Conclusion et perspectives

L’enjeu de notre travail a été d’observer le phénomène de l’ennui en contexte éducatif, et plus précisément de déceler le sens de l’ennui, mais aussi son utilisation en contexte. Nous avons pu observer et décrire l’ennui par l’intermédiaire de la théorie des représentations sociales, en mettant en évidence qu’inscrit dans le champ éducatif, et plus largement dans le champ médical, ou théologique, l’ennui reste profondément dépendant des idéologies traversant la société. Nous avons émis un certain nombre d’hypothèses, en nous appuyant sur le modèle de niveaux d’analyses développé par Doise (1982).

L’hypothèse générale, permettant une vision holistique et intégrative du phénomène d’ennui, et issue du champ structurant dégagé de la genèse de l’ennui, a été de le considérer comme un thêma. Ce travail a mis à l’épreuve cette structure, qui confirme alors notre hypothèse. L’ennui fonctionne bien sur un système d’oppositions, produisant des thèmes et des discours, et permet également de justifier les écarts à la norme, ici la norme scolaire. Précisément en contexte scolaire, il permet de qualifier des positions scolaires extrêmes, tels qu’une réussite trop forte, ou une position en difficulté, tout comme des comportements déviants, allant de l’inactivité au trop d’activité dans la classe. C’est la particularité de l’ennui comme thêma : il permet de justifier des situations, parfois opposées, en proposant un système d’explication en adéquation avec les idéologies dominantes.

Au sein de l’école, l’ennui est négatif, car les élèves sont là pour travailler, et donc ne doivent pas être dans l’inactivité. Mais pourtant, il est plus signifiant chez les enseignant-e-s lorsqu’ils et elles s’expriment alors que le contexte induit un élève en réussite scolaire. Quoi qu’il en soit, il est toujours la conséquence d’un désengagement, du côté des élèves dans l’activité proposée, ou de la part des enseignant-e-s dans leur pratique professionnelle. L’ennui semble alors générer une polyphasie cognitive de par son aspect dyadique, autour du bénéfice ou non de s’ennuyer. Il est négatif dans l’école, avec leurs élèves, mais revêt un aspect positif lorsqu’il est rattaché à la sphère personnelle. Il semblerait alors que la distinction qui s’opère prenne appui sur une définition professionnelle vs personnelle. Tout au long de ce travail, nous avons interrogée les acteurs et actrices principaux, à l’exception des parents. Pour autant, ils et elles sont présent-e-s dans toutes les recherches, bien souvent comme système de justification de la part des enseignant-e-s. L’ennui prend particulièrement sens dans le cas d’élèves en réussite chez les enseignant-e-s, et il semblerait qu’il soit également sollicité par les parents dans ce sens. Nous l’avons évoqué, l’ennui est personnologisant et individualisant car il véhicule à la fois une représentation groupale, mais aussi personnelle. Croiser les pistes de recherches de ce travail avec notre expérience de terrain, nous a amené à penser que l’ennui a une autre utilité pour les parents, mais toujours en termes de protection. En effet, il est très souvent sollicité comme argument pour faire sauter une classe à son enfant, en contexte de réussite scolaire. On retrouve alors les caractéristiques d’un ennui permettant une distinction groupale. A l’inverse, il est aussi sollicité pour justifier la non réussite à l’école. On retrouve toujours cette structure dyadique de l’ennui, avec ses particularités. Il paraît donc important, et cela pourrait être une perspective de travail future, d’approfondir les représentations de l’ennui en contexte éducatif, en interroger les parents, ce qui permettrait alors une vision globale de l’ennui et de son utilisation dans le sens commun.

