Du côté du “journal”

Le temps

Un quotidien est un mécanisme très complexe dont le premier défi est la maîtrise du temps. Dès le Prospectus, le Journal de Paris avait affirmé sa fonction de miroir qui saisit un monde en perpétuel mouvement. Grâce aux prouesses de la technologie, il possède les vertus extraordinaires d’un instrument optique qui permet de regarder de plus près et plus vite ce qui serait autrement invisible aux yeux des mortels. “‘ Si la scène des évènements varie chaque jour, observe-t-il ’, ‘ n’est-ce pas satisfaire utilement la curiosité publique que de la reproduire chaque jour à ses yeux ? ’”159 ’Selon cette autodéfinition, le quotidien est un instrument né d’une effrénée avidité humaine de saisir le monde en mouvement ou le temps, à travers une représentation régulière du premier. Nous allons donc suivre la vie du‘ Journal ’en rapport avec le temps : il y a un temps de fabrication, de diffusion et un temps de lecture, comme il y a un temps intrinsèque au Journal, ’qui rappelle constamment, par des marqueurs temporels, son statut de périodique “journalier”.

Le premier souci des journalistes de Paris est celui de pouvoir mener à terme tous les jours, sans retard, le tirage et la distribution de leur feuille. Le Prospectus prévenait que les articles pouvaient‘ ’“‘ être publiés le lendemain s’ils étaient apportés au journal avant 9 heures du soir ’”‘ , ’ce qui signifie que tout le travail se faisait de nuit, l’impression étant achevée à 5 heures du matin.160 ’L’entreprise n’est pas facile et les retards sont inévitables, ce qui oblige les rédacteurs de s’excuser, six jours après la parution du premier numéro la feuille, auprès de ses souscripteurs qui “‘ se sont plaints de n’avoir pas reçu exactement le Journal ’”‘ , ’en rappelant, en guise de justification,‘ ’“‘ qu’il était difficile de mettre tout l’ordre possible dans les premiers jours d’un Etablissement qui entraîne tant de détails ’”.‘ ’Tout de suite après, ils lâchent la bonne nouvelle :

‘La petite poste est maintenant chargée de la distribution de cette feuille ; et les paquets sont portés exactement tous les jours, à sept heures du matin, au Bureau général, qui s’est chargé de les faire remettre à leur adresse dans l’espace de trois heures.161

Cependant, cette collaboration ne fut pas longue et, le 12 janvier, les rédacteurs annoncent avoir rompu avec la Petite Poste, pour passer la relève à la compagnie des Jurés-crieurs :

‘La petite poste s’était chargée de la distribution du Journal de Paris ; mais le nombre de Souscripteurs augmente journellement, ce surcroît faisait languir son service et occasionnait le matin au Bureau général, dans l’opération du triage, un retard de trois quarts d’heure, sans compter un temps à peu près aussi considérable qu’emportait la distribution ; en sorte que M de Beauvoisin, Inspecteur-général de la petite Poste, malgré toute sa bonne volonté a reconnu l’impossibilité à se charger de la distribution. MM les Jurés-Crieurs, à qui on s’est adressé pour cet objet, ont convoqué une assemblée extraordinaire dans laquelle ils ont décidé qu’ils s’en chargeraient.162

Nous avons vu que les Mémoires secrets interprètent cette rupture avec la Petite Poste comme le signe d’un désir général de voir le Journal de Paris échouer. Le ton des rédacteurs est en revanche aimable et reconnaissant, si bien que la faillite de cette collaboration semble plutôt due à une incompatibilité de la petite Poste avec sa mission de distributeur d’un quotidien. La gestion du temps est de toute façon un sujet qu’ils ont à cœur et qu’ils ne cessent de proposer aux souscripteurs. Ainsi, un “Avis” du 18 janvier 1783 annonce aux abonnés une amélioration du temps de distribution :

‘Persuadés que cette Feuille serait d’un intérêt plus marqué à la plus grande partie de ceux qui la reçoivent, si elle leur parvenait de meilleure heure, ils se déterminent à faire un sacrifice qui leur occasionnera une très grande augmentation de frais, et telle qu’elle ne peut être exactement appréciée que par les personnes qui connaissent le mécanisme de l’imprimerie. En conséquence, ils préviennent qu’à compter de lundi 20 du présent mois, les Abonnés du Journal de Paris le recevront, quelque soit le quartier qu’ils habitent, le matin d’assez bonne heure pour en avoir pris lecture, avant que les affaires ordinaires les appellent hors de chez eux.’

