Batailles

Même si le domaine de la politique est totalement absent des pages du Journal de Paris, il y a bien d’autres raisons pour susciter la jalousie de ses confrères. Non seulement le Journal fait, selon l’estimation de Garat, 100000 livres de bénéfice dès la première année, mais il s’annonce comme une très bonne affaire de librairie, en témoignent les opérations qu’il accomplit entre 1778 et 1785.

Dès 1779, l’adresse du Journal de Paris contenait une information intéressante : “‘ Le Bureau du Journal de Paris et celui du Journal des Savants est actuellement rue de Grenelle Saint-Honoré, à l’ancien Hôtel de Grenelle, la 3e porte cochère à gauche après la rue du Pélican ’”‘ . ’Il ne s’agit pas tout simplement d’une adresse commune, mais d’une appropriation du vieux Journal des Savants ’par le nouveau quotidien, accomplie sous l’égide du garde des sceaux Miromesnil, qui y voit une façon de raviver une vieille institution, incapable désormais de subvenir à sa propre existence.136 ’Pour définir le rapport entre les deux journaux, L.-S Mercier parle de “soutien” et se sert d’une image de piété filiale digne de Greuze :

‘Le Journal de Paris soutient le Journal des Savants, qui ne produit pas de quoi payer les frais d’impression ; c’est un enfant en train de faire fortune, qui nourrit son vieux père137.’

Encore est-il vrai que le quotidien empiétait déjà sur son confrère le plus âgé en publiant des critiques littéraires et des annonces de librairie et que cette décision de ralliement forcé ne plut pas à tout le monde.138 En 1782, le Journal de Paris fit une autre acquisition qui suscita des critiques à son adresse. Le 5 février la demoiselle Fauconnier et sa fille, la dame Grammont de la Mothe, lui vendirent le privilège des Annonces détaillées des deuils de la Cour, de leur durée, de l’Etiquette d’usage dans la manière de les porter, et du Nécrologe des hommes célèbres de France. Il va sans dire que l’Abbé Aubert, qui recevait jusque-là les annonces des deuils au Bureau de correspondance s’opposa durement à cette opération. D’autre part, ce fut l’occasion pour le Journal de Paris d’arrondir le prix de la feuille, sans pour autant augmenter le nombre des pages139, ce qui fut loin de plaire aux Mémoires secrets. Rappelons que ce sont les Mémoires, qui observaient dès 1776 avec une certaine méfiance, les projets de fortune du Journal, en pointant le doigt sur ses “‘ locaux fort chers ’”‘ , ’et ce sont toujours eux qui, en 1785, lors de la troisième suspension du‘ Journal ’noteront avec un air moitié amusé, moitié critique, que malgré leur situation incertaine, les propriétaires continuaient à récolter des abonnés. Le 13 septembre 1782 le rédacteur des Mémoires ’dénonce en revanche une augmentation d’abonnement injuste, qui correspond selon lui à une véritable‘ ’“‘ concussion ’”‘ ’ou‘ ’“‘ exaction ’”‘   ’:

‘M le Duc de Choiseul, qui protégeait une ancienne courtisane, nommée Fauconnier, maîtresse du sieur Palissot, avait laissé établir à son profit une gazette des deuils qui coûtait trois livres par année. L’homme de lettre, désirant tirer parti de cette institution, y avait joint un nécrologe des Auteurs, Philosophes, Artistes et autres personnages de ce genre morts dans l’année, qui coûtait trois livres aussi.
Les Journalistes de Paris, sous prétexte de l’acquisition qu’ils ont faite de ces deux objets, ont rançonné leurs souscripteurs et porté à 30 livres leur feuille de 24 liv. jusque là. Les souscripteurs se sont récriés et M Laus de Boissy, dans une lettre qui leur a été adressée, leur a démontré que cette augmentation était une vraie concussion, puisqu’ils ne pouvaient être autorisés à se faire payer plus cher lorsqu’ils ne fournissaient pas plus de marchandises. Ces preuves étaient si bien établies, ces raisonnements si victorieux, qu’il les défiait d’imprimer sa note et d’y répondre. En effet, ils l’ont gardée fort secrète, et n’ont pas répliqué. Mais ils persistent dans leur exaction et ce qu’il y a de plus révoltant, c’est que non seulement ils ne satisfont pas à la masse de papier imprimé, qu’ils devraient au moins livrer aux souscripteurs pour leur argent, mais ont retranché les courtes notices qu’ils se permettaient déjà sur quelques gens de lettres et artistes au préjudice de ce même nécrologe, et qui désormais était devenu une obligation pour eux140.’

