Rouages

Comment le Journal se présente-t-il aux yeux de ses souscripteurs dans son premier numéro ? Qu’est-ce qu’il contient, quelles sont les rubriques qui peuplent ses premières pages et quelles sont les promesses implicites et explicites, envers ses lecteurs, qui s’en dégagent ?

Dépourvu de tout frontispice, le titre en gros caractères, précédé du numéro un et suivi de la date et du tableau météorologique, ouvre la première page du Journal. Le lecteur commence à faire la connaissance du nouveau périodique, en jetant son premier regard sur les “Observations du jour”, dont la première information, encadrée dans un tableau est l’heure exacte du lever et du coucher du soleil et de la lune du mercredi 1er janvier 1777. En dessous de celle-ci, il trouve la hauteur de la rivière, valeur enregistrée, selon une explication en bas des tableaux, la veille, à l’Echelle du Pont de Tournelle.195 Suivent le temps moyen à midi, défini comme le temps marqué “‘ au moment de midi [par] une pendule bien réglée et dont le mouvement est uniforme ’” et les horaires des réverbères‘ .

Pl. V -
Pl. V - Journal de Paris, n°1, 1er janvier 1777, page 1.
Pl. VI -
Pl. VI -  Journal de Paris, n° 1, 1er janvier 1777, page 4.

Après ce bref périple entre ciel et terre, le lecteur est invité à jeter un coup d’œil sur les “Observations météorologiques d’hier”, enfermées elles aussi dans un autre tableau divisé en plusieurs colonnes, indiquant les “Epoques du jour : matin, midi et soir”, les valeurs du thermomètre et du baromètre, la direction du vent et l’état du ciel avec des mentions‘ ’descriptives telles‘ ’“‘ nébuleux ’”‘ ’ou‘ ’“‘ clair ’”‘ , ’variant en fonction des différents moments de la journée. La rubrique se clôt avec une note sur la quantité de pluie tombée pendant le mois précédent. Rapidement, les deux tableaux occupant la moitié de la première des quatre pages du Journal, vont laisser la place à un seul, contenant les observations météorologiques de la veille, pendant que l’autre se dissout dans une énumération étagée des observations du jour, le tout concentré dorénavant en un quart de page, ce qui laisse plus de place à la rubrique suivante, “Belles-Lettres”.

Certes, cette rubrique ne doit pas être de grande utilité ni pour le Parisien, qui peut s’amuser tout au plus à comparer les données du Journal avec ses propres observations, ni pour le provincial, nullement intéressé à l’état journalier du ciel de la capitale, ni à ses réverbères, et cependant, elle devient une espèce de marque du‘ Journal de Paris. ’L’inutilité de la rubrique météo est plaisamment chantée dans les pages mêmes du quotidien dans une‘ Critique du Journal de Paris ’en vers‘ , Sur l’air de Tous les Capucins du monde :

(…) Morbleu, disait le Chantre Arsène,
A quoi bon mesurer la Seine ?
Quand les flots en seraient haussés,
Je suis bien sûr que la rivière
Ne montera jamais assez
Pour entrer dans mon verre.
Ils devraient bien, ces Journalistes,
Disaient les Quinze-Vingts tout tristes,
Oter, pour nous faire leur cour,
Deux articles peu nécessaires,
Celui des époques du jour
Avec celui des Réverbères
196.’

Ces informations si peu utiles sont, en revanche, une enseigne de la modernité du Journal, dont l’ambition est de saisir pour ses lecteurs la marche accélérée du temps et d’offrir, jour après jour, une synthèse du monde, à partir de l’ordre cosmique et jusqu’aux éléments terrestres. Lue ou non lue par ses lecteurs, la rubrique météorologique permet par sa seule présence en tête de la feuille, une affirmation de son innovation et un sens d’appartenance à la modernité. Les regards des lecteurs pressés et avides d’information du Journal peuvent glisser sur les tableaux si peu pratiques de la première rubrique, il n’empêche que le temps concentré dans des valeurs mesurables soit toujours là, comme une porte d’accès vers les dernières nouvelles. Conscients du peu d’utilité réelle de la rubrique météorologique, tout aussi bien que de sa valeur pour l’ensemble du Journal, les rédacteurs décident de faire‘ ’un compromis. Dans un “Avis” du 1er mai 1788, ils annoncent aux lecteurs d’avoir changé de source pour la rubrique météo et promettent plus d’exactitude, au prix d’un jour de retard dans les observations :