Si le temps de distribution de la feuille journalière est fondamental, c’est parce qu’il détermine un temps de lecture et établit des habitudes chez les lecteurs du Journal. Les rédacteurs ont compris que la force de leur feuille est celle de s’insérer, à un moment précis de la journée, dans les gestes de ses abonnés, de prendre place dans leur quotidien. En évitant le retard de la feuille, il s’agit, certes, d’être fidèles à leurs promesses, mais surtout de la rendre tout aussi indispensable sur la table des Parisiens aisés que le café ou le chocolat à la crème, comme le notait Garat, et d’en assurer la lecture rituelle, avant de se lancer dans le tourbillon des affaires de la journée. Avec le Journal de Paris, être informé avant d’affronter la vie devient une habitude quotidienne des habitants de la capitale. Un abonné enthousiaste propose même une interprétation morale de la lecture matinale du Journal :

‘Ce qui est encore d’une grande importance, c’est l’heure à laquelle votre Journal nous est remis. Je vais me servir d’une expression qui ne me plaît pas trop, parce qu’elle me semble néologique, mais que je n’effacerai pas, parce qu’elle rend mon idée : le matin est la jeunesse de la journée. L’âme est alors plus calme, plus pure, plus accessible aux sentiments honnêtes ; elle n’est pas encore fatiguée par la dissipation, aigrie par la vanité, épuisée par les différents rôles qu’on a joués : n’est-il pas possible que l’on se rappelle le soir lorsqu’on a de mauvaises dispositions, ce que l’on a lu à son réveil quand on en avait de bonnes ?163

Si le matin devient le moment privilégié de la lecture du Journal, c’est parce qu’il garantit au lecteur reposé et non encore tourmenté par les événements de la journée une efficacité maximale de concentration et une grande disponibilité de l’âme pour les “‘ sentiments honnêtes ’”‘ . ’La ponctualité avec la feuille est livrée tous les matins est étroitement liée à sa rapidité de circuler et de communiquer des nouvelles. Il va de soi que, pour un périodique tel le quotidien de la capitale, premier journal pour les gens pressés, la brièveté ou la concision et la rapidité de l’information sont deux règles essentielles, brandies avec fierté par les rédacteurs, observées et énoncées avec passion par les lecteurs-correspondants. Les lettres débutent souvent par des promesses de brièveté, telles‘ ’“‘ Les bornes de cette lettre ne me permettent que d’indiquer quelques-unes des infidélités dont j’ai à me plaindre ’”164 ’ou‘ ’“‘ Voici MM une découverte que je vous prie d’annoncer dans votre Journal ; pour qu’elle n’y tienne pas beaucoup de place, je serai très bref ’”165.‘ ’Si la brièveté peut constituer apparemment un exercice contraignant, elle se révèle après tout une bonne règle d’écriture et de lecture, car, comme le note un correspondant,‘ ’“‘ n’ayant que peu d’espace à remplir, l’Auteur ne pourra être pesant, ni le Lecteur inattentif ’”166.

Les lecteurs se montrent tout aussi fidèles à leur pacte de rapidité avec le‘ Journal, ’synthétisé par la notion récurrente d’“empressement”. Cette dernière peut faire référence à l’activité rédactionnelle‘ ’(“‘ Vous paraissez recueillir avec empressement tous les événements qui tendent à honorer l’humanité ’”167)‘ ’ou à la promptitude d’intervention des lecteurs‘ ’(“‘ Je m’empresse de faire connaître à ma Patrie, par la voie de votre Journal, la découverte la plus utile et la plus précieuse de l’humanité ’”168)‘ . ’Il arrive que l’empressement du lecteur est tel, qu’il précise avec exactitude et fierté le laps de temps qui sépare la lecture et la réponse :‘ ’“‘ J’ai reçu votre annonce à dix heures, il n’en est pas onze, et voilà ma réponse. Puisse mon empressement être un mérite à vos yeux ’”169.‘ ’Certes, l’empressement est aussi source d’erreurs ou d’inexactitudes, ce que les rédacteurs du Journaln’hésitent pas à admettre avec un certain orgueil. Une “Nota” des rédacteurs à la rubrique “Loterie royale” du 10 avril 1777 a la double fonction de s’excuser auprès des lecteurs pour une erreur commise, tout en soulignant que cette dernière n’est que le prix payé occasionnellement par le Journal à la rapidité exceptionnelle qui le caractérise :