A un niveau positionnel, nous avons fait l’hypothèse que l’ennui est variable selon des appartenances groupales, et particulièrement autour des adolescent-e-s et des plus jeunes. Et nous avons effectivement dans un premier temps observé une différence de représentations de la part des enseignant-e-s entre ces deux groupes, que l’on pourrait appeler adolescent vs enfant, par l’intermédiaire du groupe Professeur-e-s des Ecoles vs Professeur-e-s de Collège et de Lycée. L’ennui permet donc bien de distinguer les groupes, puisque les représentations sont différenciées, de nouveau toujours sur un versant négatif, puis qui peut devenir positif. Et nous touchons sur ce point à une limite de notre travail, qui cette fois concerne non plus spécifiquement deux groupes (enfant vs adolescent-e-s), mais plus largement un dédoublement de l’ennui selon un système de comparaison groupal. Nous l’avons particulièrement mis en évidence par l’intermédiaire de plusieurs positions scolaires (réussite vs échec et fille vs garçon), qui font varier les représentations que les enseignant-e-s ont de l’ennui. Ces distinctions sont en lien avec la question des groupes dominants et dominés, nous l’avons vu. Ces constats nous laissent alors penser l’ennui comme notion innéiste conduisant à la réussite scolaire ; et l’ennui acquis, conduisant vers les difficultés scolaires, et cela serait influencé par l’appartenance des élèves, nous l’avons démontré (garçon en réussite vs fille en difficulté). En lien avec les perspectives de recherches que nous venons de souligner concernant l’utilisation de l’ennui par les parents, il semblerait que le lien entre l’ennui comme donnée innéiste et interne soit très puissant. Se pencher sur les discours des parents en général au sujet de leurs enfants, et non plus d’élèves qui s’ennuient, pourrait peut-être aussi offrir la possibilité de mieux comprendre, dans le discours enseignant, la polyphonie que nous avons attribué à une distinction de représentations professionnelles vs de représentations personnelles.

Une autre piste d’investigation se dégage concernant la particularité de ce groupe observé tout au long de ce travail qu’est les Professeur-e-s des Ecoles. Cela soulève des questions aussi bien en termes de formation, que de féminisation et d’identité professionnelle, qui sont forcément interdépendants. Il nous semble important d’investiguer plus en détail cette notion d’identité professionnelle. En effet, un certain nombre d’indices dans le discours des enseignant-e-s mettent en exergue la particularité de cette profession. D’abord la difficulté à accéder à ce terrain. Ensuite le discours souvent formel au premier abord, mais en décalage sous l’impulsion d’un certain nombres de variables saillantes dans le champ scolaire, mais aussi comme être est un ou une enseignante, et les années d’enseignement, donc la carrière. Il nous paraît important de se pencher sur les évolutions de cette identité de métier, et les conséquences que cela peut avoir.

Ce travail met également en évidence toute l’importance de travailler sur les stéréotypes en formation d’adulte, car on distingue bien comme ils sont ancrés dans les pratiques, et comme ils peuvent émerger rapidement et inconsciemment, au point dans notre étude, d’être un élément différenciateur. Par exemple, en termes d’évaluation, nous avons soulevé une différenciation genrée de la part des enseignant-e-s, en termes de biais évaluatifs, reflet de cette intériorisation des représentations genrées.

Au niveau des élèves, on voit bien qu’ils et elles ont intégré ces stéréotypes, qui deviennent des points de repère et d’ancrage, définissant alors leur métier d’élève. Il paraît donc important d’aller plus avant dans l’observation de la construction des stéréotypes genrés au sein du système scolaire, aussi bien au niveau des racines, ce qui permettrait alors d’éviter un discours essentialiste de la part des enseignant-e-s, mais aussi à posterori de la part des élèves.

Dans cette même dynamique d’investigation des racines pour mieux comprendre ici le phénomène de l’ennui, nous avons axé nos recherches en Cycle 3. Nous en avons dégagé une genèse de la transmission de l’ennui comme système explicatif de situations scolaires, mais aussi de stratégie d’auto-protection, comme c’est le cas à l’adolescence. Nous nous sommes spécifiquement penchée sur les deux catégorisations les plus saillants dans le système scolaire : la position scolaire et le sexe de l’élève, avec toutes les représentations genrées que cela implique. Les enseignant-e-s attribuent l’ennui des élèves en condition de positions scolaires « décalées » des normes scolaires et des représentations communes, comme système de « déresponsabilisation » et notamment en cas de réussite extrême, en faisant appel à un raisonnement de type essentialiste. L’ennui véhicule donc bien un système d’explication au sein de l’école, puisqu’il s’active sous l’effet de variables positionnelles. Lorsque l’ennui est évoqué en contexte de réussite scolaire, on retrouve cette polyphasie cognitive dans le discours enseignant, et s’articulant autour de la sphère professionnelle et plutôt pédagogique et la sphère personnelle, beaucoup plus ancré idéologiquement. Nous avons mis en évidence que les représentations opéraient un rapprochement entre les groupes réussite/garçon vs difficulté/fille, soit un cumul de groupe dominants et dominés. L’ennui permet donc bien d’organiser des profils, en prenant appui sur des références de type essentialiste. Il permet également de transmettre des représentations différenciées et personnologisante.