Les accusations faites au Journal sont assez nombreuses : perception illégale d’une somme qui ne lui est pas due, exploitation de ses souscripteurs, dissimulation face aux imputations, manquement aux engagements avec ses abonnés, persistance obstinée dans ses erreurs. Qui plus est, la notice des Mémoires nous offre une autre “lettre secrète” du Journal, à savoir une de ces lettres qui lui sont adressées sans être jamais publiées, et qui mettent en lumière des parties cachées de ses rouages. En fait, la lettre de Laus de Boissy est doublement secrète : tout d’abord parce qu’elle est révélée par une note des Mémoires, d’autre part, parce qu’elle est “‘ gardée fort secrète ’”‘ ’par les rédacteurs du‘ Journal. ’Ce n’est, certes, pas la harangue de Laus de Boissy qui met cette lettre sous clé, mais le fait que ce dernier est le porte-parole des souscripteurs mécontents qui, une fois invités à débattre à propos des opérations de l’entreprise, pourraient la mettre en péril. Cette fois-ci, c’est le lectorat du‘ Journal ’qui est censuré et si l’on comprend le geste du Journal comme un refus de parler de soi-même, c’est aussi un acte d’autocensure.

C’est toujours à partir de 1782 que le‘ Journal de Paris ’et le‘ Journal des Savants ’s’engagèrent dans une bataille pour les annonces de librairie contre la‘ Gazette de France ’et le‘ Journal de la librairie, ’bataille où un rôle majeur fut joué par l’omniprésent défenseur de la Gazette, l’Abbé Aubert. Le point de départ fut un traité entre Panckoucke et l’imprimeur du‘ Journal de la librairie, ’Philippe-Denys Pierres qui stipulait d’en réimprimer le contenu sur les couvertures du Mercure ’et du‘ Journal de Genève, ’à distance de huit jours après sa première édition. Dans un premier temps, ce fut le Journal de Paris ’qui obtint gain de cause et un arrêt du Conseil du 16 avril 1785 faisait défense à tout papier public de publier les ouvrages imprimés ou gravés qui n’avaient pas été annoncés au préalable par le couple‘ Journal des Savants-Journal de Paris.‘ ’Cependant, aux instances de l’infatigable Abbé Aubert, la situation se renversa au profit du groupe opposé et le 23 décembre de la même année un nouvel arrêt du Conseil assignait à la‘ Gazette ’et au Journal de la librairie le privilège des annonces de librairie. L’intervention de l’Abbé fit assez vite son effet et, selon le témoignage de Pierre Manuel, le baron du Breteuil, secrétaire d’Etat à la Maison du Roi “‘ donna dans ses bureaux des ordres très sévères (…) pour qu’à l’avenir les objets qui intéressent son département fussent annoncés par la gazette et non par le journal ’”141. ’Il ne serait pas surprenant que cette même campagne fût la cause de la suspension du 4 au 27 juin du Journal, dont la motivation invoquée semblait si futile. La notice des‘ Mémoires secrets ’du 23 janvier 1786 reprend la dernière décision du Conseil, ainsi que sa motivation :

‘Ce changement est motivé sur ce que le premier étant destiné plus spécialement à l’analyse des ouvrages scientifiques, et l’autre à faire connaître ceux d’agrément, ils n’ont qu’imparfaitement rempli jusqu’à ce jour le but que Sa Majesté s’était proposé.
La Gazette de France étant la plus répandue, est par cette raison plus propre à remplir cet objet ; son débit s’étend dans toutes les provinces du Royaume et même chez l’Etranger. Quant au Journal de la librairie, il réunit à la modicité de l’abonnement, des indications claires, précises, et telles qu’il convient ; ainsi l’avantage du commerce des nouveautés en tout genre résultera infailliblement de cette destination plus réfléchie142.’

Diffusion plus ample, modicité de l’abonnement, clarté et contenu plus approprié sont autant d’atouts invoqués pour l’assignation des annonces au couple Gazette-Journal de la librairie. Et pour que la victoire de Aubert soit complète, le roi confirma le privilège de la Gazette et des feuilles qui en dépendaient, sans obligation de renouvellement tous les dix ans.