‘Malgré les soins et l’attention scrupuleuse qu’on a apporté à la rédaction et à l’impression de cette Liste, on doit prévenir que peut-être s’est-il glissé quelques erreurs. S’il en existe, elles ne doivent être attribuées qu’à la promptitude avec laquelle ce travail a été fait ; et cette même promptitude est une preuve du zèle et de l’empressement qu’on met à satisfaire les Souscripteurs. (…) La même célérité n’a pas permis de ranger les lots dans l’ordre numérique ; on s’est borné à les classer par mille170.’

C’est au nom de cette même célérité imbattable que les journalistes de Paris revendiquent dans un “Avis” de 1782 les avantages de la réunion de la feuille de Paris au privilège des Annonces des Deuils de la Cour :

‘Quant aux annonces du Deuil, elles tireront de la forme de notre feuille et de son départ journalier des avantages dont elles n’étaient pas susceptibles lorsqu’elles étaient isolées, parce qu’il eût été trop dispendieux de les leur donner. Par exemple, le Deuil étant quelquefois annoncé à la Cour le soir pour le lendemain matin, n’était-il pas impossible de mettre assez de célérité dans l’impression et la distribution du Bulletin pour qu’il arrivât à temps aux Souscripteurs, à moins qu’elles ne fissent partie d’un travail toujours actif, et tel que le nôtre171.’

Il a fallu pourtant qu’une branche dérivât la trajectoire d’un couteau de chasse dans la main du Roi, blessant sa cuisse, pour que l’on comprenne et proclame l’utilité du Journal. Le lendemain de l’accident, les rédacteurs en publièrent promptement le récit d’une demi-page dans un supplément qui s’achève sur l’état rassurant du Roi :

‘Hier, le Roi, après avoir chassé à Force Repose, étant descendu du cheval, a voulu couper une branche d’arbre, avec un couteau de chasse. La branche s’étant trouvée trop faible pour soutenir l’effet du coup, la pointe du couteau de chasse a porté sur la cuisse de Sa Majesté, et lui a fait une légère ouverture, qui a beaucoup saigné, parce que le coup a porté sur un petit vaisseau. Sa Majesté est rentrée à six heures. Le sieur de la Martinière, qui a sur le champ examiné la plaie, a déclaré que cet accident n’aurait aucune suite. Le Roi ne s’est même pas couché.
Tous les Français nous sauront gré de les rassurer aussi promptement, sur un événement qui leur aurait causé les plus vives alarmes. Nous avons cru que la célérité de notre Feuille ne pouvait être employée dans une circonstance plus utile172.’

Souvent sceptiques à propos du Journal à son début, les Mémoires secrets admettent sans délai : “‘ on a vu, à l’occasion de cet évènement, l’utilité du Journal de Paris, qui, dès le mardi après-midi, a fixé les rumeurs publiques et dissipé toutes les craintes par un supplément rendu en grande diligence ’”173.‘ ’De son côté, L.-S.Mercier observe à propos de l’accident du Roi que c’est grâce à l’intervention rapide du Journal, que “‘ les esprits sont calmés ’” et ajoute‘  : ’“‘ il y a mille circonstances qui intéressent le public ; il pourrait se tromper dangereusement, il est redressé tout à coup par la vérité des faits, et la fermentation tombe en un clin d’œil ’”174.

Dans la mesure où le public est, dans la vision de Mercier, cette masse labile, aussi avidement intéressée à tout, qu’elle est encline à se tromper, sujette par sa nature à des fermentations qui peuvent s’avérer dangereuses, un quotidien est un instrument extraordinaire, qui, d’une part, excite la curiosité du public, et d’autre part, à titre de garant de la vérité, en apaise et maîtrise les embrasements “‘ en un clin d’œil ’”.‘ ’Mercier avait d’ailleurs noté que le gouvernement même, malgré l’opposition qu’il avait faite au Journal, avait finalement compris de quelle‘ ’utilité cette feuille pouvait être :‘ ’“‘ En un instant tout Paris est instruit ou désabusé sur ce qu’il lui importe de savoir au juste ’”175.

