Le rire du “Journal”

Pendant que le quotidien de Paris ne cesse de rire et de faire rire ses lecteurs à ses risques et périls, le vénérable Mercure,“‘ monstre vorace ’” nourri de maintes “‘ dépouilles ’”‘ , ’souffre d’aridité et ennuie149 : ’telle est l’image qui semble se dégager à la lecture des deux périodiques par les Mémoires secrets. ’Dès sa naissance, le Journal cultive le rire hérétique de la satire, qui mordille volontiers un peuple bigarré d’ecclésiastiques, de militaires, d’académiciens, d’hommes de lettres et de courtisans et qui lui vaut la réputation de faire concurrence aux nouvelles à la main. Parfois l’amusement aux dépens des puissants et des influents, nous l’avons vu, lui coûte cher et le rire laisse vite la place au silence et aux exercices de pénitence. Ainsi, les observateurs notent au bout de la première suspension que le Journal en sortit‘ ’“‘ absolument étique ’”‘ , ’ce qui ne l’empêcha pas toutefois de récidiver par la suite. Après chaque suspension, il a l’air de rentrer en silence sur la scène de la presse, sans devoir s’excuser, ni se justifier, ce qui confirme d’une part son influence, mais d’autre part, on sait qu’il doit payer plus ou moins cher ses écarts.

Il accueille tour à tour le petit conte grivois et l’historiette amusante qui lui valurent la première suspension, il encourage les sarcasmes sur Marmontel et les plaisanteries journalières sur La Harpe, il n’hésite pas à s’égayer sur le compte des évêques et de publier le poème de Boufflers, qui‘ ’“‘ rima gaiement sa mésaventure ’”‘ . ’Pour le rédacteur de la‘ Correspondance secrète, ’le Journal“‘ est parfois satyrique ’”‘ , ’et La Harpe le définit comme le‘ ’“‘ journal des petits écrits polémiques ’”.

Quant à l’Abbé Aubert, il dénonce vivement le penchant malsain du‘ Journal ’pour le rire moqueur, qu’il illustre avec l’affaire de la critique de l’oraison funèbre de l’Abbé de Boismont par Sautreau de Marsy qui, nous l’avons vu, avait valu au‘ Journal une brève suspension :‘ ’“‘ C’est par la facilité qu’on trouve à y faire insérer des écrits même satyriques ’, s’indigne-t-il‘ , qu’a été publiée cette lettre scandaleuse qui a porté le roi à un acte éclatant de sévérité envers un écrivain peu maître de son imagination et de ses premiers mouvements, qui n’aurait peut-être pas essuyé cette disgrâce, s’il n’avait pas trouvé cette voie ouverte aux écarts de sa plume ’”150. ’Aubert insinue que la culpabilité du journaliste peu maître de son imagination est moins grave que celle du Journal lui-même, qui se présente comme espace d’accueil de tous les écarts de la plume. Cependant, la suspension du Journal ne se révéla pas, comme pour Aubert, un acte disciplinaire fort, puisque, à en croire le témoignage de la Correspondance secrète, ’elle ne fit que mettre sous les projecteurs publics le ridicule de l’oraison de l’Abbé de Boismont ; autrement dit, en voulant étouffer le rire provoqué par le Journal, on ne fait que l’attiser, lui conférer plus de durée et d’ampleur.

