Ennemis et critiques

L’ennemi décidément le plus acharné de la feuille de Paris fut l’Abbé Aubert. Homme d’un pouvoir incontestable dans le monde de la presse jusqu’en 1789, rédacteur des Petites Affiches de Paris et, pour une brève période, des Affiches de Province, il devient rédacteur de la Gazette de France pour quelques mois seulement, mais il en reste le “directeur général” et surtout le protecteur redoutable de son privilège, à savoir des droits du Ministère des Affaires étrangères, contre tout empiètement de la part des autres feuilles.

Que la feuille de Paris n’ait pas plu à l’Abbé Aubert, ce fut une évidence et, selon le témoignage de Pierre Manuel, “‘ dès sa naissance, elle a voulu s’élever et le censeur Aubert lui disait : rampe ’”‘ 102.‘ ’Rédacteur des Petites Affiches depuis 1752, Aubert était fermement convaincu de l’importance de sa feuille, soit par sa fonction affirmée d’utilité publique, que par son noble lien avec le privilège de la‘ Gazette de France. ’En 1777 les‘ Petites Affiches ’connaissaient une augmentation considérable de leur volume, signe du succès qu’ils remportaient et de leur incontestable rôle social et marchand. A l’exigence d’étendre leur espace, face à la multiplication constante des annonces et avis, ils avaient répondu par la création de suppléments qui n’impliquait toutefois aucune modification de l’abonnement. La parution d’un journal diffusé tous les matins, disposant donc d’une périodicité et d’un espace également convoités par les‘ Affiches, ’ne put que mettre en garde leur zélé rédacteur. On se résolut donc de demander au Ministère des Affaires Etrangères un changement de formule et c’est ainsi que les Petites Affiches se dédoublèrent à partir du 1er janvier 1777 en deux feuilles distinctes : Annonces et Affiches ’d’une part et‘ Avis divers ’de l’autre‘ , ’disposant de seize pages chacune. Suite à la mort du propriétaire des‘ Affiches, ’Le Bas de Courmont, le 20 novembre 1777, les héritiers vendirent l’affaire à une nouvelle compagnie de trois associés, connue sous le nom de compagnie Benezech, et les deux feuilles furent réunies à nouveau sous le titre de Journal général de France, ’nom hérité d’une feuille d’avis de Donneau de Visé de 1681 et habilement mis en miroir avec le‘ Journal de Paris. ’En plus, devenues elles aussi quotidiennes, les‘ Affiches ’de l’Abbé Aubert pouvaient soutenir la concurrence du‘ Journal de Paris ’sur le même plan, pourtant son hostilité à l’égard de ce dernier fut loin de s’atténuer.103

Les contemporains ne manquent pas de noter cette rivalité. A l’occasion de la sortie du‘ Prospectus ’du‘ Journal général de France, ’les‘ Mémoires secrets ’se servent du terme “‘ invasion ’” pour définir le rapport entre les‘ Affiches ’de Aubert et la feuille de Paris. Qui plus est, le rédacteur des Mémoires ’souligne que la création du Journal général de France ’est la conséquence directe de la concurrence acerbe avec le quotidien, qui menaçait de lui soustraire des souscripteurs. La nouvelle formule est donc censée non seulement s’opposer à cette spoliation, mais rendre possible une contre-attaque, car, observent les Mémoires, ’les dernières mesures adoptées “‘ rendront le [Journal de Paris] presque inutile, si le projet s’exécute ’”. La métamorphose des Petites Affiches ’en quotidien n’est pas l’unique coup porté à la feuille rivale, le nouveau‘ Prospectus ’s’efforce de proposer “‘ tous les objets ’”‘ , ’mais‘ ’“‘ loin d’offrir beaucoup de remplissage, comme le Journal de Paris ’”104.

De son côté, le nouveau quotidien soutient fermement que son public‘ ’“‘ peut être assuré de ne jamais trouver du remplissage dans la Feuille qu’il recevra tous les matins ’”‘ , ’du moment qu’“‘ il n’y en aura aucune qui ne lui présente de quoi satisfaire son intérêt, sa curiosité, son goût ’”105. ’Selon la perception des‘ Mémoires,‘ ’le projet‘ Journal général de France tente d’offrir tous les avantages du‘ Journal, ’tout en en éliminant les inconvénients. Le 18 décembre 1783, pour annoncer la naissance des Affiches de Province, ’les‘ Mémoires reprennent et renforcent l’idée selon laquelle, pour pouvoir tenir tête au‘ Journal de Paris, ’les Petites Affiches ’ont eu recours à l’imitation de son modèle106, ’sous la baguette de l’Abbé Aubert :

