Fondation et fondateurs

On ne saurait pas ne pas remarquer d’emblée la longévité respectable du Journal de Paris : soixante-deux ans de vie, entre le 1er janvier 1777 et mai 1840. Paru à une époque où le marché de la presse est saturé et hypersurveillé et où la concurrence des journaux existants est acerbe, sans dépendre du privilège de la Gazette, ni du Ministère des Affaires étrangères, le Journal remporte un succès éclatant immédiat, malgré tous les obstacles qui s’y opposent, et occupe rapidement une des premières places dans la presse d’information.

Certes, une entreprise commerciale telle que la mise en branle d’un quotidien supposait, comme l’avouait le Prospectus, “‘ une protection et des facilités de la part du gouvernement ’”23. L.-S Mercier mettait la parution du Journal de Paris sous le signe d’un sacrifice de la part de l’autorité, car, observe-t-il, “‘ il a fallu faire une espèce de violence au ministère pour pouvoir l’établir ’”24. L’un des rédacteurs du Journal notait rétrospectivement, en 1791, qu’il datait son existence de l’entrée au ministère de Necker, qu’il s’était toujours fait un devoir de flatter, même à l’époque de sa disgrâce et “‘ sans craindre de déplaire à l’autorité ’”25. ’Très sceptiques dès le début quant à la réussite de l’entreprise, les‘ Mémoires secrets ’observent qu’“‘ elle ne peut avoir lieu que par la plus intime liaison avec la police ’”‘ , ’dont témoignerait‘ ’“‘ la grande confiance de M Le Noir ’ ‘ à l’inventeur ’”.‘ ’Toutefois, selon les rédacteurs, cette intimité est susceptible d’être très nuisible pour la police, du moment qu’“‘ il pourrait en résulter l’inconvénient d’éventer ses secrets ’”26.‘ ’Malgré les scepticismes et les oppositions, l’entreprise va son train; le 11 septembre 1776 le Journal de Paris obtient son privilège, exactement un mois plus tard, il publie son Prospectus, et le 1er janvier 1777 il démarre.

A vrai dire, l’idée d’un quotidien brassant la nouveauté sous tous ses aspects pouvait servir au pouvoir, dans la mesure où il était à même de construire dans les yeux de l’opinion publique l’image d’une administration éclairée, en train d’œuvrer pour le bonheur des sujets. Doublement flanqué par le ministre Necker et le chef de la police, le quotidien se donne pour le véhicule des réformes gouvernementales et des idées des Lumières. Ainsi, Roederer, devenu propriétaire du‘ Journal après la Révolution, notait en 1832 qu’“‘ avant la Révolution il servait aux progrès des Lumières et surtout à ceux du gouvernement ’”27.‘ ’L.-S Mercier est du même avis et observe qu’“‘ après toutes les contradictions usitées, le gouvernement a reconnu de quelle utilité cette feuille pouvait être ’”‘ , ’pour ajouter par la suite que‘ ’“‘ la correspondance des lumières gagne à la publication de cette feuille ’”28. ’Mais qui se trouve derrière cette ambitieuse entreprise?

A la parution de la première feuille quotidienne, le temps de la feuille d’auteur est révolu. Le nouveau quotidien est l’œuvre de quatre entrepreneurs assez peu connus, mais ayant, comme on a pu voir, des relations importantes dans les milieux du pouvoir: Olivier de Corancez, Jean Romilly, Louis d’Ussieux et Antoine Alexis Cadet de Vaux.

