Accueil et écueils

A une époque où le sort des feuilles périodiques est mis sous le signe de l’éphémère, la naissance d’un journal ne semble avoir rien d’étonnant, si ce n’est l’audace de vouloir trouver une place dans un monde de la presse très encombré. L’ambitieux programme annoncé par le Prospectus du Journal de Paris, auquel s’ajoute sa périodicité quotidienne, menaçait les périodiques déjà présents sur le marché. Tout ce qu’on pouvait espérer c’est qu’il n’allait pas trouver les moyens de le réaliser. La Harpe commente ainsi la parution du Journal de Paris :

‘Aux vingt-huit journaux qui paraissent tous les mois dans cette capitale, on vient d’en ajouter encore deux nouveaux. L’un s’appelle poste de Paris, et paraît tous les jours. Il rend compte de la pluie et du beau temps, des nouveautés du jour, de l’historiette qui a couru la veille, etc. ; il est de nature d’être assez en vogue. On aime fort dans Paris à parcourir tous les matins une nouvelle feuille, et dans les provinces on est bien aise d’être au courant (quoique un peu tard) de toutes les nouvelles de Paris46.’

Après un court essai de comptabilisation des périodiques de la capitale, La Harpe note l’intérêt qu’un tel journal peut avoir : le bulletin météorologique, les nouveautés du jour, les historiettes de la veille. Ce qui légitime cependant, selon lui, sa parution, c’est le désir de journal quotidien du public parisien, fasciné par les mutations journalières et entraîné par le goût des modes. Et si les Parisiens veulent avoir sous les yeux la nouveauté à chaque éveil, les provinciaux éprouvent à leur tour de l’engouement pour les nouvelles de la capitale, quoique celles-ci leur parviennent avec un certain retard. Ainsi, La Harpe inscrit la parution du quotidien dans le domaine des modes, puisqu’il “‘ est assez en vogue ’ ”, tout en soulignant qu’une telle feuille répond à une exigence culturelle du public : l’habitude des Parisiens de côtoyer la nouveauté quotidiennement et l’habitude de la province de tendre vers le centre d’information qu’est la capitale.

Un témoin comme Garat, qui regarde la naissance du Journal avec le recul du temps, ne manque pas d’observer ce même désir de journal quotidien dans la France des années 1770, qui fait que la nouvelle feuille fut vite adoptée comme élément indispensable du rituel du déjeuner :

‘Il n’y avait en 1777, de querelles que dans la littérature et les sciences, et de révolutions que dans les faveurs de la cour, dans les engouements et dans les modes de la ville. Mais un journal de tous les matins était tellement approprié au goût des Français et à la vie de Paris, qu’on ne faisait plus de déjeuner où celui-ci ne fût à côté du chocolat ou du café à la crème. On s’étonnait qu’on eût pu vivre si longtemps sans journal ; et les auteurs du journal de Paris, pénétrés de la nécessité et de la difficulté de soutenir et d’étendre un succès si brillant dès les premiers jours, cherchaient toutes les nouvelles et toutes les nouveautés, et préféraient celles qui pouvaient être dangereuses à recueillir47.’

Comme le chocolat ou le café à la crème, le Journal de Paris devient un objet destiné à prendre place sur la table des habitants aisés de la capitale et à être savouré dans l’atmosphère paisible des salons, si bien que, à l’époque trouble d’après 1789, un lecteur pouvait lui adresser encore des vers teints de reproche et de nostalgie :

‘Petit journal, sans compliment,
Autrefois vous étiez charmant.
Sitôt que j’ouvrais la paupière,
Ou paresseux ou matinal
Mes premiers mots étaient :
“Lapierre Mon chocolat et mon journal”48.’

Si dans le souvenir de Garat, le succès du Journal fut immédiat et brillant, d’autres témoignages attestent une claire défiance quant à sa nouveauté et à sa réussite. Les Mémoires secrets se montrent, au début, très sceptiques et déclarent sans ambages que, malgré les grandes dépenses qu’étalent ses fondateurs, “‘ on doute que la chose réussisse ’”49. ’Même l’entreprise une fois démarrée, ils continuent à douter de sa continuité et ils dénoncent la fadeur de contenu du nouveau journal, ce qui explique, pour eux, un nombre modeste d’abonnements :

‘Le Poste du Soir, malgré tous les obstacles, a paru hier, et se continue. Jusqu’à présent elle est très plate, et l’on était si persuadé qu’elle n’aurait pas lieu ou qu’elle serait mauvaise, qu’il n’y avait au commencement de l’année que mille souscripteurs50.’