‘Quoique la plupart de nos Lecteurs ne prenne peut-être pas un grand intérêt aux Observations météorologiques qui se trouvent à la tête du Journal, nous avons cependant cru devoir puiser dans les meilleures sources pour nous procurer en ce genre les résultats les plus précis et les plus complets. C’est des registres de l’Observatoire Royal que nous les tirerons à l’avenir. (…) L’obligation où l’on est d’envoyer tous les jours l’impression du bulletin à 5 heures du soir faisait que l’on ne pouvait jamais rendre compte que du temps qu’il avait fait pendant deux tiers de la journée, c’est-à-dire, depuis 7 heures du matin jusqu’à 5 heures du soir ; or c’est de 5 h à minuit qu’il arrive le plus communément les grands événements météorologiques, dont par conséquent il ne pouvait jamais être fait mention. Pour éviter cet inconvénient, on ne rapportera plus dorénavant que les Observations de la surveille, qui alors seront complètes197.’

Le choix des rédacteurs prouve que le critère de la rapidité n’est pas privilégié de façon absolue, ou bien, s’il l’a été, au bout de onze ans d’existence, sûrs de leur place dans le monde journalistique et rassurés par un patrimoine considérable de souscripteurs, ils doivent se permettre de sacrifier la veille à la surveille au nom de l’exactitude et de complétude des informations.

Tout de suite après la rubrique météo, le lecteur du premier numéro du Journal de Paris plonge dans une rubrique familière aux journaux littéraires, “Belles-Lettres”, qui analyse et commente des ouvrages nouveaux, propose des vers, des énigmes, parfois des logogriphes et des morceaux de contes. Le 1er janvier 1777 elle est dédiée à l’Almanach des Muses ou Choix de poésies fugitives de l’année 1776, chez Delalain et, tout en précisant l’exigence de donner des citations très brèves, le rédacteur n’oublie pas de souligner la contribution de Voltaire, nom de prestige présent plus d’une fois dans ce premier numéro, qui sert un peu de devanture du Journal.

Le grand homme lui fait l’honneur de fournir une lettre élogieuse, où il déclare se trouver parmi le nombre des souscripteurs de la nouvelle feuille. Le mot de Voltaire vaut une grande preuve de respect et de confiance envers les rédacteurs, censée donner un coup de pouce à l’ouvrage pris dans le tourbillon des critiques et des méfiances. La collaboration de Voltaire ouvre en même temps, sous le titre d’Extrait d’une lettre de M de Voltaire , datée de Ferney, le 22 décembre 1776 aux Auteurs de ce Journal, la longue série de “Lettres aux Auteurs du Journal”, qui feront la fortune du quotidien. En voici le contenu :

‘Le plan de votre Journal, M me paraît aussi sage que curieux et intéressant. Mon grand âge, et les maladies dont je suis accablé ne me laissent pas l’espérance de pouvoir produire quelque Ouvrage qui mérite d’être annoncé par vous.
Si j’avais une prière à vous faire, ce serait de détromper le public, sur les petits écrits qu’on m’impute continuellement. Il est parvenu dans ma retraite des volumes entiers, imprimés sous mon nom, dans lesquels il n’y a pas une ligne que je voulusse avoir composé. Je vous supplierais aussi, M, de vouloir bien, par un mot d’Avertissement, me délivrer de la foule de lettres anonymes qu’on m’adresse. Je suis obligé d’envoyer toutes les lettres dont les cachets me sont inconnus. Cet Avertissement inséré dans votre Journal, m’excuserait auprès des personnes qui se plaignent que je ne leur aie pas répondu ; je vous aurais beaucoup d’obligation.
Je ne doute pas que votre Journal n’ait pas beaucoup de succès. Je me compte déjà au nombre de vos souscripteurs.’

