Le “Journal de Paris”, premier quotidien français

Du côté des observateurs

Naissance du “Journal”

En 1777, lorsque voit le jour le premier numéro du Journal de Paris, le mot “quotidien” ne connaît pas l’acception à nous si familière de “journal qui paraît tous les jours”. Selon l’Encyclopédie, “quotidien” et “journalier” sont des adjectifs synonymes, qui se partagent des usages très précis, non interchangeables. On peut dire “pain quotidien”, “fièvre quotidienne”, en revanche, on parle de “mouvement journalier du ciel” ou d’ “expérience journalière”. Si la parution d’un journal quotidien est un événement inédit à la fin de l’Ancien Régime, bien que les conditions du marché y soient déjà propices, avec la Révolution, le nombre de quotidiens se multiplie, suite au besoin indomptable d’information politique12. Face à une nouvelle façon de scander le temps, la périodicité quotidienne du journal s’impose et, avec elle, le terme “quotidien” fait son entrée dans le titre même des feuilles périodiques13, la première à l’employer étant La Quotidienne, parue en 1792. Quant à la formule “journal quotidien”, imposée dès 1820, elle sortit d’usage au profit de l’emploi substantivé, “le quotidien”, à partir de 183014.

Selon la définition de l’Encyclopédie, le journal est un “‘ ouvrage périodique qui contient des extraits des livres nouvellement imprimés avec un détail des ouvrages des découvertes que l’on fait ’ ‘ tous les jours dans les Arts et dans les Sciences ’”‘ . ’Jamais un journal de langue française, avant le premier quotidien parisien, n’eut les moyens de répondre par sa périodicité journalière au rythme de plus en plus accéléré des publications et des découvertes, doublé par une demande d’information toujours croissante de la part d’un public plus large et plus avisé. Malgré les restrictions dues au système des privilèges, qui entretenait une concurrence impitoyable entre les feuilles déjà existantes, la presse de la fin de l’Ancien Régime était prête à accepter le défi d’une périodicité audacieuse.

Grâce à sa périodicité quotidienne, le Journal de Paris semble incarner l’accomplissement de la notion même de “journal” qui, pour la première fois, n’est plus uniquement un ouvrage qui renferme la nouveauté, mais qui se donne aussi pour tâche de paraître jour après jour, fixant ainsi un nouveau rythme dans la perception de l’actualité. La Correspondance de Mettra annonce dès 1776 qu’on a accordé le privilège d’un nouveau journal “‘ sous le titre du Journal du Jour ’”‘ , qui ’“‘ racontera chaque jour ce qui se sera passé ici d’un peu important la veille ’”15.‘ ’Dans une lettre publiée en 1786, un lecteur du‘ Journal de Paris soulignait le lien que le nouveau quotidien avait établi entre “journal” et “journalier” : “‘ Jamais ouvrage périodique n’a mieux mérité le titre de Journal que celui dont vous êtes les Rédacteurs ; en effet, il paraît tous les jours, et tous les jours aussi, il contient quelque article utile et agréable ’”16.‘ ’La parution du quotidien impose une idée nouvelle de journal, qui réunit régularité journalière et efficacité immédiate de l’information.

Pour les contemporains, lors de la parution du‘ Journal de Paris, ’l’unique référence reste la presse anglaise qui est familière avec le quotidien depuis au moins cinquante ans. Le‘ ’premier quotidien anglais, le‘ Daily Courant, ’voit le jour en 1702, sous la direction d’Edward Mallet et survit jusqu’en 1735. Plus connu, et d’ailleurs plus récent, reste cependant le‘ London Evening Post, ’journal à contenu politique, publié à Londres tous les soirs entre 1727 et 1797. Les contemporains sont certains que c’est ce dernier qui a inspiré l’idée du‘ Journal de Paris, comme c’est le cas du rédacteur des Mémoires secrets: “‘ On connaît la Gazette de Londres, intitulée London Evening Post; elle a donné l’idée d’une pareille, intitulée Journal de Paris, ou Poste du Soir ’”17.‘ ’C’est en effet ce dernier titre provisoire, vite abandonné par ailleurs, évoqué souvent dans les tout premiers témoignages sur le Journal de Paris qui suggère une parenté avec le quotidien anglais, même si elle devait se résumer au seul titre et à l’idée générale d’une publication journalière. Et si Londres a son journal quotidien, il est temps que Paris ait le sien. Parenté, certes, mais sans oublier le besoin de contraster avec le cousin anglais, comme le note, avec un grain d’ironie, L.-S Mercier: “‘ La feuille ’ ‘ de Londres paraît tous les soirs; mais comme il faut que Paris contraste avec cette ville dans les plus petites choses, la feuille française paraît tous les matins ’”18.