Après la guerre des annonces, ce fut la guerre des Prospectus, autre domaine convoité par une presse de plus en plus attentive à ses recettes. Pendant que les Petites Affiches continuent à faire de la gratuité de la publication des annonces un service dû aux abonnés, des périodiques tels le Journal de Paris 143, le Mercure ou la Gazette de France proposent des tarifs en fonction de l’espace occupé, ainsi que des caractères employés, et cette tarification correspond à une notion nouvelle dans la presse d’Ancien Régime.144

Une notice du 31 août 1786 des Mémoires secrets dévoile les détails de cette nouvelle bataille qui mit de nouveau face à face Panckoucke et le Journal de Paris. Ce fut l’idée du premier de “‘ grossir son Mercure de divers Prospectus publiés successivement dans l’année et d’empêcher que ces feuilles volantes et quelquefois utiles ne s’égarassent ’”.‘ ’Certes, une telle idée était tout aussi aguichante pour le‘ Journal de Paris ’qui, de plus, avait l’avantage d’être quotidien. Afin de soutenir sa cause auprès du public, le Journal ’publie une lettre du libraire Royer du 17 août 1786, qui se présente comme une proposition ouverte aux rédacteurs du quotidien, et qui contient tous les avantages qu’aurait la réalisation de ce projet :

‘M Panckoucke vient de proposer à toutes les personnes qui sont dans le cas de publier des Prospectus d’Ouvrages nouveaux, de Musique et d’Estampes, d’ajouter, toutes les semaines, au Mercure, une Feuille sous le titre de Supplément au Mercure, contenant les prospectus et les Avis particuliers de la Librairie. Cet arrangement remplirait encore plus parfaitement, dans votre Journal, les vues des Gens de Lettres, des Imprimeurs, des Libraires et des Artistes, en satisfaisant plus souvent la curiosité des Souscripteurs, qui peuvent trouver aisément ces Prospectus toutes les fois qu’ils désirent.
Votre Journal, Messieurs, aussi généralement répandu et paraissant plus souvent dans Paris que toute autre Feuille, y est lu chaque jour, ainsi qu’en Province, par un grand nombre de personnes de différentes classes, qui, toutes ne lisent pas ou ne sont pas à portée de lire le Mercure, et que peut cependant intéresser la connaissance des divers objets annoncés dans les Prospectus et Avis de Librairie (…)145.’

Une parution plus régulière, une conservation plus sûre, une meilleure diffusion soit à Paris que dans la province, un lectorat plus vaste et plus divers sont autant de raisons invoquées par l’avocat du Journal en faveur de l’assignation des Prospectus à ce dernier. La lettre de Royer est suivie par une note des rédacteurs qui ont l’air d’être surpris et enthousiastes par cette proposition et s’engagent de la concrétiser sur le champ : “‘ La proposition de M Royez, libraire nous paraît intéressante et utile pour les Gens de lettres, les Imprimeurs et les Artistes. En conséquence nous n’hésitons pas à l’adopter et à déclarer que nous imprimerons par forme de Supplément une feuille semblable à notre Journal, toutes les fois que nous aurons des matières suffisantes à remplir ’”146.

Indigné de la‘ ’“‘ rivalité malhonnête ’”‘ ’du Journal, toujours selon la version des‘ Mémoires secrets,‘ ’Panckoucke‘ ’porta l’affaire devant le garde des sceaux, usant de toute son influence pour avoir gain de cause :

‘Le sieur Panckoucke a pour lui l’antériorité ; en outre, il a distribué environ mille louis dans les bureaux des Affaires Etrangères, du ministre de Paris, et de la Police : il réclame la jouissance d’une entreprise qu’il a si chèrement achetée et dont il n’espère d’autres bénéfices que de s’attirer plus de souscripteurs en embrassant plus d’objets. Le Journal de Paris ne peut objecter en sa faveur qu’une facilité plus grande de remplir cette spéculation : par son apparition renouvelée de 24 heures en 24 heures, tandis que celles de son rival ne sont qu’hebdomadaires147.’

La querelle s’acheva dans l’avantage de Panckoucke qui obtint du chef de la librairie, Vidaud de la Tour, la permission de jouir “‘ par provision ’” du privilège, avec la précision que si l’on devait se prononcer par la suite pour le Journal de Paris, ’il serait indemnisé‘ . ’Quant au libraire Royer, qui avait représenté la cause du Journal, en exposant par une lettre les avantages pour le public de cette entreprise, il fut cité par la Chambre Syndicale et, selon le rédacteur des Mémoires, ’“‘ il doit rendre compte de sa conduite et cour le risque de perdre son état ’”148.