La Correspondance littéraire commente plaisamment la participation de Voltaire au début du Journal. Les rédacteurs, observent-ils, “‘ ont orné leur première feuille d’une lettre du Papa grand homme. Cette lettre, comme vous le devez bien penser, renferme des éloges ; M de Voltaire ’ ‘ s’y plaint de la liberté qu’on prend, de mettre sous son nom beaucoup d’ouvrages qu’il n’a pas composés. C’est une pierre d’attente pour tous les désaveux qu’il se propose de faire ’”198.‘ ’Non seulement‘ ’“‘ Papa grand homme ’”‘ ’offre son accord et son soutien, voire sa souscription au Journal de Paris, il est aussi le premier des abonnés à lui demander un double service : détromper le public à propos des écrits qu’on lui attribue et le débarrasser par un avis de la foule de lettres anonymes. Ce rapport fondé sur un échange mutuel de services entre le lecteur (l’abonné) et le Journal, proposé pour la première fois par Voltaire, sera maintes fois répété par les milliers de lettres de lecteurs publiées par le quotidien.‘ ’D’une part, les lecteurs qui écrivent au Journal demandent aux rédacteurs un service, ne serait-ce que celui de voir leur modeste production épistolaire publiée et lue par tout le monde, tandis que le Journal se sert de ces lettres, non seulement pour construire son contenu et remplir, jour après jour, ses quatre pages, mais aussi pour créer une image biaisée de soi-même, et renforcer l’idée d’une communauté de lecteurs réunie autour de lui.

Motivé par le mot d’encouragement de Voltaire, le lecteur du premier numéro du Journal parcourt la rubrique “Administration”, qui contient une “‘ Déclaration du Roi, portant Règlement en faveur d’un Syndic et d’un Adjoint dans chacune des professions déclarées libres, registrée en Parlement le 30 décembre 1776 ’”‘ ’et les “‘ Lettres patentes du Roi concernant l’Ecole Royale gratuite de dessin, données à Versailles le 19 décembre 1776, registrées en parlement le 30 décembre 1776 ’.”‘ ’Suit la rubrique “Tribunaux”, qui annonce une audience de la grande Chambre‘ ’“‘ dans la cause entre les héritiers et le légataire universel de M le marquis de Gouverney ’”‘ au sujet d’un ’“‘ testament argué de nullité parce qu’il a été trouvé dans les Papiers du rebut ’”‘ . ’Plus loin, la rubrique‘ ’“‘ Mutat ’ions”‘ ’informe le lecteur que M de Boulogne de Magnaville‘ ’“‘ dont la demeure et les bureaux sont rue d’Anjou, Faubourg S Honoré ’”,‘ ’sera chargé pour l’année 1777 du service extraordinaire des guerres. La rubrique “Evénement” délecte l’abonné avec ce que nous appellerions aujourd’hui un fait divers, qui raconte l’action héroïque de l’inspecteur de Beaumont, à chasse du‘ ’“‘ garçon serrurier Lefèvre ’”,‘ ’“‘ auteur d’un grand nombre de vols ’” et de ses complices. Au bout d’un combat acharné, les complices sont tous arrêtés, pendant que le voleur se suicide d’un coup de couteau. Accidents domestiques (incendies, chutes, malaises), morts soudaines, assassinats et noyades peuplent presque tous les jours cette rubrique, surtout avant la première suspension du Journal.

Après sobriété et suspens, le lecteur du premier numéro du quotidien est invité à se détendre avec un‘ ’“‘ Bon mot ’” sur la mort du médecin Bordeu raconté par une “Madame la comtesse de B” et de jeter un coup d’œil sur les scènes parisiennes, de l’Académie Royale de Musique, à la Comédie Italienne, en passant par la Comédie française, réunies dans la rubrique “Spectacles”. Les dernières lignes de ce numéro sont réservées à un “Avis” des rédacteurs qui réaffirment leur engagement envers leurs abonnés, tout en rappelant la difficulté de l’entreprise, et implicitement, sa nature innovatrice :

‘Nous avons annoncé dans le Prospectus de ce Journal, que la Feuille, paraissant tous les jours, ne serait que de quatre pages in-8°. Si nous ne consultions que les difficultés inséparables d’une Entreprise de cette nature ; si nous n’étions pas convaincus que le temps lui donnera le degré de perfection dont elle susceptible ; enfin si nous n’avions l’espérance flatteuse de voir terminer heureusement les contradictions auxquelles toute entreprise nouvelle est exposée, nous aurions prescrit à notre tâche des bornes étroites. Mais nous assujettissons, dès ce jour, de remplir plus strictement nos engagements vers le public. Nous ne négligerons rien d’ailleurs de ce qui pourra contribuer à lui prouver notre zèle et notre reconnaissance199.’

Les rubriques du Journal se succèdent au fil de ans, les unes régulières, d’autres passagères ou expérimentales, vouées à une existence fugace, pourtant, le quotidien conserve, en grandes lignes, la physionomie de son premier jour de parution, raison pour laquelle la description assez détaillée du premier numéro nous a semblé significative. Le texte du Journal est divisé en deux colonnes par page, séparées par une ligne verticale et surplombées, nous l’avons vu, par le tableau météorologique, massif conteneur à tiroirs du temps. En dessous défilent les nouvelles plus ou moins fraîches, séparées en rubriques, délimitées par des filets horizontaux, dont les titres sont marqués en gros caractères visibles.