Guillaume Olivier, dit Olivier de Corancez fut propriétaire et rédacteur du Journal jusqu’en 1799. Lié par sa femme au milieu protestant, il fut un grand admirateur de la république genevoise et de J.J. Rousseau, qu’il n’hésita à défendre en toute occasion. En 1786 il fit paraître un volume de poésies auquel il attacha une notice sur Gluck et une autre sur J.J. Rousseau, et en 1789, il publia cette dernière sous le titre de JJ Rousseau , extraits du Journal de Paris, après l’avoir insérée dans le quotidien, par fragments. Il parle de Rousseau en ami intime et prend sa défense contre tous ses détracteurs avec beaucoup de chaleur et de conviction. C’est à sa propriété de Sceaux qu’il espérait accueillir le philosophe pendant le printemps de 1778, lorsque celui-ci décida d’aller à Ermenonville. Intéressé presque exclusivement à la poésie, Corancez y accueillit tous les hommes de lettres qui écrivirent dans le Journal, et surtout le poète Roucher, dont le nom est présent dès les premiers numéros29. Dans ses Mémoires, sa fille, Julie de Cavaignac, observe que ce fut Hue de Miromesnil, partisan de Necker qui “‘ créa pour lui une source de fortune qui l’approcha de l’opulence quand arriva la Révolution ’”30, ’à savoir le Journal de Paris.

Associé et beau-père de Corancez, Jean Romilly était un horloger né à Genève dans une famille huguenote31. ’Auteur de plusieurs articles de l‘ Encyclopédie concernant l’horlogerie, rousseauiste enflammé, il se charge dès le début d’une rubrique emblématique du‘ Journal, ’à savoir la rubrique météorologique, ce qui lui vaut la plaisante réputation de‘ ’“‘ faire la pluie et le beau temps ’”‘ . ’Un horloger qui offre aux lecteurs tous les jours un bulletin météorologique, et quelques autres articles sur l’art de l’horlogerie ou l’impossibilité du mouvement perpétuel, rien de plus adéquat pour un journal pour lequel la maîtrise du temps est devenue une exigence fondamentale.

Le troisième copropriétaire du Journal est Louis d’Ussieux, homme de lettres, fondateur en 1768 à Mannheim du journal‘ L’Europe littéraire ’et dont l’unique lien avec les autres associés du Journal de Paris semble être leur attachement aux encyclopédistes dans les années 1770. D’Ussieux écrit pour la partie des spectacles jusqu’en 1786, année où il quitte la capitale et le Journal pour acheter un domaine à Vaux et se dédier à sa nouvelle passion, l’agronomie. Il vendra sa part très probablement au libraire Xhrouet qui deviendra soit en 1786, soit en 1789, le nouvel associé de l’entreprise. D’Ussieux fit partie, à côté du quatrième associé du Journal, Cadet de Vaux, de la “Société d’Agriculture”, en militant du mouvement agronomique32.

Cadet de Vaux est décidément l’entrepreneur par l’excellence du quartette d’associés. Apothicaire, chimiste, censeur royal pour la chimie et inspecteur des objets de salubrité à la fois, il incarne le stratège d’affaire du Journal et le propagateur des sciences et s’occupe au moins jusqu’en 1789 des rubriques d’“Economie rurale”, “Police”, “Médecine”, “Administration” et “Agriculture”. Quant aux projets d’hygiène publique, d’assistance et d’économie rurale et domestique qu’il promeut, ils s’inscrivent dans la ligne réformiste, à l’appui du gouvernement, embrassée par le quotidien. C’est toujours lui qui couvrira pour le Journal de Paris le séjour de Voltaire à Paris. La profession d’apothicaire de Cadet de Vaux lui valut une facétie plaisante :

‘On lisait au sacré Vallon
Un nouveau Journal littéraire
Quelle drogue, dit Apollon
Rien d’étonnant, répond Fréron,
Il sort de chez l’Apothicaire !
Quoi, dit Languet, sur son haut ton,
Ministre de la Canule
Voudrait devenir notre Emule ?
Oui, dit la Harpe, que veux-tu ?
Cet homme ayant toujours vécu
Pour le service du derrière,
Doit compléter son ministère
En nous donnant un torche-cu.33

