Le quotidien des arts

L’idée de départ de ce travail est d’analyser le rapport du premier journal quotidien avec les arts visuels, comme exemple d’ouverture de la presse à l’information artistique, à la fin du XVIIIe siècle. Il suffit d’ouvrir au hasard quelques numéros de 1777, année de parution du Journal de Paris, pour remarquer la fréquence des notices concernant la musique, le théâtre, la peinture, la sculpture et l’architecture. La guerre musicale entre gluckistes et piccinistes occupe l’attention des lecteurs du‘ Journal ’pendant plus de deux années (1777-1779), au point qu’un correspondant en exprime ouvertement sa lassitude :‘ ’“‘ La Musique y tient seule plus de place que toutes les Sciences ensemble ’”.7C’est sur le même ton de reproche que le correspondant attire l’attention aux rédacteurs d’avoir trop entretenu leurs abonnés des arts visuels depuis la parution du Journal : “‘ Vous parlez presque toutes les semaines du bien qui a résulté de la liberté rendue à l’Art de la peinture ’”8.

En effet, les rédacteurs semblent avoir beaucoup misé sur les arts, qui semblent constituer, surtout en 1777, l’un des points forts de leur feuille, au point qu’on pourrait l’appeler, au moins pendant cette courte période, le “quotidien des arts”. A la naissance duJournal de Paris, le comte d’Angiviller se trouve dans son poste de directeur général des Bâtiments, Arts, Jardins et Maufactures de France depuis trois ans seulement et mène une politique réformatrice des arts, fondée sur la révalorisation du genre historique et sur la promotion de représentations impregnées de valeurs morales et patriotiques. D’autre part, la politique autoritaire de d’Angiviller vise au monopole absolu de l’Académie sur le domaine des arts visuels, se montrant extrêmement réticente à toute idée de compétition, voire à tout discours critique non agréé par les membres de l’institution. L’un des premiers succès du ministère de d’Angiviller est la suppression, en 1776, de la corporation des artistes, connue sous le nom d’Académie de Saint-Luc, accusée de faire concurrence déloyale à l’Académie de peinture et de sculpture.

C’est justement le thème qui ouvre et nourrit le débat sur les arts visuels, tout au long de plusieurs numéros du Journal de Paris. Le thème de l’affrachissement des arts ou de la liberté rendue aux artistes, lié au nom du comte d’Angiviller, revient sous les yeux des abonnés, jusqu’à susciter, comme nous l’avons vu ci-dessus, l’irritation de quelqu’un parmi eux. Si cet éloge passionné peut avoir la fonction de laisser-passer nécessaire pour ouvrir la voie aux débats sur les arts visuels dans la feuille quotidienne, les journalistes annoncent aux abonnés, une nouveauté absolue en matiére d’arts visuels : la présence dans le Journal d’un correspondant artistique stable, chargé de rendre compte régulièrement de l’actualité artistique. Autre nouveauté : l’élu des journalistes, Antoine Renou est peintre de l’Académie, secrétaire adjoint de cette même institution et, de surcroît, il semble savoir manier la plume aussi bien (sinon plus) que le pinceau. En choisissant Renou comme correspondant pour les arts visuels du quotidien, les rédacteurs du Journal accomplissent deux gestes innovateurs : d’une part, ils assignent la responsabilité de l’actualité artistique à un correspondant unique et compétent, ce qui correspond à une spécialisation embryonaire en matière d’arts visuels, et d’autre part, ils ouvrent le texte périodique au débat régulier sur les arts.

Les travaux de Richard Wrigley‘ ’et de Thomas Crow sur la naissance et l’évolution de la critique d’art en France et sur les rapports entre les arts plastiques et le public parisien du XVIIIe siècle9 ’nous ont servi de guide tout au long de notre recherche, non seulement pour la finesse de leurs analyses, mais aussi pour la volonté d’offrir une alternative aux études traditionnelles sur les arts au siècle des Lumières, susceptible d’intéresser un public plus large, qui ne concerne pas seulement des spécialistes de l’histoire de l’art. Une recherche sur les arts vus à travers les yeux des lecteurs du premier quotidien français relève à la fois de l’histoire de l’art, de l’histoire de la presse et de l’histoire des institutions. L’écart des barrières disciplinaires permet, dans ce cas, selon nous, une approche plus intéressante d’un texte à multiples facettes, fragmentaire et fuyant, tel le‘ Journal de Paris. ’D’autre part, nous avons la conviction qu’une analyse multidisciplinaire offre également une clé d’accès vers la vie de tous les jours des Parisiens du XVIIIe siècle (dont les arts sont partie intégrante), telle qu’elle est représentée dans un périodique quotidien.