La première et la quatrième pages, c’est-à-dire celles qui se trouvent à l’extérieur et qui accrochent le regard fugitif à n’importe quel moment et où que la feuille soit posée, ont aussi le plus d’espaces blancs. Si la première page est réservée au titre, au bulletin météo et aux “Belles-lettres”, la quatrième est construite comme une espèce de tableau, qui réunit des rubriques stables, brèves, où prédominent les énumérations et les chiffres, telles “Payements de l’Hôtel-de-Ville d’hier”, “Bourse d’hier”, “Cours des changes d’aujourd’hui”, “Fourrages, marché d’hier”, “Enterrements”, et “Spectacles”. L.-S Mercier commente avec humour le voisinage des spectacles et des enterrements, si familier au lecteur du Journal :‘ ’“‘ Mon Dieu ! s’écrie-t-on, Monsieur Un tel est mort ; le voilà enterré ! Vite, allons à l’Ambigu-Comique, on y donne la pantomime de Dorothée ’”200.‘ ’Les rubriques du Journal entassées sur une même page représentent autant d’aspects différents de la vie de tous les jours : dans cet espace rigoureusement organisé, la mort côtoie tout naturellement le prix des fourrages et les spectacles.

En revanche, les pages intérieures du quotidien, soit 2 et 3, représentent en quelque sorte le cœur textuel du Journal, où se concentrent des rubriques plus consistantes et digressives, qui peuvent varier, selon les jours, de quelques lignes seulement à deux pages bien remplies, parfois rédigées en caractères plus petits que d’habitude, quand il s’agit de sujets urgents ou prisés par les lecteurs.

Ce sont aussi les pages qui connaissent le plus de mutations, où défile une grande diversité de rubriques pour des périodes plus ou moins longues. Les pages intérieures sont dès le début l’espace réservé aux sciences et aux arts, contenus dans des rubriques telles “Arts”, “Spectacles”, “Musique”, “Histoire naturelle”, “Anatomie”, “Physique”, “Médecine”, ”Chirurgie”, “Chimie”, “Mécanique”. C’est toujours ici que trouvent leur place les rubriques de la vie pratique, telles “Oeconomie domestique”, “Economie”, “Halles” ou “Agriculture”, contenant prix des denrées et conseils de toutes sortes. La popularité dont jouit la rubrique “Administration” parmi les abonnés du Journal, accueillant édits et déclarations du Roi est, selon Nicole Brondel, le signe d’“‘ une confiance générale et optimiste ’”‘ ’dans‘ ’“‘ ceux qui font tourner les rouages de la société ’”201 ’Les rubriques “Police” et “Tribunal” connaissent également le suffrage d’un lectorat passionné par les mécanismes de la gestion publique et les dessous des affaires judiciaires, cependant, c’est leur vocation même de transparence qui les fait disparaître dès la première suspension du quotidien.

La vie d’une rubrique peut être plus ou moins brève, en fonction de sa fortune, ou mieux, de la durée de l’intérêt qu’elle suscite auprès des lecteurs. C’est ainsi que la rubrique “Histoire” naît suite à la proposition d’un lecteur le 31 décembre 1782 et se transforme par la suite en “Trait historique”, qui connaît un succès temporaire. De même, la rubrique “Patriotisme”, née en 1782, disparaît bientôt ou plutôt se fond dans une autre rubrique destinée à faire une longue fortune dans le Journal de Paris, ’à savoir la rubrique “Bienfaisance”. Celle-ci voit le jour le 23 février 1777 et connaît un succès montant pendant les dernières années de l’Ancien Régime, où sa fréquence devient à peu près journalière. La Révolution entraînera des changements essentiels dans la structure des rubriques du Journal : alors que certaines rubriques perdront leur place et leur statut, telle la rubrique “Belles-lettres”, écartée de la première page, d’autres verront leur fréquence diminuer ou tout simplement disparaîtront, pour laisser la place à des titres évoquant les nouvelles réalités historiques, politiques et sociales : “Etats-généraux” et “Assemblée nationale”, “Hôtel de Ville” et “Bienfaisance nationale”.