Toujours pessimistes quant au sort du quotidien, les Mémoires persistent à croire que deux raisons portent le Journal de Paris à son échec : son “‘ insipidité ’ ” et “‘ la jalousie de ses confrères [qui] lui suscite toutes sortes de tracasseries pour le faire échouer ’ ”51. ’Dans une lettre à un ami datée du 12 avril 1777, Nicolas-Maurice Chompré, lecteur précoce du Journal,‘ ’semble partager l’avis dépréciatif des Mémoires, en définissant‘ ’“‘ la Poste du Soir ’ ”‘ ’comme‘ ’“‘ une petite feuille assez insipide (…) qui tient lieu de baromètre, de thermomètre, d’affiches de spectacles ’”52.‘ ’Lorsque le quotidien est sur le point de rendre son âme après à peine un mois de vie, les Mémoires secrets ne se montrent pas très tendres à son égard, et observent sèchement:‘ ’“‘ Quelque peu intéressant que fût ce nouveau papier public, il y avait déjà beaucoup de souscripteurs ’”53. ’Le Journal de Paris est, certes, la première feuille de tous les jours, pourtant, ce que semblent lui reprocher certains de ses contemporains au début de sa carrière, c’est l’absence de nouveauté dans le contenu, et de n’être, après tout, qu’une nouvelle réplique des journaux déjà existants.‘ ’Ainsi, le rédacteur de la Correspondance secrète admet une utilité régionale, voire nationale du quotidien dans l’immédiat, mais ne cache pas pour autant sa déception quant à son rôle de véhicule d’information à l’étranger : “‘ D’après le prospectus, si ce journal peut être utile aux Parisiens et même aux Français, j’y vois peu de chose d’attrayant pour les étrangers, qui trouveront dans plusieurs autres tout ce qu’ils y chercheraient ’”54.

Toutefois, les mêmes contemporains critiques à l’égard du contenu du Journal sont tous d’accord que ce n’est pas l’insipidité de ce dernier qui menace son existence, mais plutôt le tumulte que sa parution a suscité dans les rangs de ses confrères. Leurs commentaires empreints de tension et de pessimisme, mis bout à bout, forment une sorte de chronique d’un échec annoncé. Le Prospectus à peine publié, la Correspondance secrète note que plusieurs journaux ont envoyé des réclamations contre le privilège du Journal de Paris, sous prétexte que le plan de ce dernier “‘ empiète sur plusieurs autres feuilles périodique ’”55.‘ ’Selon les dires du même rédacteur, les réclamations déposées ont vite fait leur effet, et en janvier 1777 les rédacteurs se voient obligés d’apporter “‘ des ’ ‘ restrictions (…) au plan qu’ils s’étaient tracés ’”56.‘ ’Les‘ Mémoires secrets ’partagent cet avis quand ils observent que les opposants du‘ Journal ’“‘ lui enlèvent différentes parties, sous prétexte qu’il va sous leurs brisées et offense leurs privilèges ’”57. ’Malgré les sacrifices faits, le Journal ’continue d’être la cible de ses confrères jaloux, et‘ ’“‘ les entrepreneurs de cet ouvrage [sont] traversés par les autres journaux, dont les réclamations à ce sujet ne sont pas encore jugées ’”58. ’Toutefois, selon la Correspondance secrète, ’les vicissitudes de la feuille quotidienne sont contrebalancées par une résistance victorieuse ; le 18 janvier, le Journal, mutilé dans son plan d’origine,‘ ’“‘ va son train ’”‘ , ’le 29 janvier ses succès‘ ’“‘ vont toujours en augmentant ’”‘ .