‘Les entrepreneurs du Journal général de France, appelé vulgairement Petites Affiches, non contents d’avoir donné un rival au Journal de Paris dans l’abbé Aubert qui les dirige, et s’est assimilé à ce dernier en embrassant les mêmes matières que lui et en se produisant aussi tous les jours, appellent aujourd’hui à leur secours une feuille qui dépend aussi d’eux, et était connue sous le nom d’Affiches de province.107

Dans le chapitre du Tableau de Paris entièrement consacré au Journal de Paris, L.-S Mercier met en opposition le Journal de Paris et le Journal général de France, présentant avantageusement le premier et critiquant sévèrement l’autre. Sans évoquer la rivalité entre les deux papiers, L.-S Mercier souligne l’efficacité et l’utilité générale professée par la feuille de Paris et marque, par opposition, l’utilité réduite des Affiches au monde marchand, ainsi que l’attitude despotique de son rédacteur.108

Pourquoi l’Abbé Aubert déteste-il tellement la feuille de Paris ? En dehors de sa périodicité journalière qui est, nous l’avons vu, dans l’air du temps, le‘ Journal de Paris ’empiète dès son‘ Prospectus ’et, par la suite, par son contenu, sur l’un des fiefs incontestables des Affiches, ’celui de l’utilité publique‘ . ’Pour invoquer constamment l’utilité comme point central de sa feuille, l’Abbé Aubert n’est pas moins attiré par la critique, à laquelle il consacre souvent sa rubrique “Avis divers”. De même, la feuille de Paris annonce dès le début son intention de joindre l’utile à l’agréable et ajoute aux rubriques dédiées aux nouvelles littéraires et artistiques des informations d’ordre pratique tel le prix des comestibles ou du foin. Il n’est pas difficile non plus de remarquer que le système des rubriques, sous forme de tableau, visant la lecture croisée et sélective, adopté par le Journal, ’est inspiré du celui des‘ Affiches. ’Les trois dernières rubriques rédigées par l’Abbé Aubert, “Spectacles”, “Enterrements”, et “Cours des changes” se retrouvent également sur la quatrième page du‘ Journal de Paris, ’même si, plus tard ce seront les Affiches ’à emprunter au‘ Journal ’sa rubrique météorologique.

Encore est-il vrai que l’Abbé Aubert ne parvient pas à gérer les annonces des “Spectacles”, qui deviendront en revanche l’une des rubriques emblématiques du Journal de Paris. ’Il n’empêche que certains lecteurs des deux quotidiens, tels L.-S Mercier, puissent être agacés d’y trouver tous les matins deux rubriques presque identiques : “‘ La répétition des articles, enterrements et spectacles, tels qu’ils sont dans le Journal de Paris, fait qu’on lit deux fois la même chose dans le même instant. Les rédacteurs ne pourraient-ils pas s’accorder pour faire disparaître ce double emploi ? ’”109.‘ ’De toute manière, s’il fallait trouver un trait commun des deux périodiques concurrents, ce serait le goût de l’échange, que ce soit marchand, économique, social ou critique.

Un journaliste traditionaliste comme l’Abbé Aubert, fort attaché à l’aristocratie110, ’dont il se veut le protégé, et au système des privilèges qui en dépend, prêt à combattre “‘ l’abus d’esprit philosophique ’”111 ’n’entend pas la nouveauté de la même oreille que les obscurs entrepreneurs du Journal de Paris, si peu adeptes de ses valeurs. Il est inconcevable pour Aubert qu’une feuille à peine sortie de la presse puisse prétendre rivaliser avec des journaux ayant une histoire et des titres de noblesse donnés par le lien avec le privilège de la Gazette de France. ’Ainsi, pour attaquer son concurrent, il agite en direction de l’imprimeur Quillau112, ’des lettres patentes stipulant l’inviolabilité de la feuille du Roi par excellence et de tout ce qui en dépend :

‘Faisons défense à toutes les personnes de quelque qualité qu’elles soient, de s’immiscer dans la composition, vente et début d’aucunes gazettes de France ni d’aucuns imprimés de relations et de nouvelles, tant ordinaires qu’extraordinaires, lettres, copies ou extraits d’icelles, et autres papiers généralement quelconques, contenant la relation des choses qui se passeront tant en dedans qu’en dehors de notre royaume ; ni de faire aucune des choses qui ont été ou dû être dépendantes du privilège de la gazette, sans la permission expresse par écrit du ministère et secrétaire d’état, ayant le département des affaires étrangères ; à peine contre les contrevenants de confiscation des imprimés et exemplaires, ainsi que des caractères et des presses, de six mille d’amende et de tous dépens, dommages et intérêts, même de punition corporelle.113