Pendant que les témoignages concernant la nouvelle entreprise se multiplient, les informations qui regardent ses fondateurs sont peu nombreuses et souvent incomplètes. La Correspondance secrète annonçait en 1776 que “‘ M de Corancé et M Dussieux ont enfin obtenu le privilège du nouveau Journal qu’ils ont projeté ’”34, ’et quelque jours plus tard, elle se contente de rappeler au passage le seul nom de d’Ussieux35 ’comme rédacteur du quotidien. Les‘ Mémoires secrets ne sont pas mieux informés : le 11 novembre 1776 ils annoncent sans beaucoup de certitude que ’“‘ c’est un M de la Place, Clerc de Notaire, qui s’annonce comme à la tête de cette entreprise ’”,‘ ’sans manquer de suggérer avec ironie que le nom d’un si grand inconnu “‘ n’en donnerait pas une si grande idée s’il était seul ’”36.‘ ’Quelques jours plus tard, le rédacteur des Mémoires ’ajoute les noms des soi-disant “acolytes” : Pierre-Antoine La Place37, ’d’Ussieux et Senneville, eux aussi des “‘ personnages peu connus ’”‘ . ’Si ces noms d’inconnus ne dévoilent rien de significatif à propos de la nouvelle entreprise, leur rêve de prospérité et leur goût pour la magnificence n’échappe pas à l’œil vigilant des Mémoires, ’qui observent :

‘Quoi qu’il en soit, ces messieurs fondent, non sans vraisemblance, de grands projets de fortune sur un nouvel établissement ; ils ont en conséquence loué un hôtel dans un quartier de Paris fort cher, et vont monter des bureaux38.’

Ni la Correspondance de Mettra, ni les Mémoires secrets n’approfondissent plus leurs informations au sujet des fondateurs du Journal et ce n’est qu’au mois de janvier 1778 lorsque, chatouillés tous les deux par la parution de l’épigramme plaisante à l’adresse de Cadet de Vaux, ils se voient obligés de revenir là-dessus. Et pendant que la Correspondance secrète se limite à expliquer aux lecteurs que “‘ Cadet l’apothicaire est un des auteurs de cet ouvrage périodique, qui au reste devient de jour ’ ‘ en jour plus répandu ’”39, ’les‘ Mémoires ’se décident d’énumérer les noms des quatre “coopérateurs”40.‘ ’Même en 1782, lorsqu’on publie des couplets badins à l’adresse des trois des fondateurs du Journal, on continue à en donner l’image de grands inconnus à la recherche de la gloire :

‘Cadet, d’Ussieux et Corancez ;
Ah ! les jolis noms pour l’histoire !
Un jour ils y seront placés,
Cadet, d’Ussieux et Corancez.
Par eux les Gascons, les Visés,
Verront s’éclipser leur mémoire.
Cadet, d’Ussieux et Corancez,
Ah ! les jolis noms pour l’histoire !41

Les contemporains désignent constamment le Journal de Paris comme une entreprise collective : si l’on nomme rarement les fondateurs, on parle en revanche des “journalistes de Paris”, des “Rédacteurs”, des “auteurs” ou des “entrepreneurs du Journal de Paris” ou encore des “journalistes de tous les jours”. Cependant, d’autres noms viennent s’ajouter à cette instance collective, maîtresse et responsable du fonctionnement de la feuille. Claude Sixte Sautreau de Marsy42, malicieusement nommé par de La Harpe“‘ l’Aristarque du Journal de Paris ’”, assure dès le début, à côté de Corancez, la partie littéraire du Journal et c’est un de ses articles qui, déplaisant fort à un membre du clergé, déclencha en 1781 la suspension du quotidien. Les arts visuels ont, dès les premiers jours du quotidien, leur propre correspondant, dans la personne d’Antoine Renou, peintre et secrétaire adjoint de l’Académie de Peinture et de Sculpture, présenté aux lecteurs par les rédacteurs mêmes du Journal. Deux amis intimes de Louis d’Ussieux collaborent à la rédaction du Journal : le poète Roucher et Barthélemy Imbert qui, selon une lettre de La Harpe, “‘ est chargé de l’article des spectacles dans le Journal de Paris et rédacteur de la partie littéraire du Mercure ’”43.

