12-3-2- Les conséquences pédagogiques de l’ennui

Nous avons noté qu’une différenciation s’opérait en termes de projections pour l’année scolaire, et cela recoupe bien ce que nous venons de souligner : les enseignant-e-s, et cette fois-ci en termes de pratiques professionnelles, ont une utilisation du relevé de notes différente selon le sexe de l’élève. Et ce point pose question, car les performances d’un élève garçon sont envisagées comme plutôt ponctuelles, ce qui laisse alors la place à un changement, et des données non figées. Lorsqu’il s’agit d’une élève fille, les enseignant-e-s ont tendance à inscrire ce relevé de notes dans la scolarité générale de l’élève, donc dans une perspective moins ponctuelle.

On retrouve cette distinction lorsque l’on analyse les co-occurrences du corpus, et cela prend particulièrement sens en cas de réussite scolaire. En effet, on dégage deux types de représentations de l’ennui en réussite scolaire, et la différence s’opère, comme nous l’avons souligné, sur l’importance accordée aux compétences et aux acquisitions plus ou moins stables :

C’est à ce niveau que se dégagent l’inné et l’acquis, en positionnant l’acquis comme une donnée moins stable pour les enseignant-e-s qu’avoir des facilités. En termes représentationnels, cela signifie que selon les enseignant-e-s, des critères innéistes, non contrôlables, font partie du système d’explication de la réussite scolaire. On peut également penser que dans le traitement de l’outil « relevé de notes », une différenciation est opérée, nous l’avons souligné, sous l’influence du sexe de l’élève, en termes de temporalité, et donc également dans une certaine mesure de stabilité. En schématisant, l’outil « relevé de notes » est envisagé soit en termes de « croix », soit en termes de « commentaire ».

En effet, l’analyse des données réalisée (Ch . 8) met en évidence de très fortes occurrences des termes autour de l’acquisition, qui sont révélatrices dans la lecture du relevé de notes des compétences de la prise en compte des « A », « VA » ou « NA » (Acquis, en Voie d’Acquistion et Non Acquis) donc très concrètement des croix. Cela peut alors influencer à la fois la compréhension et les remédiations, puisque nous nous situons sur deux niveaux de traitement des informations. De plus, ces différences, nous l’avons constaté tout au long de ce travail, sont accentuées par la variable du sexe de l’élève, comme un second niveau d’activation. Ce constat a déjà été mis en évidence à la fois sur une variable positionnelle qu’est le sexe de l’élève, mais aussi concernant le niveau d’intervention de l’enseignant-e (PE vs PCL), et plus généralement sur le traitement du relevé de notes, qui interroge les pratiques pédagogiques et les biais évaluatifs (Ferrière et Morin, 2009).

Les enseignant-e-s auraient donc tendance à alimenter le système de transmission des différenciations par l’intermédiaire de l’ennui. Même si, dans un premier temps, les représentations de l’ennui sont partagées, elles se différencient par la suite, au point de proposer de manière plus « concrète », des réponses distinctes, en lien à la fois avec les idéologies dominantes, mais aussi en termes pédagogiques et didactiques. Selon Lautier (2001), les savoirs, qui se trouvent au centre du triangle didactique, ont tendance à être remplacés par les compétences. C’est même une réalité au point que le degré de compétence acquis est codé par des croix dans les relevés, sans référence aux savoirs, qui éventuellement peuvent être mentionnés dans la partie réservée aux commentaires.

Il est évident que la problématique sous-jacente à l’ennui en contexte scolaire spécifiquement renvoie à la question des savoirs, mais également à l’utilité de ces savoirs. C’est un point qui ressort au fil des différentes recherches, et notamment par une assimilation en termes de définition de l’ennui avec l’inintérêt/ désintérêt, à la fois de la part des enseignant-e-s, mais aussi des élèves. Nous avons cité l’exemple au niveau des matières scolaires de l’histoire (Ch. 11), qui nous semble bien mettre en exergue cette problématique, attenante à l’utilité des savoirs, et donc à leur transmission, concernant l’élève, l’enseignant-e et le savoir. Houssaye (2007) définit la situation pédagogique comme : « Un triangle composé de trois éléments, le savoir, le professeur et les élèves, dont deux se constituent comme sujet tandis que le troisième doit accepter la place du mort, ou à défaut, se mettre à faire le fou. » (p. 15).