Quelques rubriques plus légères, frivoles, offrent un pot-pourri d’informations éparses, souvent destinées à la détente du lecteur. Telles sont les rubriques “Anecdote”, “Modes” et surtout la fameuse “Variété”. La voix des rédacteurs est elle aussi contenue dans des rubriques à part entière, comme “Avertissement” ou “Avis”. Le courrier des lecteurs est également annoncé par le titre “Aux Auteurs de ce Journal”, qui peut être suivi d’un nom de rubrique, mais qui peut tout aussi bien constituer, à lui seul, une rubrique du‘ Journal. ’Ce qu’il est bon de retenir de ce rapide passage en revue du système des rubriques, c’est la tendance du quotidien de tout organiser, de tout nommer, le souci manifeste que toute information soit bien visible dans l’ensemble de la page, qu’elle soit donc facilement l’objet d’un choix de lecture.

Il peut arriver que même les pages intérieures contiennent des rubriques-tableau, telles la rubrique “Comestibles”, qui range dans ses différentes cases les genres alimentaires avec les prix qui leur correspondent, le tableau des “Eaux de pluie tombées à l’Observatoire Royal de Paris pendant les trois premiers mois de cette année”202 ou le “Tableau des naissances, mariages, morts de l’année 1776, comparés à l’année 1775” publié le 11 février 1777, pour ne‘ ’pas parler du vaste tableau de la Loterie royale, avec ses rangées de chiffres hypnotiques ou encore des listes de plus en plus fréquentes vers la fin de l’Ancien Régime, renfermant les donations des particuliers envers les sociétés philanthropiques.

Deux autres éléments, bien que rares, s’ajoutent à la physionomie de la feuille quotidienne : l’air, normalement inséré dans la dernière page et la gravure, incontestable preuve de la libéralité rédactionnelle envers les souscripteurs du Journal. Par exemple, deux mois après la parution du quotidien, les rédacteurs offrent aux abonnés une gravure représentant deux coiffures, qu’ils annoncent dans la rubrique “Modes” : “‘ Nous joignons à la feuille de ce jour une Gravure qui représente deux coiffures différentes vues de profile et par derrière ; elles sont dessinées d’après ’ ‘ nature par un Artiste habile qui a bien voulu se prêter à nos intentions ’”.‘ ’Ensuite, ils expliquent leur geste‘  : ’“‘ Si cet essai peut flatter les femmes que nous comptons au nombre de nos souscripteurs, nous renouvellerons avec plaisir une dépense qui prouvera notre zèle ’”203 Cette dépense flatteuse, qui fonctionne comme stratégie de vente, se répétera une autre fois avec la gravure intitulée‘ JJ Rousseau à Ermenonville. ’Le 1er janvier 1780, les rédacteurs annoncent avec satisfaction, leur souci de plaire à leur clientèle :

‘Le désir de plaire à nos Souscripteurs nous fera toujours saisir avec avidité toutes les occasions de leur témoigner notre reconnaissance ; mais ces occasions ne répondent pas toujours à notre zèle. Nous étions réduits cette année à n’offrir aucune gravure, soit par défaut d’un sujet piquant, soit par la difficulté de l’exécution, lorsqu’un ami de JJ Rousseau est venu nous proposer une planche dont la Gravure est jointe à cette feuille.204

Ce n’est pas tout ; pour donner plus de valeur à leur geste, les journalistes ajoutent plus loin que la gravure en question a été réalisée par Moreau le Jeune,‘ ’“‘ Graveur et Dessinateur du Roi, connu par un grand nombre de chef-d’œuvres sortis de ses mains ’” et que les exemplaires ont été tirés en nombre réduit et donnés “‘ seulement à ceux qui avaient eu un rapport direct avec JJ Rousseau ’”. Les lecteurs du Journal sont donc les heureux possesseurs d’une estampe rare et les journalistes n’hésitent pas à s’en vanter : “‘ Nous nous persuadons que le plus grand nombre de nos Souscripteurs se verra avec plaisir possesseur du portrait en pied d’un homme qui réunit tant de genres de célébrité ’”. Ils renouvellent leur geste le 7 novembre 1778, lorsqu’ils accompagnent la “Lettre de M le Comte de B*** sur la Restauration des Tours de St Sulpice” d’une gravure des projets des deux tours, et le 19 septembre 1783, lorsqu’ils offrent à leur abonnés une représentation de ballon aérostatique205.