Et si nous voulions trouver aussi un ancêtre du‘ Journal de Paris, ne serait-ce que par une simple analogie de titre, il faudrait remonter au début du siècle, à l’Histoire journalière de Paris par Dubois de Saint-Gelais. Directeur de la Monnaie, plus tard historiographe de l’Académie de peinture, celui-ci publie son Histoire uniquement en 1716 et 1717 et réussit à susciter très vite la jalousie du puissant Mercure de France et du Journal des Savants, raison pour laquelle la vie de son périodique fut d’ailleurs aussi brève. Dans la Préface, l’auteur note qu’“‘ une Nation telle que la française a plus besoin qu’aucune autre d’une Histoire journalière ’” pour la simple raison que‘ ’“‘ ses usages sont peu constants, ses goûts ne sont pas les mêmes, ses modes changent souvent, elle est méconnaissable à elle-même ’.” D’où le dessein de‘ ’“‘ donner tous les trois mois une espèce de relation de Paris où l’on recueillera autant qu’il sera possible tout ce qui ne se trouve point dans les ouvrages périodiques qui font mention de ce qui s’y fait ’”‘ , ’à savoir‘ ’“‘ architecture, peinture, sculpture, médailles, machines nouvelles, manufactures, spectacles, modes ’”‘ , ’avec la promesse de‘ ’“‘ parler moins en journaliste qu’en historien ’”19. ’Si Dubois de Saint-Gelais se donne pour tâche, au début du siècle de saisir les mouvements perpétuels, le rythme journalier de la vie parisienne, il faudra attendre soixante ans pour que ce tableau de la capitale, figé dans le discours historique, prenne vie tous les jours de façon nouvelle sous la plume des journalistes de Paris et de leurs correspondants.

Dans les conditions où, vingt ans avant la Révolution, tout journal doit payer une forte redevance au ministère des Affaires étrangères pour assurer son existence sur le marché, et que tout nouvel arrivé doit se partager, avec ses confrères, une sphère d’information limitée, d’où le politique est soigneusement banni, on peut s’interroger sur les ressorts qui ont pu déclencher l’idée de publier un quotidien. Et pourtant, il suffit de remarquer, en premier lieu, vers la fin de l’Ancien Régime, une accélération dans la périodicité de tous les journaux20, ’qui dénote une exigence générale de rapidité dans la circulation de l’information.

D’autre part, selon le témoignage de Garat, rédacteur du Journal de Paris pendant la Révolution, tout comme pour Dubois de Saint-Gelais, la parution d’un‘ ’“‘ journal de tous les matins était tellement approprié au goût des Français et à la vie de la capitale ’”‘ , ’qu’“‘ on s’étonnait qu’on eût pu ’ ‘ vivre si longtemps sans journal ’”21.‘ ’C’était d’ailleurs le‘ Journal ’lui-même qui, dès son‘ Prospectus, ’à l’instar de son ancêtre du début du siècle, soulignait sa vocation de reproduire les mouvements de la scène parisienne‘  : ’“‘ Si la scène des évènements varie chaque jour, n’est-ce point satisfaire utilement la curiosité publique que de la reproduire à chaque jour à ses yeux ? tel est l’objet du ‘Journal de Paris’ ’”22.

En effet le‘ Journal de Paris est né, avant tout, comme le journal de la capitale, engagé dans la saisie des variations et des mouvements d’une ville-spectacle, et son avènement marque à la fois, grâce à des moyens techniques avancés, l’inscription de l’objet journal dans le quotidien des Français.

Mais dans quelles conditions le quotidien voit-il le jour et à qui doit-il sa fondation ?

Notes
12.

Pierre Rétat et Claude Labrosse soulignent l’avènement de la périodicité quotidienne dans la presse de 1789, lié à une nécessité naturelle de rendre la suite des débats des assemblées parlementaires: “Plus encore que dans la première décennie du Journal de Paris, les quotidiens s’imposent et se multiplient parce que ce sont les journaux les plus capables de suivre avec une relative exactitude les intervalles de variation qui se produisent dans l’état des choses. [...][Le quotidien d’assemblée] réunit en 1789 un nombre important de journaux qui esquissent les traits d’un nouveau type de presse (le journal parlementaire) [...]”,Claude Labrosse, Pierre Rétat, Naissance du Journal révolutionnaire, (Lyon, PUL, 1989).

13.

Selon le Dictionnaire de Trévoux, le terme “quotidien” se résume à deux acceptions, rigoureusement adjectivales: la première, “ce qu’on fait tous les jours; ce dont on a besoin tous les jours”, renvoie à l’expression biblique de “pain quotidien”. La deuxième acception est médicale: “En termes de médecine, se dit d’une fièvre dont l’accès prend tous les jours”. L’auteur de l’article rappelle le synonyme “Journalier”, en soulignant que les deux synonymes ne sont pas interchargeables: “On dit pain quotidien, fièvre quotidienne. On ne dirait pas pain journalier, fièvre journalière. On dit mouvement journalier du ciel, on ne dirait pas le mouvement quotidien. Il faudra encore quelque temps pour que le journal, en tant que production imprimée périodique, devienne nourriture quotidienne, et avec cela, que le terme quotidien gagne le statut de substantif.

14.

Dictionnaire Historique de la langue française, (sous la direction de) Alain Rey, (Paris, 1992-1998).

15.

Correspondance littéraire secrète, 30 novembre 1776.

16.

Journal de Paris, 29 septembre 1786, “Variété, Aux Auteurs du Journal”.

17.

Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres en France depuis 1762 jusqu’à nos jours, 11 novembre 1776, (Londres, John Adamson)

18.

L.-S.Mercier, Tableau de Paris, (sous la direction de J.-Claude Bonnet), chapitre “Journal de Paris”, (Paris, Mercure de France, 1994).

19.

Dubois de Saint-Gelais, Histoire journalière de Paris, 1716-1717, (Paris 1885).

20.

Pour ne donner qu’un exemple, de 1778 à 1779, le Mercure de France connaît une périodicité décadaire; à partir de juillet 1779, il devient hebdomadaire.

21.

Dominique-Joseph Garat, Mémoires historiques sur la vie de M Suard, sur ses écrits et sur le XVIIIe siècle, (Paris, Bellin, 1820).

22.

Dictionnaire des journaux, notice n°682, “Journal de Paris”.