L’ancienneté des Affiches devient une arme que l’Abbé Aubert brandit à toute occasion. Ainsi, dans le Prospectus du Journal général de France, il réitère cet argument avec une fierté qui frise le comique. Selon lui, c’est dans l’idée des Essais de Montaigne qu’on a puisé l’idée des Affiches et comme si cela ne suffisait, il apprend que ce fut Théophraste Renaudot en personne sous le ministère du cardinal de Richelieu qui établit des “Bureaux de correspondance” et publia pour la première fois une feuille intitulée Conférences, Extraits des Registres desdits Bureaux, Annonces, Affiches et Avis divers. On peut alors bien comprendre que la colère du rédacteur des Affiches atteignit son apogée en 1785, à l’occasion de la guerre des annonces de librairie qui opposa la Gazette et le Journal général de France au Journal de Paris et au Journal des Savants. Le gain de cause par le Journal de Paris serait, dans les yeux de Aubert, une injure à l’histoire, une absurde réduction au néant d’une longue série de réaffirmations de la légitimité de la Gazette. Cette fois-ci l’Abbé Aubert ne manque pas de déployer sa logique calculatrice et pleine de véhémence:

‘Quoi ! mes affiches dont le privilège, qui fait partie de celui de la gazette, remonte à 1612, seraient subordonnées à celui du Journal des Savants, qui étant de 1665, leur est postérieur de 53 ans ; à celui du Journal de Paris, qui n’étant que de 1776, leur est postérieur de 164 ans ! Et la faculté accordée à ces deux journaux par un simple privilège du sceau, d’annoncer toutes les nouveautés avant la gazette et le Journal général de France, anéantirait les dispositions des lettres patentes d’octobre 1612, mars 1628, février 1630, octobre 1631, avril 1751, juillet 1756 et août 1761, toutes lettres enregistrées, soit aux requêtes de l’hôtel, soit au parlement !114

L’antipathie sincère que nourrit l’Abbé Aubert à l’égard du Journal de Paris semble être due à l’idée d’un nouveau type de presse qu’incarne ce dernier. Il s’agit d’une presse qui, tout en devant son existence au système des hautes protections, semble peu révérencieuse à l’égard de la hiérarchie préétablie, et part à la conquête des lecteurs sans se soucier de ses vénérables prédécesseurs, dont la présence sur le marché de la presse est constamment légitimée par des lettres patentes. De plus, selon la vision de l’Abbé Aubert, c’est une presse hardie et impudique qui, entraînée par la chasse au succès à tout prix, sacrifie volontiers la vérité et la discrétion, et qui reproduit, ni plus ni moins, “‘ sous une autre forme, le scandale et la licence des bulletins à la main ’”115.

Dans un mémoire envenimé, le rédacteur des‘ Affiches ’accuse le‘ Journal de Paris ’de tous les maux dont un journal peut se rendre coupable et en construit un portrait qui se rapproche à celui d’une feuille clandestine, réceptacle monstrueux et subversif d’une masse informe d’informations scandaleuses, irrévérencieuses, extravagantes et malsaines :

‘C’est là qu’on a lu entre une infinité de faits hasardés, que madame, belle-sœur du roi, était grosse, et qu’elle avait senti son enfant remuer ; c’est là que toutes les extravagances du magnétisme ont été consignées et prônées. C’est là qu’on a ouvert une souscription pour un être imaginaire qui devait traverser à sec une rivière de Seine avec des sabots élastiques : c’est là que la loterie pour l’édition prohibée des œuvres de Voltaire a été imprimée à différentes reprises : c’est là qu’a été exaltée la prétendue découverte d’un charlatan qui promettait de neutraliser les fosses d’aisance avec une pinte de vinaigre, et qui s’est enfui après avoir été la cause de la mort de deux hommes. Ce journal, à qui l’administration est sans cesse obligée de faire des rétractations, des désaveux, est devenu le répertoire de toutes les nouvelles apocryphes, de toutes les inventions, ou imaginaires ou nuisibles, de toutes les querelles entre les gens de lettres, les artistes et les particuliers116.’