Malgré toutes les tensions et les animosités qui se succèdent au fil des ans, le‘ Journal de Paris ’ne perd jamais son plaisir de rire. Voyons donc quelles sont les façons de rire du‘ Journal, ’telles que les révèlent ses observateurs.

Notes
136.

L’annonce et la nouvelle.

137.

Tableau de Paris, “Journal de Paris”, p. 311.

138.

Selon Gilles Feyel l’appropriation du Journal des Savants par le Journal de Paris suscita les plaintes de la veuve Fréron, ainsi que des propriétaires du premier.

139.

Dans un long avis du jeudi 21 mars 1782, les rédacteurs annoncent au lectorat la réunion au Journal de Paris du privilège des Annonces des Deuils de la Cour et du nécrologe des Hommes célèbres, réunion imposée, disent-ils, par “un désir constant de plaire [au public] et des efforts multipliés et soutenus pour y parvenir”. Quant à l’augmentation de l’abonnement, voici la justification qu’ils donnent aux souscripteurs : “Nos Lecteurs n’auront pas perdu de vue sans doute que nous avons traité avec les Propriétaires des Annonces du Deuil, et que la réunion de ces Privilèges n’a eu lieu à notre égard qu’à titre onéreux. De là suit la nécessité où nous sommes d’augmenter en proportion le prix de l’Abonnement du Journal de Paris. Nous sommes forcés de le porter, dès ce moment, pour Paris, à 30 liv. 4sols. Si l’augmentation pour la Province est aussi faible relativement à celle de Paris, c’est qu’ayant observé que le degré d’intérêt pour connaître à l’instant même la durée du Deuil et les détails sur la manière de le porter, n’était pas le même pour l’habitant de Province et celui de la Capitale, il nous a paru juste d’établir la même différence sur le prix de l’augmentation ; mais cependant, comme notre Feuille acquiert une matière qui lui était étrangère, et que l’article Nécrologe en devenant plus étendu pourra, par cela même, être plus intéressant pour nos Lecteurs de Province, nous avons pensé qu’ils devaient contribuer d’une portion quelconque aux nouveaux frais que cette réunion nous occasionne, et cette contribution ne pouvait guère être au-dessous de la légère somme que nous leur demandons”. Les rédacteurs observent également que la plupart de leurs clients de Paris étaient déjà abonnés des Annonces des Deuils, et, par conséquent, l’augmentation de prix n’est qu’apparente.

140.

Mémoires secrets, 13 septembre 1782.

141.

La police de Paris dévoilée.

142.

Mémoires secrets, 23 janvier 1786.

143.

Voici les tarifs que le Journal de Paris proposait pour les Suppléments en 1786: “Les personnes qui auront des prospectus et avis particuliers de librairie à publier, et qui voudront les faire imprimer par forme de Supplément au Journal de Paris, peuvent s’adresser au Directeur. Les frais d’impression, de papier et de distribution d’une feuille de supplément, composée de huit colonnes ou quatre pages, reviennent à 216 livres. Lorsqu’on employera moins d’une feuille, on payera sur le pied de 27 livres par colonne ; mais chaque objet doit composer au moins une colonne, ou coûtera autant que s’il la remplissait ; lorsqu’un article excédera une ou plusieurs colonnes, cet excédent coûtera 13 livres 10 sols s’il a moins d’une demi-colonne ; et 27 livres s’il contient plus. Indépendamment des prix fixés ci-dessus, on remettra au bureau un exemplaire des ouvrages nouveaux annoncés dans les prospectus”.

144.

La nouvelle et l’annonce.

145.

Journal de Paris, 20 août 1786, “Variétés”.

146.

Si les rédacteurs semblent surpris de la bonne proposition de Royer, comme s’ils la découvraient sur le champ, ils ajoutent tout de suite les frais d’impression pour les Suppléments: “Les frais d’impression, de papier et de distribution de cette feuille, composée de huit colonnes ou de quatre pages, reviendront à 216 liv. Les Personnes qui emploieront moins d’une Feuille, payeront sur le pied de 27 livres par colonne, mais chaque objet doit composer au moins une colonne ou payer comme s’il la remplissait; et lorsqu’un article excédent coûtera 13 liv 10 sols, s’il a moins d’une demi-colonne, et 27 liv, s’il a plus de la demie colonne. Il faut s’adresser au Directeur du Journal pour l’insertion et le payement des objet”, Journal de Paris, 20 août 1786, “Variétés”.

147.

Mémoires secrets, 31 août 1786.

148.

Ibidem.