Si les premiers commentaires ne sont ni optimistes, ni flatteurs pour le‘ Journal de Paris, ’flottant entre la méfiance quant à l’utilité de la nouvelle feuille et le doute qu’elle aille survivre, il faut attendre que le temps stabilise l’entreprise pour se convaincre et de sa vraie utilité et de sa véritable force de tenir tête à la concurrence. L.-S Mercier, qui consacre un chapitre entier au Journal ’dans son‘ Tableau de Paris, ’souligne‘ , ’dès le début, l’utilité de la feuille qui réunit rapidité et efficacité :‘ ’“‘ En un instant tout Paris est instruit ou désabusé sur ce qu’il lui importe de savoir au juste ’”59.‘ ’Dans ses‘ Mémoires, ’Goldoni rappelle à son tour le‘ Journal de Paris ’comme un journal‘ ’“‘ utile et intéressant ’ ”‘ ’qui‘ ’“‘ publie tous les jours les nouvelles les plus récentes et les plus sûres, informe sur les projets, les découvertes, les discussions de toutes sortes ’”‘ . ’Qui plus est, Goldoni est prêt à défendre le quotidien contre des critiques vétilleux qui se plaignent que celui-ci ne soit‘ ’“‘ pas assez riche en nouvelles ’”‘ . ’“‘ Mais peut-il y en avoir tous les jours ? ’ ”‘ ’réplique Goldoni‘ ’“‘ et d’ailleurs, est-il possible de tout dire, de tout écrire, de tout imprimer? ’”60 ’Il a l’air de comprendre une limite du quotidien, à savoir le fait qu’il est soumis, plus que tout autre journal, à un désir frénétique de nouveauté, et même d’exhaustivité de l’information, qu’il n’arrive jamais à satisfaire entièrement.

Le‘ Journal ’se confronte en même temps à des écueils internes. Un quotidien est une entreprise sans précédent qui implique un effort soutenu dans l’organisation, à savoir la récolte, la rédaction, la publication et la diffusion de l’information, et, à la fois, un gros investissement financier. Peu après sa parution, les difficultés ne tardent pas de surgir, lorsque la Petite Poste, qui s’était chargée de la diffusion du‘ Journal ’tous les matins‘ , ’“‘ refusa de le faire sous prétexte d’un abonnement plus considérable qu’elle exige ’”61.

Quant aux difficultés externes, le quotidien est non seulement en proie à la colère de ses confrères, mais aussi sujet à la censure imposée par des particuliers ou des groupes de pouvoir qui se sentent lésés par les articles du Journal. ’Comme nous avons déjà vu, Garat témoignait de cette fragilité du quotidien dangereusement enfermé dans le cercle vicieux du succès fulminant qui le pousse à partir en chasse de nouvelles imprudentes. Le grand défi du journal quotidien est donc d’offrir au public de quoi nourrir sa curiosité jour après jour, sans pour autant risquer la suppression. Et pourtant, il n’est pas rare que le Journal de Paris soit réduit au silence.

Notes
46.

Correspondance littéraire, lettre LXI.

47.

Mémoires historiques sur la vie de M Suard

48.

Vers publiés dans Le lendemain ou Esprit des feuilles de la veille, le 16 janvier 1791, ds Eugène Hatin, Histoire politique et littéraire de la presse en France, tome 5e, “Journal de Paris “ (Genève, Slatkine, 1967).

49.

Mémoires secrets, 18 novembre 1776.

50.

Ibidem, 2 janvier1777.

51.

Ibidem, 20 janvier 1777.

52.

Jochen Schlobach, Henri Duranton, François Moureau, Correspondances littéraires érudites, philosophiques, privées ou secrètes, (Paris, Genève, Champion, Slatkine, 1987).

53.

Mémoires secrets, 25 janvier 1777.

54.

Correspondance secrète, 30 novembre 1776.

55.

Ibidem, 27 décembre 1776.

56.

Ibidem, 18 janvier 1777.

57.

Mémoires secrets, 20 janvier 1777.

58.

Correspondance secrète, 29 janvier 1777.

59.

Tableau de Paris, “Journal de Paris”

60.

Carlo Goldoni, Mémoires de M Goldoni pour servir à l’histoire de sa vie et à celle de son théâtre, (Paris, 1787).

61.

Mémoires secrets, 20 janvier 1777.