Bref, on pourrait dire qu’avec le Journal de Paris, ’le temps se fragmente en unités de mesure plus petites, telles “l’instant” ou le “clin d’œil”. Le‘ Journal ’lui-même ne manque pas de souligner à tout bout de champ sa bravoure dans la manipulation du temps ; désormais, lire, rédiger et publier est une question d’heures ou de peu de jours. Un lecteur enthousiaste note cette efficacité inouïe dont dispose le quotidien : “‘ Votre engagement est de réparer dans les vingt-quatre heures les réputations injustement ternies ’”176.‘ ’Un autre, auteur d’un éloge de Rousseau, à la recherche d’un mécène pour soutenir les frais d’impression, exclame, après avoir fait publier sa lettre dans le‘ Journal : ’“‘ La lettre que vous avez eu la bonté d’insérer dans votre feuille du 4 février, a produit le jour même l’effet que je m’en étais promis ; (…) le jour même que ma lettre a paru dans votre Journal, un homme plein de mérite m’a fait l’honneur de venir me trouver ’”177. Ce témoignage nous dévoile une qualité de plus du Journal : sa rapidité consiste non seulement dans l’enregistrement de ce qui se passe dans le monde réel, ses représentations du monde déclenchent, avec la même célérité, des effets sur ce réel même. Le circuit ainsi bouclé, le Journal n’est plus une simple lentille qui observe et enregistre passivement, mais il agit à son tour sur le monde qui le nourrit, en créant des stratégies d’échanges et de transformation de ce dernier, selon son propre idéal.

De quelle manière le temps est-il présent dans le Journal de Paris  ’?‘ ’Les annonces et les nouvelles se situent sur un axe temporel défini par des marqueurs voisins tels “avant-hier”, “aujourd’hui”, “demain”. La publication du Journal ’tous les jours de la semaine permet une fréquence élevée des marqueurs temporels situés dans le proche voisinage du moment présent “aujourd’hui”, ce qui crée un effet de mouvement de l’information jamais atteint auparavant dans la presse. Les lecteurs assidus du‘ Journal ’s’habituent, à partir même de ses premiers jours d’existence, à y puiser des informations de la veille dans des rubriques telles “Halles, marché d’hier”, “Enterrements d’hier”, “Mariages célébrés hier”, “Loterie Royale de France, tirage d’hier”.

Les rédacteurs proposent quasiment tous les jours des faits divers qui commencent par le marqueur temporel “hier” et dont la charge émotive est d’autant plus importante qu’ils sont arrivés à Paris, la veille. Ainsi, le lecteur apprend le 11 janvier 1777 qu’“‘ Hier, sur les quatre heures du matin, le feu a pris rue Notre-Dame des Bonnes Nouvelles, au bureau général des Estampes, maison du Sr Raisin ’”‘ . ’Un jour après, il est informé qu’‘ ’“‘ Hier, sur les 11 heures du matin, il s’est échappé de la tuerie d’une des Boucheries du Faubourg Saint Antoine un Bœuf vraisemblablement manqué par la massue ’ ”178.

Il est peut-être difficile, pour les lecteurs assaillis de nouvelles au jour le jour que nous sommes, d’imaginer l’effet que cette référence constante au jour de la veille pouvait avoir sur les lecteurs du‘ Journal de Paris, ’mais on peut penser que c’est dans cette proximité temporelle entre le fait relaté et sa réception, que se tisse ce que nous appelons “l’actualité”. Il y a d’ailleurs chez les contemporains du Journal un besoin manifeste d’ “actualité”. Le temps des longues réflexions générales à tout propos qui remplissent les pages des périodiques se superpose avec le temps des nouvelles fraîches, de l’information dynamique, qui se confond à la vie.‘ ’“‘ Un fait de la veille dit plus que ces réflexions vagues sur les arts. Les réflexions communes sont bientôt épuisées, les faits sont toujours nouveaux ’”179,‘ ’c’est ainsi qu’énonce L.-S Mercier dans le chapitre consacré au Journal de son‘ Tableau de Paris, ’ce besoin et cette mutation à ses débuts.