Pour nous, lire le‘ Journal de Paris ’c’est aussi découvrir les idées et les représentations sur les arts visuels qui circulaient à la fin de l’Ancien Régime, sans oublier que le silence et les omissions sont souvent tout aussi révélateurs. Insérées souvent dans le riche courrier des lecteurs de la feuille de Paris, ces idées acquièrent une note de familiarité, transmettant l’image d’un débat actif et régulier sur les arts, qui concerne la masse des lecteurs et non plus un cercle restreint de professionnels et d’initiés. Périodicité quotidienne, intérêt pour la vie de tous les jours des Parisiens et correspondance des lecteurs sont les trois éléments composant le triangle thématique à l’aide duquel nous allons procéder à l’analyse du Journal et de ses notices consacrées aux arts visuels.

Dans son ouvrage sur les origines de la critique d’art en France, Richard Wrigley consacre un chapitre à la presse artistique ou, pourrait-on dire, à la naissance manquée d’une presse artistique dans la France d’Ancien Régime. Il montre que, si les contributions de la presse en matière d’arts visuels, sont, à cette époque, très timides et sporadiques, c’est à cause de l’identification de l’art avec l’institution académique et par conséquent avec l’état. La constante menace de la censure bloque le discours critique sur les arts, ainsi que tout projet de journal artistique. Les journaux libres, observe encore l’auteur, sont vus comme des assemblées indépendantes, potentiellement dangereuses pour le pouvoir, même si le domaine culturel demeure leur unique arme d’assaut10. ’Wrigley insère dans son corpus les titres des plus importants périodiques français de l’Ancien Régime, parmi lesquels le‘ Journal de Paris, ’toutefois, il est évident que, pour les raisons mentionnées ci-dessus, les critiques d’art cladestines occupent une place majeure dans sa recherche.

Cependant, le‘ Journal de Paris ’contredit manifestement, dès ses premiers numéros, l’image d’une presse dont les rares interventions sur les arts visuels sont des comptes rendus essentiellement élogieux des artistes de l’Académie, caractérisés par la monotonie et l’uniformité. Non seulement la rubrique “Arts” est mentionnée dans le‘ Prospectus ’du‘ Journal, ’mais les arts visuels représentent en 1777, grâce aussi aux interventions du correspondant Renou, l’un des premiers domaines à susciter le débat dans le quotidien. L’actualité artistique du Journal ’n’est pas réduite aux seuls Salons de la fin du mois d’août, on parle d’art à tout moment de l’année et on en parle aussi les années où il n’y a pas de Salon. On touche à maints aspects des arts : les nouveautés artistiques, les souscriptions, les ventes de tableaux, les travaux d’embellissement de la capitale. On projète, on critique, on dénonce, on encourage les talents vivants, on fait l’éloge des talents disparus. Parfois, les arts sont l’objet de débats passionnés, comme ceux que suscitent les projets d’embellissement de la capitale. Quant aux comptes rendus critiques des expositions de peinture et de sculpture, il est intéressant de suivre, sur les douze ans étudiés, le jeu des journalistes avec la censure, l’alternance de l’éloge, de la critique sévère et de la critique masquée. Tout en étant sujet à la censure, menacé à plusieurs reprises d’être supprimé, le‘ Journal de Paris ’ne se limite pas à pratiquer une critique d’art révérencieuse envers l’institution académique. Ce sont autant de raisons pour se pencher sur les arts dans le quotidien parisien et dans la presse en général.

Notes
7.

Journal de Paris, 9 juin 1777.

8.

Ibidem.

9.

Richard Wrigley, The Origins of French Art Criticism, From the Ancien Régime to the Restauration, (Oxford, Clarendon Press, 1993); Thomas Crow, La peinture et son public à Paris, au dix-huitième siècle, (Paris, Macula, 2000).

10.

The Origins of French Art Criticism.