Le rire du‘ Journal de Paris ’n’est pas toujours vu comme mordant par ses contemporains. Tout en parlant du quotidien comme “‘ champ de bataille ’”‘ ’où‘ ’“‘ s’escriment les champions ’”151 ’de la querelle musicale‘ , ’la‘ Correspondance secrète ’caractérise l’appétit de rire du Journal ’aux dépens du critique La Harpe comme ayant un but correcteur :‘ ’“‘ Il n’est point de jour où l’on ne publie contre le fameux critique, et où on ne lui adresse dans le Journal de Paris quelques lettres, dans lesquelles tantôt on le plaisante avec finesse, et tantôt on relève les nombreuses bévues qui lui échappent ’”152.‘ ’Malgré toute la bonne intention de ce rire à valeur pédagogique pratiquée par le quotidien, le critique visé persévère dans ses fautes et ses insolences153, ce qui fait conclure le journaliste de la‘ Correspondance ’que ce dernier est bel et bien‘ ’“‘ incorrigible ’”‘ . ’Quant à La Harpe, il ne cesse de se plaindre d’“‘ être né pour être le plastron de tous les plaisants ’”, et observe amèrement que‘ ’“‘ les rieurs ne sont presque jamais de [son] côté’ et que ‘le public [est] de moitié dans les petits tours de [ses] ennemis ’”154. ’Il n’empêche que pour mettre à l’abri sa propre réputation, l’Académie arrive à user de son influence afin que le Journal accueille sobrement les mauvaises pièces de ses respectables membres, autrement dit, on lui interdit de faire rire les lecteurs à ce propos155.

Parfois les notices du‘ Journal de Paris, ’qui construit une relation de complicité avec ses lecteurs, servent de tremplin pour des plaisanteries qui, sans appartenir au corps même du quotidien, y sont subtilement liés. Ce sont les lecteurs qui ont le pouvoir de faire éclater le rire, que le Journal est censé contrôler et doser soigneusement. Prenons l’exemple d’une notice badine insérée dans les‘ Mémoires secrets ’le 18 novembre 1785 :

Le Journal de Paris a fait mention, il y a quelque temps, de l’enterrement d’une Demoiselle Vérité, fille majeure, rue des Martyrs ; un plaisant, en jouant sur le mot, a donné une Relation véritable et remarquable, de la vie et de la mort de cette vieille fille, dont tout le monde parle et que peu de gens ont vue.

Encore qu’il ne s’agisse que d’une innocente annonce nécrologique, l’enterrement symbolique de “mademoiselle Vérité” est inséparable de sa source, ce qui est susceptible de cultiver à la longue, dans l’esprit des lecteurs du quotidien, l’idée d’une lecture double, à la fois sérieuse, à fleur de texte, et badine, faite de double sens, de jeux de mots et encline à l’ironie. Cette lecture critique est encouragée et rendue possible, à notre sens, par l’ouverture des pages du Journal à un dialogue passionné des lecteurs sur des propos sérieux ou futiles, parsemé de moqueries, de sarcasmes, d’anecdotes faciles et amusantes échangés entre des masques porteuses de noms farfelus, et marqué, dans son ensemble, par un esprit jovial.

Il arrive que le Journal lui-même tombe victime des plaisanteries de ses lecteurs, qui sont aussi souvent ses correspondants. Ignorant lui-même au début l’intention des plaisants, le Journal peut proposer et soutenir, à ses risques et périls, une fausse nouvelle comme véridique. Promoteur des inventions et des découvertes les plus biscornues, le quotidien doit faire les frais des nouveautés qui se révèlent des impostures. Goldoni rappelle le cas du Lyonnais qui, voulant s’amuser sur le compte des Parisiens crédules, fit organiser une souscription au Journal de Paris pour une traversée de la Seine à pied. Cette plaisanterie mit le Journal en embarras et, pour se justifier auprès du lectorat qu’il avait convaincu de participer à la souscription, il dut publier les lettres qui l’avaient enduit en erreur, avec les noms de qui les avait rédigées et envoyées à leur Bureau156.

Cette plaisanterie est loin d’être l’unique à laquelle eut affaire le Journal ; le rédacteur des Mémoires en consigne une autre, dont l’auteur est un certain M de Combles, et qui donna lieu à une souscription à laquelle participa aussi la famille royale.157 Il paraît que le‘ Journal ’doit apprendre à rire avec mesure et prudence, soit pour ne pas blesser des âmes influentes, soit pour ne pas tomber dans le piège de ceux qui veulent rire sur son propre compte ; il sait, sur sa propre peau, qu’il n’y a qu’un pas du rire à la grimace.