En revanche, nous n’avons pas pu étudier l’ennui en termes d’auto-attribution de la part des élèves. Nous noterons que contrairement aux recherches qui font état en moyenne d’un tiers d’élèves qui s’ennuient, dans le cas d’élèves de fin de Cycle 3 nous retrouvons cette proportion, mais inversée : un tiers des élèves disent ne pas s’ennuyer, ou s’ennuyer un peu, et ce quel que soit le sexe de l’élève et sa position scolaire. Ils et elles ont, semble-t-il, déjà bien intégré les règles et normes de leur métier d’élève, axé sur le travail scolaire et les performances, ce qui pourrait expliquer ces chiffres. L’école étant un haut lieu de comparaison, l’ennui trouve sa place dans un système plus large, qui englobe les représentations que nous avons du système scolaire. En effet, le système catégorise les bons et les mauvais, autour de la « loi normale ». Contrairement aux adolescent-e-s, qui ont une utilisation stratégique de l’ennui, comme système de refus des normes, les élèves de primaire sont encore dans une dynamique normative forte, du fait de leur âge et de leur développement socio-cognitif

On peut donc dire que l’ennui est une stratégie d’auto-protection développée par les enseignant-e-s, pour se protéger car l’ennui ne peut pas, et ne dois pas, dans une certaine mesure, appartenir aux représentations de leur métier. L’ennui est sollicité par les adolescent-e-s comme refus des normes et des règles, mais aussi comme protection face à l’échec. Il y aurait donc un apprentissage social de l’ennui, conforme aux représentations historiques de l’ennui. Or, ce travail met en évidence un point qui nous semble extrêmement important : les élèves en classe de primaire ne s’ennuient pas, ou en tout cas, ne sollicitent pas l’ennui dans un système d’explication figé et interne, ce qui n’est plus le cas au collège et au lycée. Il y a donc une sorte d’apprentissage, dont nous avons pu souligner les prémices chez les élèves, autour du métier d’élève bien intégré et entrant en opposition avec le travail, mais aussi les stéréotypes genrés sur les matières scolaires.

Un dernier point soulevé par ce travail, et qui nous offre de nouvelles pistes d’investigation, concerne les matières scolaires, et particulièrement celles qui « ennuient ». On a pu observer que la hiérarchie scolaire des matières est elle aussi bien intégrée, et particulièrement autour des mathématiques. La recherche menée sur l’habillage de la tâche ne nous a pas permis de dégager d’effet médiateur. Il paraît intéressant sur ce point de dégager la position de l’ennui en termes d’engagement dans la tâche, autour des a priori et « étiquettes » véhiculés par les matières scolaires, et à posteriori l’utilisation en termes de protection de soi de la part des élèves. Sur ce même sujet, il s’opère également une distinction de la part des enseignant-e-s, si l’on croise les différentes recherches menées, autour des mathématiques, du français, et d’un groupe constitué de matières plus « périphériques », car véhiculant certainement moins d’enjeux. Dans le relevé de notes fictif que nous avons proposé, nous avons accentué la matière « français » dans les deux conditions. On s’aperçoit qu’en condition de réussite scolaire, le terme « littéraire » revient dans le discours enseignant, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit de garçons. Cela laisse donc penser que la pensée essentialiste souvent genrée pour les mathématiques, dépasse finalement les matières scolaires. Il paraît à la fois important et intéressant, au regard de toutes les recherches réalisées sur la matière mathématiques, d’investiguer les représentations que les enseignant-e-s mais aussi les élèves ont du français, en utilisant la variable « ennui », qui véhicule une pensée de type innéiste en contexte de cumul de groupe dominant et dominé.

Sur ce point, il serait également intéressant de se pencher sur l’histoire, qui soulève à la fois une réflexion du côté des enseignant-e-s sur un plan didactique, mais aussi des représentations que les élèves ont de cette matière. En effet, cette matière scolaire met en avant une problématique en lien avec l’ennui, et qui dépasse également cet objet de recherche, autour de l’utilité immédiate des savoirs, mais aussi de leur mode de transmission.

Tout le problème, nous avons pu le mesurer, est que l’ennui n’est pas pédagogique, mais personnalisant. Mais nous avons pu également constater qu’il est socialement construit, au point que l’on observer des effets positionnelles. L’ennui est binaire et dual, il est pénétré et expliqué par le social. En contexte éducatif, il est variable selon les positions sociales et scolaires, et permet une catégorisation selon un système d’explication adaptable aux contextes. Et c’est le paradoxe de l’ennui, de manière plus générale, puisqu’il permet de justifier une sorte d’ordre social, tout en étant révélateur de crise sociale.