Introduction

“Journal plus journal qu’un autre”

C’est ainsi que le rédacteur de la Correspondance de Mettra définit le Journal de Paris, premier quotidien français, paru en 17771. Cette expression renferme, nous semble-t-il, la suprise et l’enthousiasme que les contemporains ont pu éprouver face à la naissance d’un journal qui révolutionna la périodicité, à la fin de l’Ancien Régime. Que peut-il y avoir de neuf dans un journal littéraire comme tant d’autres qui peuplent le marché de la presse dans les années 1770 du XVIIIe siècle, sinon la promesse bien distincte d’une périodicité audacieuse: “‘ il paraîtra une feuille tous les jours ’”, ajoute le contemporain. C’est la périodicité quotidienne qui est la clef du succès inouï, ainsi que des difficultés du Journal de Paris, elle détermine la diffusion, la réception et la forme de la nouvelle feuille et c’est toujours celle-ci qui constitue le pivot de ce travail.

Pour nous, lecteurs de la presse du XXIe siècle, la périodicité journalière est une chose acquise, un élément qui fait pleinement partie de notre quotidien. Les quatre pages in-4° du Journal de Paris remplies de caractères minuscules, mises tous les jours sous les yeux avides de nouvelles des abonnés aisés de la capitale, témoignent de l’origine, en France, d’un mode de lecture et de diffusion de l’information à nous si familier, que nous en avons perdu la trace.

En même temps, le Journal a la valeur d’un document extraordinaire, reflétant maints aspects de la vie quotidienne parisienne, à la fin de l’Ancien Régime. Les numéros consécutifs de tous les six mois reliés en tomes, que nous trouvons aujourd’hui dans les bibliothèques2 s’offrent à de multiples lectures. Il y a, sûrement, chez les lecteurs de presse du XVIIIe siècle la conscience que les journaux sont des témoins de leur temps, d’où le soin de les conserver et de les transmettre à la postérité. Les feuilles volantes du Journal de Paris réunies en tomes, acquièrent du poids et de la consistance, leur succession chronologique les transforme en un grand récit de la vie quotidienne. Il s’agit, certes, d’un récit morcelé et polyphonique, incomplet et imprévisible, qui se construit au gré de ses rouages internes, des méandres de l’actualité et des impératifs de la censure, mais il possède également, pour nous, lecteurs modernes, la dignité et l’unité du texte accompli, renfermé entre les couvertures d’un volume. On peut le feuilleter d’une main légère, sautant d’un sujet à l’autre et se laissant accrocher par les nouvelles les plus intéressantes, on peut plonger dans les numéros du Journal, à la recherche de noms et d’événements particuliers, on peut suivre d’un jour à l’autre ou d’une année à l’autre, une rubrique ou un thème donné, mais on peut aussi s’adonner à une lecture systématique et chronologique. Encore est-il vrai que plus on se dédie à une lecture exhaustive et désintéressée, plus on a de chances de saisir l’esprit et l’unité du Journal.

Si le Journal de Paris est connu et cité souvent, il n’a jamais fait l’objet d’une étude systématique. Toutefois, quelques études importantes lui ont été déjà consacrées. Le premier à s’y être intéressé est Eugène Hatin, dans son Histoire politique et littéraire de la Presse en France, publiée en 1859. L’historien le désigne comme un journal “‘ appelé à de longues et brillantes destinées ’” et lui dédie deux chapitres : l’un est intitulé suggestivement “Premier journal français quotidien” et concerne les années d’après la parution de la feuille de Paris, tandis que le second se penche sur les transformations du Journal, à partir de la Révolution.