Les marqueurs “aujourd’hui” et “demain” sont surtout réservés, en revanche, aux programmations de toutes sortes. Le 18 juin 1777 les abonnés du Journal sont informés : “‘ Aujourd’hui, à 11 heures précises du matin, l’Orgue de Saint-Etienne du Mont sera arbitrée par M Balbastre, organiste de S Roch ’”180. ’La rubrique “Enigme” assure les amateurs que‘ ’“‘ Le mot de l’énigme sera dans la feuille de demain ’”181. ’Le 24 février 1777, les lecteurs peuvent lire‘ ’“‘ Demain il y aura Course à Neuilly ’”182,‘ ’et le même jour, les rédacteurs promettent :‘ ’“‘ Nous donnerons demain une notice de quelques-uns des Livres de cette vente, qui ont été vendus beaucoup au-dessus de leur valeur (…) ’”183.‘ ’Le domaine du lendemain est réservé aux ventes, aux programmations de concerts, d’opéras, de théâtres, ou d’expériences scientifiques. En même temps, il se définit comme le territoire de l’attente, créé et maintenu à travers le discours rédactionnel, mais aussi inventé par le désir des lecteurs en quête de‘ ’nouveauté. Rien de plus significatif que la déclaration d’un abonné épris du Journal tout aussi bien que de ce qu’il pourrait être :‘ ’“‘ J’aime votre Journal, tant par ce qu’il me donne, que par ce qu’il me promet. Ce que je n’y trouve point aujourd’hui, je l’espère pour demain ’”184.

La grande prouesse du quotidien consiste à réduire au maximum le décalage qui s’établit entre ce qui advient dans le monde réel et son récit, autrement dit, de capter le réel comme dans un instantané. Les rédacteurs se servent volontiers de la stratégie de la nouvelle attrapée au vol, au moment même de son arrivée au bureau général, de sorte que le lecteur ait l’illusion d’en être un des témoins privilégiés. Ainsi, le 5 juillet 1778, il peut lire à la rubrique “Variété” : “‘ On apprend dans l’instant que le célèbre Jean Jacques Rousseau ’ ‘ Genévois, vient de mourir dans la soixante-neuf ou dixième année de son âge à Ermenonville (…) ’”.‘ ’Une information de dernière heure peut concerner aussi l’état de santé d’une chanteuse:‘ ’“‘ Nous apprenons dans le moment (10 heures du soir) que Mlle Duchateau est toujours indisposée et hors d’état de chanter ’”185.

L’illusion de la superposition entre le réel et le récit advient aussi par le biais des lettres des lecteurs, qui, tout en arrivant au bureau du Journal quelques jours après leur rédaction, sont reproduites telles quelles dans les pages du quotidien, pour créer un effet d’immédiateté, si approprié à l’image que le quotidien veut donner de lui-même.‘ ’“‘ Messieurs, je viens d’être témoin d’un événement dont la publicité est intéressante ’”186, ’annonce un lecteur‘  ; ’“‘ Messieurs, nous avons fait ce matin une nouvelle expérience ’”187, ’avertit un autre. Certes, le détail qui pourrait rompre facilement cette illusion est la date de rédaction de la lettre, souvent signalée par les journalistes, mais ce qui importe vraiment, c’est qu’il y a une espèce de course des lettres qui s’acheminent vers le bureau du Journal. Le temps qui sépare la rédaction et la publication d’une lettre du Journal de Paris ’peut varier de deux semaines et plus, si elle arrive de loin, à cinq, voire deux jours, si elle arrive de Paris ou des provinces proches. Dans cette course épistolaire, les grands perdants, il va sans dire, sont les lettres parties des provinces plus lointaines. Une feuille quotidienne ne peut que donner priorité aux lettres les plus fraîches, aussi les lecteurs des provinces se plaignent-ils qu’à cause du retard considérable du Journal, ils ne puissent envoyer leurs réactions qu’avec un retard considérable :

‘J’habite, Messieurs, dans ce moment une petite Ville presque à l’extrémité méridionale du Royaume, et votre Journal m’y parvient un peu tard. Il m’a été impossible de réclamer plus tôt contre l’article du 31 décembre, où, en traçant les caractères de la bonhomie, un de vos Correspondants affirme que Racine n’a pas été bonhomme (…)188.’