D’ailleurs, ce n’est pas le seul nom que les deux périodiques ont en commun ; la Correspondance secrète dévoile le nom de Sancy, “‘ censeur de ce Journal et du Mercure de France ’”44. ’En effet, Sancy occupe la place du censeur du quotidien jusqu’en 1785, lorsque la troisième suspension du Journal de Paris entraîne une amende exemplaire de la part du gouvernement, qui nomme Jean-Baptiste Suard dans cette fonction. Selon Garat, ce dernier devint également copropriétaire et rédacteur, “‘ dont les articles multipliaient de plus les abonnements ’”45. ’Métamorphosé en journal politique après 1789, le Journal de Paris connaîtra aussi de nouveaux rédacteurs, tels Dominique-Joseph Garat, Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet ou Régnaud de Saint-Jean d’Angély.

Mais comment les contemporains accueillent-ils la naissance du quotidien ? Quelle est, à leurs yeux, la nouveauté et quelles en sont les chances de réussite ?

Notes
23.

Ibidem.

24.

Tableau de Paris, “Journal de Paris” p. 309.

25.

Dictionnaire des journaux, “Journal de Paris”.

26.

Mémoires secrets, 18 novembre 1776.

27.

Dictionnaire des journaux, “Journal de Paris”.

28.

Tableau de Paris, “Tableau de Paris”, p. 309.

29.

Dictionnaire des journaux, “Journal de Paris”.

30.

Marie-Julie de Cavaignac, Mémoires d’une inconnue, (Paris, 1894).

31.

Dictionnaire des journaux“Journal de Paris”.

32.

Dictionnaire des journaux, “Journal de Paris”.

33.

Mémoires secrets, 7 janvier 1778

34.

Correspondance secrète, novembre, 1776.

35.

En homme de lettres de l’équipe éditoriale, d’Ussieux s’occupera des rubriques de théâtre et, selon Nicole Brondel, c’est toujours lui qui est responsable de la rubrique “Trait historique”, qui fit fortune jusqu’en 1786, Dictionnaire des journaux, “Journal de Paris”.

36.

Mémoires secrets, 11 novembre 1776.

37.

Pierre Antoine la Place ne fut pas propriétaire, mais directeur du Journal, pendant les trois premières semaines; après la première suspension du périodique, en janvier 1777, le nom du directeur cesse d’être mentionné. Cependant, selon Nicole Brondel, des lettres et des quittances attestent le libraire Jean-Michel Xhrouet dans cette fonction entre 1786 et 1791.(Dictionnaire des journaux, “Journal de Paris”) Il est improbable que les rédacteurs des Mémoires ignorent véritablement qui était La Place, connu comme traducteur de Shakespeare et, surtout, comme directeur du Mercure de France. Le traiter d’“iconnu” est peut-être une façon de l’insulter.

38.

Mémoires secrets, 18 novembre 1776.

39.

Correspondance secrète, 21 janvier 1778.

40.

Entre les divers Coopérateurs ou plutôt Directeurs du Journal de Paris, on en compte quatre, savoir le Sr Corancé, Commis aux fermes, le Sr Dussieux, connu par divers ouvrages, le Sr.. et le Sr Cadet, Apothicaire.Mémoires secrets, 7 janvier 1778. Les points de suspension remplaçant le nom de Romilly laissent entendre que si le rédacteur des Mémoires est au courant du nombre des rédacteurs, il ignore toutefois l’identité de l’un d’entre eux.

41.

Correspondance secrète, 1781.

42.

Entre 1765 et 1789, Claude Sixte Sautreau de Marsy publia avec Barthélemy Imbert une anthologie de poésie en 40 volumes intitulée Annales poétiques ou Almanach des Muses.

43.

Jean François de La Harpe, Correspondance littéraire adressée à son altesse impériale M le Grand Duc, aujourd’hui empereur de Russie, et à M le Comte Andre Schlowalow, Chambellan de l’Impératrice Catherine II, depuis 1774, jusqu’en 1789, Lettre CCXLIX, (Paris, Migneret, 1804).

44.

Correspondance secrète, 31 octobre 1781.

45.

Dominique-Joseph Garat, Mémoires historiques sur la vie de M Suard , sur ses écrits, et sur le XVIIIe siècle, (Paris, Bellin, 1820).