble plus faire appel à des représentations que l’on pourrait qualifier de « collectives » et partagées car reliées à l’idéologie dominante partagée, se décompose dans un second temps en un système d’oppositions individualisante et même personnologisante, sous l’effet de variables positionnelles. A ce second niveau, on dispose d’un certain nombre de représentations de l’élève qui s’ennuie, se scindant entre positif vs négatif, bien vs mal, inné vs acquis. Nous l’avons souligné dans notre travail, ce système n’est pas sans faire penser au concept de polyphasie cognitive, cohérent avec les thêmata, car dans un même contexte, ici le contexte scolaire, il coexiste différentes représentations (Jovchelovitch, 2006 ; Moscovici, 1976).

Nous avons rapproché ce constat des travaux de Mugny et Carugati (1985) au sujet de l’intelligence, et notamment au niveau d’une distinction opérée entre des représentations « professionnelles », c’est-à-dire concernant les représentations des enseignant-e-s au sujet d’élèves, des représentations « personnelles », c’est-à-dire de leurs propres enfants. C’est pour cette raison que l’on pourrait alors observer une polyphasie cognitive dans la définition, mais aussi la compréhension de l’ennui en contexte éducatif. En effet, dans un premier temps, les représentations sollicitées sont issues de représentations professionnelles apprises et partagées : « La formation initiale et continue que reçoivent les enseignants et les formateurs doit être considérée comme des moments de socialisation secondaire. » (Lautier, 2001, p. 209). On sait l’importance accordée en formation aux « textes de référence », dont le « Référentiel de compétences et capacités d’un professeur des écoles », mais aussi la connaissance des Bulletins Officiels, des programmes etc. En d’autres termes, que les enseignant-e-s aient une représentation de l’ennui en contexte scolaire négative est bien conforme aux représentations professionnelles. En revanche, nous l’avons également souligné, et c’est d’autant plus visible au niveau méthodologique, ce discours professionnel trouve ses limites sur le terrain. Le phénomène le plus éclairant est l’égalité des chances dans la théorie et la pratique. Face à cette sorte de dissonance, le discours enseignant, pour maintenir une cohérence, devient alors « polydoxique » (Monteil, Bavent et Lacassagne, 1986), c’est-à-dire défini comme « un ensemble de croyances multiples à l’égard d’un objet, qui coexistent à l’état latent et […] extériorisables isolément sous l’influence de déterminismes externes auxquelles elles sont asservies. » (p. 120). Cet effet polydoxique prend forme dans les discours des enseignant-e-s, du fait d’un décalage entre un discours qui serait de type institutionnel, et également dans une certaine mesure idéologique, et la confrontation à la réalité du terrain (Gigling, 2001).

Et c’est bien après ce niveau que se dégage un discours dyadique, et donc polyphonique. Pour définir les représentations qu’ils et elles ont d’élèves qui s’ennuient, les enseignant-e-s puiseraient alors dans les représentations historiques de l’ennui. Car considérer l’ennui comme un thêma implique qu’il porte en lui une historicité que nous avons démontrée. Il est alors fait référence à ces aspects plus périphériques, autour d’une distinction que l’on pourrait résumer ainsi :

Et toute l’importance de solliciter l’ennui en contexte éducatif prend sens à ce niveau, car comme nous l’avons constaté, ce second niveau est particulièrement activé par les variables d’ordre positionnel. Dans le cas de réussite ou de difficultés scolaires, position scolaire renforcées par un ennui chez l’élève, les enseignant-e-s font alors référence, par rapport à ce que nous venons de dégager, à la sphère professionnelle, en offrant notamment des solutions pédagogiques.

En revanche, en contexte de réussite scolaire, on observe un dédoublement, se situant alors d’un côté de nouveau vers une sphère professionnelle, mais également vers une sphère plus personnelle. On observe un renforcement par la variable du sexe de l’élève, ce qui devient alors discriminant. En effet, en prenant le problème à l’envers, tous les travaux traitant des représentations genrées, que ce soit en contexte éducatif, ou plus largement dans les sociétés, attestent d’une asymétrie masculin vs féminin hiérarchisante : « Le concept de l’homme normatif (ou androcentrisme) revient à dire que l’expérience masculine constitue la norme, ou encore, que c’est la norme neutre pour toute l’espèce en général. En revanche, l’expérience féminine est une déviation de cette norme soi-disant universelle. » (Matlin, 2007, p. 76). Dans nos recherches, nous avons dégagé un rapprochement entre la réussite et les garçons vs l’échec et les filles. Il s’agit donc d’un cumul de deux groupes dominants et de deux groupes dominés selon la définition de Lorenzi-Cioldi. Il paraît peu probable que le discours des enseignant-e-s varie cette fois en fonction d’une sphère professionnelle vs une sphère privée comme nous l’avons défini, autour de la distinction élève vs enfant. Mais en revanche, cela confirme de nouveau l’importance des représentations et de leur historicité, permettant dans certains cas de figures, que l’on pourrait qualifier d’extrêmes, de faire appel à des références essentialistes. Il est très important de repréciser qu’en cas d’explication de type essentialiste, la variable du sexe n’est plus aussi déterminante qu’en cas d’échec ou de réussite, puisqu’une distinction est opérée au sein même de la réussite. Mais les traits attribués par les enseignant-e-s mettent bien en évidence une distinction genrée de l’ennui selon la position scolaire, et confirment alors la présence d’une représentation de l’ennui en réussite scolaire.