Cependant, l’illusion d’immédiateté nous semble plus qu’une simple astuce journalistique pour tenir les lecteurs accrochés à un présent en train de défiler sous leurs yeux. C’est aussi un moyen de donner l’impression d’une simultanéité dans l’acte de lecture, et par conséquent, d’engendrer une communauté de lecteurs qui, lisant les mêmes choses, tous les jours, à la même heure, avec plus ou moins le même rituel et ayant les mêmes intérêts reflétés par le Journal, se trouve soudée malgré les distances et les différences de modes de vie et de statut social. Comme le notait un lecteur, “‘ il est lu dans la même journée, et pour ainsi dire, dans le même instant, par un nombre prodigieux de gens de différents états ’”189.

Dans un journal où la nouveauté principale est la périodicité, le temps ne peut qu’occuper la première page et la première rubrique, sous la forme des observations du jour et des observations météorologiques, qui d’abord, couvrent une demi-page et par la suite vont se réduire à un quart de page. Sans même faire l’effort de feuilleter le Journal, le lecteur est habitué à poser tous les matins ne serait-ce qu’un regard fugace, sur le temps qui court, soigneusement dompté et clôturé dans les cases d’un tableau qui sert de mini-calendrier journalier. Les nuages et les pluies du Journal de Paris ’font toujours référence à la veille, toutefois, si peu utile qu’il soit, ce tableau devient une espèce d’étiquette du quotidien et offre tous les jours au lecteur de Paris et d’ailleurs, un voyage complet, de haut en bas, dans la capitale. Le père de cette rubrique qui ne disparaîtra qu’en 1792, est l’un des propriétaires du Journal, Jean Romilly, horloger190, ’auteur de quelques autres articles sur l’horlogerie et sur l’impossibilité du mouvement perpétuel.

D’ailleurs, le temps est également présent dans le Journal à travers les relations concernant des machineries ingénieuses, surprenantes par leur complexité et leur beauté, vouées à le mesurer et sorties des mains d’habiles horlogers ou de simples dilettantes . Telle est la pendule planétaire, œuvre de Janvier, infatigable horloger-mécanicien de Monsieur, qui indique précisément “‘ les mouvements du soleil, de la lune, et de toutes les planètes, même la planète Herschel, chacune faisant sa révolution dans les temps les plus exacts, suivant les plus nouvelles tables ’ ‘ astronomiques ’”191.‘ ’On ne manque pas non plus de parler du succès du Sieur Noseda, opticien, inventeur des montres-boussoles, qui savent indiquer l’heure vraie du soleil‘ ’“‘ avec la précision la plus rigoureuse pour 40 des principales villes de l’univers ’”192.‘ ’Une lettre contenant un extrait du‘ Journal de Luxembourg ’présente une‘ ’“‘ grande singularité en fait d’Art ’”,‘ ’à savoir une montre de paille‘ ’“‘ qui allait pendant deux heures sans qu’on fût obligé de la monter ’”‘ . ’Celle-ci est l’invention d’un condamné à mort, qui l’avait construite dans l’obscurité de son cachot avec la paille de son lit et le fil de sa chemise, idée qui invita le journaliste à réfléchir sur un ouvrage recueillant tous les ouvrages que l’exil ou la solitude ont fait produire au génie humain. L’exemple d’une montre de paille construite au fond d’une prison, à savoir là où le temps n’existe plus, devient pour le journaliste de Paris un prétexte de s’intéresser aux productions d’une humanité souffrante, idée qui appartient, comme nous allons le découvrir plus loin, aux sensibilités du Journal.