Selon le portrait dressé par l’Abbé Aubert, le Journal de Paris passe pour le lieu de toutes les licences et de toutes les exagérations : il est l’image même de l’hérésie journalistique. Quelle autorité n’aurait frémi à la lecture de la liste noire de tous ces écarts ? Et pourtant l’accusateur ne se limite pas à la simple diffamation, et il passe à l’action dès qu’il en a l’occasion, en mettant la puce à l’oreille des puissants:

‘L’Abbé Aubert a toujours nourri le désir et l’espoir de faire mourir la feuille de Paris ; il l’avait toujours sous la dent. Tantôt il se plaignait au ministre de ce qu’elle annonçait le 21 décembre 1784, la nomination de l’abbé de Maury à une place de l’académie dont il ne serait question que dans la gazette du 22 ; tantôt pour remuer les puissances, il faisait souffler à monsieur Dangevilers que tous les articles du salon devaient lui être soumis : et à Monsieur de Crosne qu’il avait le droit de connaître les juges anonymes des peintres.117

Si l’Abbé Aubert représente décidément l’ennemi acharné du Journal, qui poursuit avec tous les moyens la destruction de celui-ci, Jean-François de La Harpe n’en est que le critique. Son rapport avec le quotidien est , principalement, la conséquence de la querelle musicale entre gluckistes et piccinistes qui anima la vie parisienne pendant plusieurs années, querelle menée par une poignée de gens de lettres et qui opposait le compositeur bohémien Gluck, représentant la tradition française de l’opéra, au compositeur italien Piccinni. Les principaux acteurs de cette querelle furent Marmontel et La Harpe, qui prenaient parti pour Piccinni, pendant que Arnaud et Suard étaient les défenseurs de Gluck. Admirateur du compositeur bohémien, le Journal de Paris devint, dès 1777, l’une des tribunes où s’affrontaient les partisans des deux camps, plus précisément La Harpe et Jean-Baptiste Suard, qui écrivait ses articles sous le pseudonyme l’Anonyme de Vaugirard. La Harpe explique dans une lettre, non sans une pointe de malignité, l’avantage qu’a un journal quotidien dans ce genre de querelles, “‘ très favorable à ces sortes de petits écrits polémiques, parce qu’[il] paraît tous les jours, et qu’un coup n’attend pas l’autre ’”118. ’C’est à la même occasion qu’il dévoile l’initiale du nom de son rival anonyme :‘ ’“‘ S** qui m’avait déjà répondu, et assez aigrement, sous le nom de l’Anonyme de Vaugirard, est aussi celui qui a escarmouché contre Marmontel ’”119.

En dehors du rôle important qu’il joue dans la querelle musicale, dont le quotidien est un véhicule essentiel, La Harpe est un lecteur constant et attentif du‘ Journal de Paris. ’Il est au courant des comptes rendus du séjour de Voltaire à Paris, dont le‘ Journal ’rend le‘ ’“‘ registre exact ’”,‘ ’il s’intéresse aux expériences sur la destruction des fourmis par le moyen de l’alkali volatil et aux observations sur les fosses d’aisance proposées par Cadet de Vaux. Il ne manque pas non plus de corriger le‘ ’“‘ galimatias aussi long qu’emphatique ’”‘ ’de la feuille, en donnant lui-même la version simplifiée de l’histoire passionnée d’une demoiselle de province120. ’En revanche, il est fort irrité par la lecture des articles consacrés aux spectacles rédigés par Imbert et, lors de l’échec de la pièce de ce dernier‘ , Les Rivaux, ’il s’indigne que sous la couverture de l’anonymat son auteur, et avec lui, le‘ Journal, ’“‘ prît si ’ ‘ hautement la défense d’une pièce que tout le monde avait jugé détestable ’”121. ’Le mariage entre théâtre et bienfaisance pratiqué par le Journal ’n’est pas non plus au goût de La Harpe, qui y voit plutôt une manière “‘ pas fort délicate, ni fort honorable pour les lettres ’” pour faire accueillir par le public une pièce qui aurait été autrement voué à l’échec, comme c’est le cas de la tragédie Briséis ’par Poinsinet de Sivri.122 ’En un mot, l’attitude de La Harpe envers le‘ Journal ’est plutôt ambiguë : d’une part, il le considère, nous l’avons vu, le lieu des‘ ’“‘ petits écrits polémiques ’”‘ ’et de la‘ ’“‘ bienveillance naturelle pour les mauvais écrivains ’”123, ’d’autre part, il en est un lecteur attentif et n’hésite pas à alimenter la querelle par les articles qu’il y envoie.