En 1785, année où le‘ Journal de Paris ’débordé par la quantité d’information, introduit des suppléments, paraît aussi un pamphlet clandestin, malicieusement intitulé‘ Supplément au Journal de Paris, ’qui occupe l’attention du rédacteur des‘ Mémoires secrets ’dans cinq de ses notices. Il s’agit d’une version parodique du‘ Journal, ’imprimée “au rouleau” et contenant des rubriques intitulées tout comme celles du quotidien (“Changement de domicile”, “Variétés”, “Cours des effets”, “Fourrages” etc.), ayant pour cible unique le contrôleur général des finances de Louis XVI, Charles Alexandre de Calonne. Non seulement le pamphlet cite le‘ Journal de Paris ’qui vient de reprendre sa publication, après sa suspension de juin 1785, mais les Mémoires semblent maintenir une espèce d’allègre ambiguïté entre la brochure clandestine et le‘ Journal, ’que seuls les lecteurs ayant lu la première notice sur le‘ Supplément ’peuvent percevoir d’un seul coup. Ce jeu favorisant une confusion enjouée ne s’arrête qu’avec la dernière notice à ce propos, qui apprend‘ ’“‘ qu’on a éventé la mine d’où sortaient les bulletins en forme de Supplément au Journal de Paris ’”158. ’L’idée d’un‘ Journal de Paris ’dont les rubriques sont remplies d’anecdotes dénonçant un ministre corrompu doit chatouiller l’imagination des lecteurs des‘ Mémoires, ’qui d’ailleurs, pour entrer dans le jeu, doivent avoir au moins une pâle idée de comment le quotidien est fait.

On empêche, certes, au Journal de rire ouvertement des puissants et des influents, aussi pratique-t-il avec persévérance le rire sous cape, le ricanement, l’ironie voilée et l’auto-ironie, mais surtout, comme nous allons le voir plus loin, il permet avec complaisance à ses lecteurs de faire éclater le rire sous leur plumes. Les lettres des lecteurs font jaillir le rire de partout, un rire biaisé, souvent frivole, fait de petites querelles et de taquineries badines entre les correspondants du quotidien et qui, d’autre part, offre au Journal à la longue, une empreinte de jovialité et de détente, que les rédacteurs justifient par la vocation du périodique d’“amuser” ses lecteurs. Le Journal rit à travers ses lecteurs et ce rire devient libérateur.

Notes
149.

Ibidem, 14 avril 1783.

150.

La police de Paris dévoilée.

151.

Correspondance secrète, 28 mars 1778.

152.

Ibidem, 22 mars 1778.

153.

Les Mémoires secrets observent, de leur côté, que La Harpe“malgré les protestations de la philosophie et de stoïcité, est très irrascible, outré de toutes les plaisanteries bonnes ou mauvaises insérées au Journal de Paris, et plus ancore des discussions de sa tragédie dont on y montre les innombrables et énormes défauts (…)”, 12 octobre 1778.

154.

Jean-François de La Harpe, Correspondance inédite de Jean-François de la Harpe, recueillie et annotée par Alexandre Jovicevich (Editions Universitaires, 1965).

155.

Correspondance secrète, 1er mai 1779.

156.

Mémoires de M. Goldoni.

157.

On regarde la plaisanterie de M de Combles comme pouvant être d’autant plus funeste pour lui, qu’en se jouant des journalistes, il s’est joué successivement d’une foule d’amateurs distingués, qui avaient souscrit et dont les noms sont consignés au Journal de Paris. Entre ceux-ci se trouve une société de Versailles, pour 1080 livre. Il passe pour constant que cette société n’est autre que la famille royale, et que c’est Monsieur, prince ami des sciences et des arts, qui avait excité ses augustes parents à l’imiter ”. Mémoires secrets, 22 décembre 1783.

158.

Ibidem 26 novembre 1785.