Persuadé qu’il n’existe pas‘ ’“‘ d’économie plus précieuse que celle du temps ’”, un lecteur-géomètre propose en revanche l’établissement d’une “‘ heure commune ’”,‘ ’qui serait partagée par tous les habitants de la ville par un moyen assez simple :‘ ’“‘ Je désirerais donc, Messieurs, que tous les jours au moment du midi du temps vrai, on tirât un coup de canon à l’Hôtel des Invalides ; ce signal entendu de tous les Citoyens au même instant servirait de règle générale pour la distribution de toutes les heures de la journée ’”193.‘ ’Non seulement le Journal se veut lui-même un instrument pour maîtriser et contrôler le temps, à la portée d’un vaste public, mais il propose, dans ce cas, à ses lecteurs une démocratisation du temps. Les ingénieuses machines destinées à le mesurer sont plus que des chefs-d’œuvre de la mécanique, leur valeur la plus importante étant leur utilité publique. Ainsi, le lecteur insiste sur les bénéfices considérables d’une heure commune : “‘ de là, plus de précision dans les heures publiques pour les Tribunaux, les Théâtres, etc., plus d’exactitude dans les rendez-vous ; moins de temps perdu ; moins d’impatience (…) un espace considérable de temps retrouvé pour l’industrie et le génie ’”194.‘ ’L’utilité publique, si chère aux journalistes de Paris, embrasse également la notion de temps.

Fractionné, dompté, enfermé journellement dans des cases de tableaux, mesuré, pesé par le biais des derniers engins de la mécanique, le temps dans le Journal devient aussi un bien‘ ’précieux qu’il faut économiser, qu’on peut facilement manipuler, gérer et consommer, voire investir au nom de l’industrie et du génie, et que, finalement, on peut faire partager par tout le monde par des coups de canon quotidiens. Bref, le temps du Journal est un temps matériel et social.

Après avoir réfléchi sur la périodicité du‘ Journal de Paris, ’trait important et innovateur du périodique, arrêtons-nous un moment sur son organisation interne ou sur ses rouages : son premier numéro, sa forme, son système de rubriques, le problème de l’identité de ses correspondants, les estimations quantitatives et la diversité de ses lecteurs.

Notes
159.

Dictionnaire des Journaux, notice n°682, “Journal de Paris”.

160.

Ibidem.

161.

Journal de Paris, 6 janvier 1777, “Avis”.

162.

Ibidem, 12 janvier 1777, “Avis”.

163.

Ibidem, 13 décembre 1785, “Variété”.

164.

Ibidem, 21 avril 1777, “Belles-Lettres”.

165.

Ibidem, 3 mai 1777, “Physique”.

166.

Ibidem, 13 décembre 1785, “Varieté”.

167.

Ibidem, 14 octobre 1780, “Evénement”.

168.

Ibidem, 5 novembre 1783, “Médecine”.

169.

Ibidem, 19 octobre 1777, “Réponse à la lettre anonyme du Journal de Paris, n°291”.

170.

Ibidem, 10 avril 1777, “Loterie Royale”.

171.

Ibidem, 21 mars 1782, “Avis sur la réunion au Journal de Paris, du privilège des Annonces des Deuils de la Cour, et du nécrologe des Hommes célèbres”.

172.

Supplément au Journal de Paris, n°161, 10 juin 1777.

173.

Mémoires secrets, 11 juin 1777.

174.

Tableau de Paris, “Journal de Paris”.

175.

Ibidem.

176.

Journal de Paris, 3 juin 1777, “Aux Auteurs du Journal”.

177.

Ibidem, 10 mars 1779, “Aux Auteurs du Journal”.

178.

Ibidem. 12 janvier 1777, “Evénement”.

179.

Tableau de Paris, “Journal de Paris”.

180.

Journal de Paris, 18 juin 1777, “Arts”.

181.

Ibidem, 15 mai 1777, “Enigme”.

182.

Ibidem, 24 février 1777, “Variété”.

183.

Ibidem.

184.

Ibidem, 13 décembre 1785, “Varieté”.

185.

Ibidem, 19 février 1777, “Musique, Concert des amateurs”.

186.

Ibidem, 10 juin 1784, “Evénement”.

187.

Ibidem, 1er septembre 1785, “Physique”.

188.

Ibidem, 30 janvier 1788, “Variétés”.

189.

Ibidem, le 18 septembre 1782, “Belles-Lettres”.

190.

C’est dans la feuille du 10 décembre 1781, que Romilly indique qu’il “est chargé personnellement de la rubrique météorologie”.

191.

Ibidem, 17 février 1789, “Astronomie”.

192.

Ibidem, 30 juin 1788, “Arts”.

193.

Ibidem, 2 octobre 1785, “Economie”.

194.

Ibidem.