L’un des aspects qui irrite le plus La Harpe à propos du Journal de Paris ’est l’emploi de l’anonymat par les rédacteurs, qui, à ses yeux, leur assure une protection facile face à toute responsabilité, et leur permet même de se moquer ouvertement de leurs victimes. Il ne se contente pas de soulever un pan de l’identité de “L’Anonyme de Vaugirard” et de dévoiler Imbert comme rédacteur de la rubrique “Spectacles” du Journal, ’mais il lance une diatribe contre tous les associés du quotidien qui‘ ’“‘ ne se pressent pas de se nommer en public ’”‘ ’et qui‘ , ’“‘ à la faveur de cette obscurité (…) prononcent leurs petits jugements, sans que le public se doute de leurs petits intérêts ’”‘ . ’Le critique exprime son désaveu et son mépris du quotidien se lançant dans une opération d’avilissement de ce dernier par l’emploi répété de l’épithète “petit”, ayant le sens d’“insignifiant”, “bas”, “vil” : le‘ Journal de Paris ’est le journal des‘ ’“‘ petits écrits polémiques ’”‘ , ’des‘ ’“‘ petites guerres ’”‘ , ’des‘ ’“‘ petits jugements ’”‘ , ’comme des‘ ’“‘ petits intérêts ’”‘ . ’La Harpe raconte que, suite à la vague d’épigrammes souvent grossières que suscita la publication de l’Essai sur les révolutions de la musique en France ’par Marmontel, le prince de Beauvau, membre de l’Académie, intervint auprès du parti gluckiste, formé par Arnaud et de Suard124, afin qu’il n’y ait‘ ’“‘ plus de lettres satyriques dans le Journal de Paris ’”125. ’Malgré leur promesse, les journalistes continuèrent à donner libre voix aux satires et La Harpe commente indigné :

‘Ils l’ont promis, et les satires ont continué, toujours anonymes, ces messieurs disant qu’ils n’étaient point responsables des attaques que livraient à Marmontel des ennemis cachés, sous le prétexte de disputer sur la musique.126

La querelle avec les rédacteurs du Journal s’enflamma en 1778, à propos de la tragédie de La Harpe, les Barmécides, dont la critique rédigée par Sautreau de Marsy et non signée, fit enrager l’auteur. La Correspondance secrète donne les détails de cette affaire qui fit “‘ grand bruit ’”,‘ ’tout en consignant le bref mais vif échange épistolaire entre La Harpe et les rédacteurs du‘ Journal ’qui a alimenté la querelle. Contrarié par l’accueil que le quotidien fait à sa dernière tragédie, La Harpe veut s’en prendre à son critique mais comme il se heurte au mur de l’anonymat, il lance des invectives à l’adresse de son censeur sans nom, le provoquant à un duel à visage découvert :

‘Je voudrais bien savoir, Messieurs, le nom de celui d’entre vous qui a eu l’audace de parler avec si peu de respect, d’une pièce que le public a applaudie avec transport, comme il le devait. Je lui dirais en face qu’il est calomniateur et infâme. Signé de la Harpe127.’

Sans contenir aucun nom de journaliste, la réplique des rédacteurs laisse entendre à La Harpe l’identité de son censeur, tout en soulignant la prise en charge collective de la position de ce dernier :

‘Les Auteurs du Journal de Paris sont très surpris que M de la Harpe qui juge tout le monde, ne veuille être jugé à son tour. Ils sont encore surpris que M de la Harpe voie seul avec chagrin un morceau qui a amusé tout le monde. Il n’y a pas, dans l’analyse qu’ils ont donné de ce sa pièce, rien de personnel. Le censeur l’a jugée ainsi. Quant au nom de l’auteur de cette critique, ils se bornent à dire que c’est le même qui fait tous les extraits imprimés dans leur Journal, et ils ajoutent qu’ils adoptent tout ce qui y a été dit sur Barmécides128.’