Hatin se concentre exclusivement sur la réaction des périodiques concurrents et explique les nombreuses difficultés du Journal de Paris d’occuper une place sur le marché de la presse. Il ouvre son chapitre avec une remarque concernant le rapport de concurrence avec le Mercure de France et sa victoire sur celui-ci : “‘ Le succès du Mercure était bien fait pour exciter des convoitises ; aussi rencontrons-nous plusieurs tentatives de concurrence, mais qu’il fut assez fort pour étouffer dans leur germe, jusqu’à ce qu’enfin le Journal de Paris réussit à s’implanter en face de lui ’”. C’est toujours Hatin à avoir vu le Prospectus du Journal, paru, selon ses dires en novembre 17763 et dont il cite un morceau important, sans donner pour autant des références précises là-dessus. Il est aussi le premier à avoir souligné le caractère d’entreprise florissante du quotidien de Paris, ainsi que la sensation que sa parution suscita en 1777 : “‘ Un journal quotidien, quelle bonne fortune pour la curiosité et aussi pour l’industrie ! ’”. Finalement, l’historien insiste sur le rôle de “tribune” de la feuille parisienne, ouverte à tous les débats, sensible à toutes les pulsations de la vie de la grande ville. Malgré sa nouveauté, l’analyse de Hatin est fondée sur les seuls témoignages des contemporains, laissant complètement en ombre le texte même du Journal.

Dans son ouvrage intitulé La presse en France, Genèse et évolution de ses fonctions psycho-sociales, paru en 1965, Madeleine Varin d’Ainvelle propose une approche différente du premier quotidien français. Elle insiste d’emblée sur la nouveauté périodique du Journal de Paris, doublement liée à un facteur psycologique, la curiosité croissante des lecteurs dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et à des changements d’ordre sociologique et économique : évolution et organisation postale et du réseau routier, extension graduelle de la lecture de périodiques au-delà du cercle restreint d’une élite aristocratique. Mais l’observation la plus intéressante de Varin d’Ainvelle concerne le rapport entre la naissance de la périodicité quotidienne et l’intérêt de la presse pour les aspects concrets de la vie. Dans ce sens, souligne l’auteur, la parution du quotidien de Paris correpond à un retour à une fonction primitive de la presse :

‘Cette formule reprend à son compte la fonction des affiches et des criées que nous avons reconnues nécessaires à la vie des cités bourgeoises ; elle en est le descendant direct. Avec elle l’actualité perd son visage de cour et s’abaisse au quotidien qui relève des préoccupations concrètes.4

L’historienne explique que si la presse fondée sur le modèle de la Gazette de France et du Mercure galant, visant essentiellement à satisfaire la curiosité d’un lectorat aristocratique, s’éloigne de plus en plus des formes d’expression populaire et risque de glisser dans l’uniformité et la monotonie, le Journal de Paris renoue, à travers sa périodicité journalière et sa préoccupation pour la vie pratique et quotidienne, avec tous les moyens de communication spontanée (chansons, criées, rumeurs, conversation). Destiné à un public plus large et plus varié et tout en conservant son caractère de journal littéraire (la chronique bibliographique continue à occuper une place importante), le Journal ouvre ses colonnes au concret de la vie de tous les jours et se transforme dans une espèce de bureau de renseignements pratiques, sans vouloir se substituer, pour autant à un périodique tel les Affiches de Paris.5 Bien que brève et limitée à quelques exemples, l’étude de Madeleine Varin d’Ainvelle introduit un élément méthodologique important : pour illustrer le lien intime entre périodicité quotidienne et vie quotidienne, le recours au texte du Journal devient fondamental : aussi s’intéresse-t-elle à la matérialité de la feuille de Paris, à son système de rubriques, au poids quantitatif de l’information pratique et, non en dernier lieu, à son caractère épistolaire.

L’idée exprimée par Madeleine Varin d’Ainvelle nous mène à penser que l’avènement du périodique quotidien est le fruit d’une longue préparation ou évolution où se confondent des aspects économiques, techniques et sociaux, ayant en commun le thème d’une majeure fluidité de la communication. La circulation journalière de l’information est étroitement liée aux améliorations du réseau routier, comme à la rapidité des systèmes de diffusion de l’information (tels la Petite Poste), à l’efficacité des moyens de production de l’imprimerie, mais aussi à la naissance d’un public qui lit, s’informe, permet le brassage des idées et cultive la pensée critique. Il n’empêche que la périodicité quotidienne ne soit pas seulement une question de progrès, mais aussi un retour aux origines, une récupération de la fonction primitive de la presse : l’intérêt pour la vie de tous les jours et l’importance manifeste du courrier des lecteurs comme moyen premier de présentation de l’information.