Autour de ces trois pôles il dégage trois processus, selon la place du mort : enseigner (élève), apprendre (professeur) et former (savoir). Or, il précise que l’on a tendance à assimiler « enseigner », qui est une configuration pédagogique, avec l’école, qui est une forme institutionnelle, privilégiant alors une seule configuration en termes d’échanges et de transmission des savoirs. Au regard des témoignages recueillis face à un comportement d’ennui de la part d’élèves, et particulièrement au niveau des remédiations proposées, on trouve des stratégies issues d’ « apprendre », telles que le travail en groupe, ou l’utilisation de supports variés, la mise en action. Mais alors que selon la théorie, il s’agit de trois processus, sous l’effet de l’ennui, il semblerait qu’il y ait une articulation entre eux.

En effet : « le processus "enseigner" est fondé sur la relation privilégiée entre le professeur et le savoir et l’attribution aux élèves de la place du mort. […] Ce processus est menacé de drop out (décrochage externe) et de drop in (décrochage interne). » (p. 16). L’élève a la place du mort, mais peut verser dans la folie par le drop out. « Dans le premier type, deux cas peuvent se présenter : soit des élèves quittent la situation pédagogique pendant qu’elle se déroule (par insatisfaction par exemple), soit des élèves récusent pendant qu’elle se déroule (par insatisfaction par exemple). La folie s’installe alors qu’il n’y a plus suffisamment de morts consentants pour justifier la poursuite du processus. Le drop in, lui, ne joue pas sur l’absence mais plutôt sur la présence : tantôt les élèves se mettent à chahuter, c’est-à-dire récusent tout à coup cet entretien privilégié que le professeur entendait avoir avec son savoir, leur signifiant par là qu’ils n’entendent plus laisser faire ; tantôt ils montrent par divers moyens que, tout en étant présents physiquement, ils ont en fait déserté la situation (en faisant autre chose, en ne montrant aucun intérêt, etc.), tant et si bien que de morts consentants, ils deviennent des morts par trop voyants et encombrants. » (p. 17).

L’ennui semble bien être généré face à un processus « enseigner », qui selon ce que nous avons investigué de l’ennui, en interrogeant les élèves, est le résultat du « rien », et ce rien pourrait alors être rapproché dans une certaine mesure de la mort. Ensuite, le mort basculerait dans la folie, soit par un décrochage interne ou externe, interprété alors par les enseignant-e-s comme de l’ennui. Puis, comme stratégie pour contrer cette « folie » de l’élève, ils et elles changeraient de processus, en passant au processus « apprendre ».

La « recette » serait alors dans ces conditions, pour les enseignant-e-s, d’enseigner, de former et d’apprendre en même temps, afin d’éviter l’écueil de « rejeter » la responsabilité, qui dans ce modèle est en lien avec la place du mort : l’élève, l’enseignant-e, ou les savoirs. Mais au regard de toutes les observations que nous avons réalisées, on constate bien que ce n’est pas si simple, à l’image de la remarque formulée par un enseignant :

« Je pense que c’est un problème pédagogique en fait. Donc heu, comme on a la liberté pédagogique, heu, bon évidemment on peut en parler, mais on peut pas heu… je sais pas, faire une loi ou faire un décret pour décider que les élèves vont plus s’ennuyer à l’école, ou bien mettre, enfin si on pourrait mettre en place quelque chose, mais le fait du nombre, et encore… » (Stéphane).

Cela confirme alors encore une fois, même lorsque l’on tente de croiser les apports théoriques, en faisant ici référence au champ des sciences de l’éducation, que si l’ennui peut être considéré comme le fou, provoqué par la place du mort, il est toujours question des idéologies dominantes. Dans ce cas, on se situe au niveau pédagogique, mais on a pu constater que l’ennui est donc bien révélateur de crises. Leloup (2003) dans une perspective issue de sciences de l’éducation, souligne également le poids à la fois médiatique et social de l’ennui, du fait de son statut qu’elle nomme d’« attracteur idéologique ». Il provoque des discours à tous les niveaux, aussi bien en termes de déresponsabilisation, mais surtout comme protection de la part du corps enseignant. En revanche, si les recherches auprès d’adolescent-e-s et de lycéen-nes mettent en évidence une utilisation stratégique de l’ennui également pour se protéger, ce n’est semble-t-il pas le cas auprès des élèves plus jeunes.