A la recherche d’un bouc émissaire, La Harpe se voit devant une responsabilité commune assumée et sa réplique est formulée comme une série de coups à l’aveuglette :

‘Serait-il vrai, Messieurs, que M Sautreau serait l’auteur de l’infâme diatribe que vous avez publié dans votre Journal contre ma tragédie ? il sied bien à un pareil écrivailleur de juger un homme comme moi. Mais je vous réponds que je l’en punirai. J’ignore qui sont les autres qui contribuent à la rédaction de ce Journal. Je sais que M Cadet, Apothicaire, en est un. Mais je sais ce que l’art des Corneille, des Racine, des Voltaire, des… (pardonnez, j’allais écrire des la Harpe) peut avoir à démêler avec la chimie de cet Apothicaire. Je sais encore que M d’Ussieux est un des principaux : je ne sais ce qu’il a fait : on m’a dit qu’il avait des nouvelles Françaises qui ne sont ni Françaises ni Allemandes, et des drames dont on n’a pu se rappeler les noms. Son nom n’est connu qu’au carcan. Signé de la Harpe129.’

Ce qu’omet de dire le rédacteur de la Correspondance secrète et qui n’échappe pas aux Mémoires secrets, c’est qu’en dehors des invectives, le critique outré promit au rédacteur du Journal de Paris des coups de bâton. Si La Harpe s’efforça d’avoir la dernière parole dans cette querelle, selon la Correspondance, ce fut justement la parole “carcan” de la dernière lettre citée, qui lui valut une plainte de la part de d’Ussieux au lieutenant criminel, en vue de l’obtention d’une “‘ réparation authentique ’”. Au début, l’accusé se défendit gauchement en invoquant une simple négligence orthographique qui lui fit substituer “‘ carcan ’” au “‘ caveau ’”, mais, les Mémoires secrets révèlent que, sous les pressions de l’Académie qui menaça de le rayer de ses listes, La Harpe se vit obligé de faire des excuses à son rival130.

Notons encore que tous les témoignages concernant le rapport entre La Harpe et le Journal de Paris offerts par la Correspondance secrète et par les Mémoires secrets, ne sont pas à l’avantage du premier. Les Mémoires observent son irascibilité excessive à propos de “‘ toutes les plaisanteries bonnes ou mauvaises insérées dans le Journal de Paris ’”‘ ’et critique son “insolence” à l’égard de d’Ussieux, désignant son action contre ce dernier comme “délire”131. ’Quant à la‘ Correspondance secrète, ’elle note que malgré son obstination de combattre, La Harpe est perdant dès le début dans la querelle avec le Journal :

‘M de la Harpe ne cesse de se battre ou plutôt d’être battu à l’occasion du Chevalier Gluck, dont il s’est déclaré l’ennemi. Le Journal de Paris est l’arène où s’exercent les champions de ce derniers, qui ont une très belle cause à défendre et un trop faible adversaire à terrasser, pour n’être pas sûrs de la victoire132.’

Une lettre de La Harpe lui-même à un ami, introduite dans la Correspondance secrète à la date de 28 mars 1778, confirme l’image d’un critique larmoyant, épuisé par les attaques de ses adversaires, las de tenir tête seul aux assauts qui ne cessent de se multiplier, tels les têtes d’un monstre, dans l’“arène” qu’est le Journal de Paris :

‘Le courage me manque, mon cher ami ; je n’y puis plus tenir. Je suis prêt à succomber sous les coups de mes adversaires. Je vois à chaque instant un nuage d’ennemis qui s’élèvent contre moi. C’est à qui me fera quelque niche. Le Journal de Paris est le champ de bataille où l’on s’escrime. L’un me reproche ma mauvaise foi ; l’autre se moque de mes décisions : celui-ci sous un nom étranger, me consulte de la manière la plus mortifiante.133

En dépit de tout le plaisir que procurent au Journal les taquineries à l’adresse de La Harpe, celui-ci demeure un membre de l’Académie et son ridicule risque d’entacher la respectabilité de l’institution à laquelle il appartient. La Correspondance secrète relate une visite “‘ fort étrange ’” de La Harpe au bureau du Journal, qui semble se traduire comme un acte d’humilité de la part de ce dernier. Il est venu demander explicitement de n’être plus traité en “‘ jouet au public ’”‘ , ’mais son interlocuteur lui répond sèchement qu’“‘ il n’était pas le seul maître ’”‘ . ’Suite à cette action diplomatique échouée, c’est le tour de l’Académie d’intervenir auprès des journalistes de Paris, en choisissant comme porte-parole de D’Alembert :

‘Trois jours après, nouvelle visite, mais l’ambassadeur était plus auguste encore, c’était le secrétaire perpétuel, le chef de la moderne philosophie, M d’Alembert ; M d’Alembert en personne qui, dans ses petites courses du matin, a cru devoir comprendre le bureau du Journal de Paris. Le chef encyclopédique a reçu la même réponse que son protégé, et peu satisfait du succès de sa démarche, a déclaré qu’il allait s’adresser à M le directeur général de la librairie ; ce qu’il a fait sur le champ. Ce grand Capitaine a enfin emporté la place, ou du moins elle a été obligée de capituler. On est convenu que quand il sera question d’une mauvaise pièce d’un académicien, on pourra bien dire qu’elle est mauvaise, mais on aura l’air d’en avoir du regret et on ne se permettra pas de faire rire à ce sujet ses lecteurs134.’