L’étude la plus complète et la plus riche d’informations sur le Journal de Paris est l’article consacré au quotidien du Dictionnaire des journaux, rédigé par Nicole Brondel. Soumise à la forme de l’article de dictionnaire, cette analyse représente une “radiographie” du premier quotidien français, à partir de sa parution en 1777 et continuant avec la période révolutionnaire, qui mêle les témoignages des contemporains aux références au texte du Journal. Elle touche aux aspects les plus variés de la feuille : son Prospectus et son édition abrégée de 1789, ses fondateurs et ses collaborateurs externes, son rapport avec le pouvoir et ses suspensions, son organisation formelle et le contenu de ses rubriques. Nicole Brondel souligne le caractère d’entreprise commerciale (et non plus de “feuille d’auteur”) du Journal de Paris et désigne ses fondateurs comme des “entrepreneurs” appelés à résoudre tous les problèmes matériels que celle-ci implique. Le Journal de Paris est présenté comme un périodique qui se sert de “‘ son pouvoir médiatique tout d’abord pour servir au progrès des lumières ’”, en donnant “‘ une image de l’actualité commerciale, industrielle, scientifique de cette fin de l’ancien régime ’”6. L’une de ses premières caractéristiques est d’être profondément enraciné dans la vie quotidienne des habitants de la capitale. S’appuyant sur des exemples concrets, Nicole Brondel souligne également le souci d’utilité publique et privée du journal quotidien, et ce besoin de compatir et d’aider l’autre, correspond, selon elle, au désir de la bourgeoisie parisienne de participer à l’organisation et à la gestion de la société, sous toutes ses formes. A la fois mondain et pratique, enjoué et sérieux, avisé et frivole, le Journal de Paris se donne pour but, cependant, dès sa naissance, de plaire et de servir à tous. L’image qu’il construit de soi-même, observe Brondel, est celle d’un périodique d’une communauté urbaine, qui, au-delà des différences de classe, d’instruction et d’intérêts, partage des valeurs communes, dont la plus importante est le bien-être social.

L’avènement de la périodicité quotidienne dans la presse française nous semble un événement digne d’une attention particulière, dans la mesure où il relève de plusieurs mutations fondamentales du XVIIIe siècle : la naissance de l’opinion publique, la diffusion massive des savoirs, l’importance du rôle de la critique et des médias. Dès sa parution, le Journal de Paris se distingue par sa périodicité quotidienne, ainsi que par son ambition de conquérir une vaste clientèle, en lui offrant une large palette d’informations, touchant à tous les aspects de la vie de tous les jours. Les arts font eux-aussi partie de l’engagement des journalistes de Paris avec leur lectorat.

Notes
1.

Correspondance littéraire secrète, politique et littéraire, ou Mémoire pour servir à l’Histoire des cours, des Sociétés et de la Littérature en France, depuis la mort de Louis XV, tome 4, 30 novembre 1776, (Londres, John Adamson).

2.

Nous avons consulté l’exemplaire qui se trouve au fond ancien de la BM de Lyon, qui recouvre les années 1777-1811. Il manque le n°43 de 1777, remplacé par une copie manuscrite. Les tables organisées par thèmes pour les années 1777-1789 sont également manuscrites. D’autres exemplaires complets se trouvent à la BNF et à la BHVP.

3.

Dans son article sur le Journal de Paris (n°682), publié dans le Dictionnaire des journaux paru sous la direction de Jean Sgard (Oxford, Paris; Voltaire Foundation, Universitas, 1991), Nicole Brondel donne comme date du Prospectus le 11 octobre 1776.

4.

Madeleine Varin d’Ainvelle, La presse en France, Genése et évolution de ses fonctions psycho-sociales, (Grenoble, PUF, 1965).

5.

Madeleine Varin d’Ainvelle note la distinction entre quotidien et pratique: “(…) le quotidien enveloppe tout ce qui se passe chaque jour, le pratique vise l’organisation de l’existence dans quelque domaine que ce soit. Le quotidien comprend du pratique (…) mais il le déborde par les événements qui se produisent au cours d’une journée (…)., La presse en France, p. 126.

6.

Dictionnaire des journaux, “Journal de Paris”.