Ainsi, une fois la querelle musicale épuisée, l’affaire La Harpe s’éteint sous l’intervention directe de l’Académie, qui rétablit l’ordre et la sobriété et, à travers un pacte secret entre les journalistes et le chef de la librairie, proscrit le rire aux dépens de ses membres. Notons encore le ferme conseil de l’autorité aux plumes enjouées du Journal de substituer au rire le regret, d’où il résulterait une critique morne et inhibée, censée de servir de consolation aux productions littéraires manquées. A en croire la même source, ce nouveau sacrifice du Journal, qui assura l’immunité au critique honni et qui mit à l’abri de l’opprobre tous les échecs littéraires signés par des académiciens, fut pour autant compensé par la promesse à l’“‘ un des auteurs du Journal de Paris ’”‘ , ’qui ne saurait être que d’Ussieux, d’“‘ une belle fortune littéraire ’”135.

Au-delà des tracasseries des particuliers puissants et des attaques des gens de métier, les observateurs du quotidien notent aussi les stratégies d’expansion de pouvoir et d’augmentation du nombre des abonnés, déployées par le Journal de Paris, ainsi que les efforts de maintien de ses conquêtes, qui se transforment dans de véritables batailles, pas toujours vouées au succès. Voyons donc quelle est la perception des observateurs à propos de ces batailles.

Notes
102.

La police de Paris dévoilée.

103.

Gilles Feyel, L’annonce et la nouvelle, La presse d’information en France, sous l’Ancien Régime, 1630-1788, (Oxford, Voltaire Foundation, 2000).

104.

Mémoires secrets, 1er janvier 1779.

105.

Affiches annonces et avis divers, 6 janvier 1779, Avis divers.

106.

Une présentation synthétique du nouveau Journal général de France faite par lui-même surprend par ses points communs avec le quotidien de Paris : “La célérité avec laquelle le Public désire aujourd’hui d’être servi, pour être instruit des différents objets indiqués dans la feuille des Annonces, Affiches et Avis divers pour Paris, la nécessité même de publier ces objets le plûtot que possible, ont excité le zèle d’une nouvelle Compagnie, propriétaire du privilège de cette Feuille pour la faire paraître tous les jours en huit pages in-8°. On a ajouté à son titre d’Annonces, affiches et avis divers celui du Journal général de France, qu’elle a eu dans l’origine, et qui renferme tous les articles compris, selon des Lettres patentes expédiées à ce sujet, il y a près de trente ans, sous la dénomination d’Avis instructifs, concernant le Commerce, l’Agriculture, les Sciences et les Arts, en donnant la connaissance des découvertes relatives à ces divers objets. Cette feuille rédigée selon le nouveau plan adopté par le Ministère, doit renfermer les observations météorologiques les plus importantes, les prix arrêtés par la Police pour certaines denrées ; toutes les représentations, jour par jour, des Spectacles, même de ceux des Boulevards ; le tirage des Loteries, aussi jour par jour ; les paiements à l’Hôtel de Ville, ainsi que le cours des Effets commerçables, et des Changes de la veille.’, Affiches, annonces et avis divers, Avis divers, 6 janvier 1779.

107.

Mémoires secrets, 18 décembre 1783.

108.

“‘ Les petites affiches, quoiqu’elles paraissent journellement, ne contiennent pas ce qu’elles deraient contenir. Le rédacteur, au lieu de faire son métier, qui est d’annoncer les garde-robes et les meubles à vendre, a la rage de vouloir juger des pièces de théâtre, auxquelles il n’entend rien. Il est despote à sa manière, avec son privilège exclusif. On lui apporte, par exemple, un article qui annonce une chaise de poste à livrer gratis à celui qui la ramènera de Paris à Bruxelles, ou à Bordeaux. Le rédacteur refusera d’annoncer au public cet avantage, cette commodité qui satisfait deux particuliers, sous prétexte que cela ferait tort aux loueurs de carosses et aux messageries; et voilà comme le privilège met de la partialité et des entraves au bien général, jusque dans une misérable feuille. (..) On dirait que le rédacteur de cette feuile a peur de rendre service aux particuliers, et de faire quelque chose d’avantageux au bien public ’”‘ ., Tableau de Paris ’ ‘ , ’“Journal de Paris”, p. 312.

109.

Ibidem, p. 313.

110.

Son principal protecteur est le secrétaire d’état aux Affaires étrangères, le comte de Vergennes. Dans La police de Paris dévoilée, Pierre Manuel le définit comme un “flatteur” et note que son “grand art était de vanter son crédit en cour”. Ainsi il pouvait compter parmi ses abonnés les grands de Versailles et, en échange, “son respect pour eux ne lui permettait pas de les présenter au public avec la moindre tache”, attitude complètement contraire à celle des journalistes de Paris, peu soucieux de la respectabilité des grands et grands adversaire de la noblesse et des privilèges.

111.

La police de Paris dévoilée.

112.

L’impression du Journal de Paris fut confiée à l’imprimeur du prince de Conti, Quillau, rue du Fouare.

113.

La police de Paris dévoilée.

114.

Ibidem.

115.

Ibidem.

116.

Ibidem.

117.

Ibidem.

118.

Correspondance littéraire adressée à son altesse impériale, lettre LXIX.

119.

Dans les Mémoires historiques sur la vie de M Suard ,, Garat dévoile à son tour l’identité du rival de La Harpe, qui, selon lui, n’était pas généralement connue, et marque que la raison du silence de Suard demeure secrète: “Cet anonyme de Vaugirard dont je viens de parler si longtemps, je ne l’ai pas encore nommé: et il est très possible que j’eusse apprendre à beaucoup de gens que l’anonyme de Vaugirard était M Suard . (...) mon silence a été comme une imitaition de celui de M Suard lui-même, qui n’a jamais ni désavoué ni avoué publiquement ces lettres, qui ne les a jamais recueillies et publiées sous un nom, malgré leur éclatant succès” Garat rappelle également la touche de mystère qu’avait ajouté à la querelle les lettres anonymes de Suard: “un pareil combat n’en avait que plus d’intérêt, et parce qu’il n’y avait que deux combattants, et parce que l’un était connu de tous, et l’autre de personne”. Garat insiste que la connaissance de l’identité de Suard ne fut pas immédiate: “La lettre datée de Vaugirard était anonyme, et ce voile la rendait plus piquante encore. Personne ne voulait croire qu’elle n’eût pas été écrite au beau milieu de Paris, quoique Vaugirard n’en soit pas toujours loin, et tout le monde voulut deviner l’auteur. L’anonyme ne pouvait pas être du tout mortifié qu’on ne le devinât pas; on ne le cherchait que parmi les esprits les plus fins, les goûts les plus délicats, et les talents les plus heureux”. Quant à la Correspondance littéraire, elle cite les lettres de l’anonyme de Vaugirard publiées dans la ‚Gazette du Soir’, dont elle note le “persiflage plein de finesse et de goût, pour ajouter avec une certaine ironie: “on les attribue à M Suard , et l’on dit qu’étant le plus considérable de ses ouvrages, il aurait grand tort de le désavouer”, Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot , depuis 1753 jusqu’en 1790, 16 tomes, mai 1777, (Paris, Furne libraire, 1829).

120.

Correspondance littéraire adressée à son altesse impériale, Lettre C.

121.

Ibidem, Lettre CCLIX.

122.

Ibidem, Lettre CCLII.

123.

Ibidem, Lettre CCXXV.

124.

Dans une lettre, La Harpe définit ainsi les deux partisans de Gluck : “L’Abbé Arnaud et Suard sont à peu près les seuls qui tiennent pour Gluck  ; mais font du bruit pour dix, et ont à leurs ordres le Journal de Paris, feuille qui paraît tous les jours.” Il avoue par la suite que, c’est suite aux lettres satyriques publiées dans le Journal de Paris, qu’il qualifie d’“invectives journalières”, qu’il s’est brouillé avec tous les deux.

125.

Correspondance littéraire adressée à son altesse impériale, Lettre LXXIII.

126.

Ibidem.

127.

Correspondance secrète, 15 septembre 1778.

128.

Ibidem.

129.

Ibidem.

130.

Mémoires secrets, 12 octobre 1778.

131.

Ibidem.

132.

Correspondance secrète, 8 novembre 1777.

133.

Ibidem, 28 mars 1778.

134.

Ibidem, 1er mai 1779.

135.

Ibidem, 5 avril 1781.