La géométrie de la page du quotidien, faite de tableaux qui s’emboîtent et se déploient en horizontale et en verticale et de tiroirs bien classés et individualisés, rappelant décidément la structure des affiches et des placards faits pour être accrochés à un mur et organisés pour être saisies par l’œil, à la fois globalement et par morceaux, propose une nouvelle forme de lecture, et implicitement, un nouveau lecteur. Le grand exploit du‘ Journal ’est d’avoir condensé le monde sous une forme tabulaire afin d’être embrassé d’un seul regard, voire contrôlé jour après jour par ses lecteurs. Il s’agit, certes, d’une forme de pouvoir sur le réel, offerte régulièrement à tous, qui permet, à travers une structure raisonnée, non seulement d’absorber, mais aussi d’agir sur le monde en version réduite, de le rendre sien, sans même devoir sortir de chez soi.

Le lecteur affairé peut bondir d’une page à l’autre, comme d’une rubrique à l’autre, en sautant ou en écartant tout simplement ce qui ne l’attire pas, comme il peut saisir d’un seul regard pressé les nouveautés en matière de spectacles ou d’économie. Il peut ouvrir par habitude le Journal directement à la page qui l’intéresse, il peut entamer sa lecture par la colonne de droite, et continuer par celle de gauche comme il peut inverser l’ordre de lecture, en partant des dernières rubriques. Il est vrai que les rubriques (surtout celles des pages extérieures) ne changent pas d’emplacement, et que la rubrique “Belles-Lettres”, par exemple, occupe la moitié de la première page, position privilégiée, respectée par tout journal littéraire, il n’empêche que le quotidien de Paris ne propose pas un ordre de rubriques par importance, comme il n’impose pas un ordre de lecture.

En offrant au lecteur la possibilité de se promener librement d’une matière à l’autre, il suggère plutôt que l’ordre qu’il propose est aléatoire, exigé bel et bien par l’organisation matérielle d’une feuille périodique. L’ordre des choses, tout comme l’ordre des mots, n’est pas régi par un projet prédéterminé, mais plutôt par une structure ouverte, mouvante, dont les éléments sont interchangeables. Ainsi, le journal-tableau n’est pas censé contraindre, limiter par ses lignes entrecroisées, enfermer dans ses cases, il présente des informations clairement‘ ’délimitées et situées à un même niveau, si bien que le lecteur est incité à faire ses choix et à établir ses prédilections. Le Journal propose donc une lecture sélective et personnalisée du monde, où le choix conscient de certains morceaux plutôt que d’autres fait référence à un lecteur actif et responsable, qui peut se transformer, à n’importe quel moment, en correspondant du Journal, sans distinction d’appartenance sociale ou de compétences particulières pour la rédaction. En même temps, c’est un lecteur qui, chaque matin, après la lecture du Journal, sort de chez soi muni d’informations fraîches, plus apte et plus content d’affronter la journée, et, au tréfonds de soi-même, un peu plus maître du monde.

Ce même lecteur actif et curieux, nous allons le voir dans le chapitre suivant, prend la plume pour réfléchir sur la nouveauté et le rôle de la feuille quotidienne dans une “Lettre aux Auteurs du Journal”. Du côté du lecteur, c’est un exercice conscient et engagé d’explication de l’importance et du fonctionnement de l’instrument périodique quotidien. Du côté du journal, c’est une forme de parler de soi, se servant de son image réfléchie par son propre lectorat.

Pl. VII -
Pl. VII -  Journal de Paris , n°131, 11 mai, 1777, gravure représentant deux coiffures
Pl. VIII -
Pl. VIII -  Journal de Paris, n°282, 9 octobre 1777, gravure.
Pl. IX -
Pl. IX - Journal de Paris, n°311, 7 novembre 1778, Projets des tours de St Sulpice.
Pl. X -
Pl. X - Journal de Paris, n°36, 5 février 1777, Tableau du prix des fourrages.
Pl. XI -
Pl. XI -  Journal de Paris , n°186, 5 juillet 1777, tableau de la Loterie royale.
Pl. XII -
Pl. XII - Journal de Paris, n°308, 4 novembre 1777, 4e page, Air par Monsieur Bartelemont, traduit de l’italien.

Notes
195.

Un article signé par l’architecte Pierre Patte, intitulé Observations sur des objets de la plus grande importance pour la ville de Paris, publié dans le Mercure de France, le 20 janvier 1787 sougline également la source employée par le Journal de Paris pour les valeurs de la hauteur de la Seine: “Les degrés de l’échelle du Pont de la Tournelle sont destinés à marquer la hauteur de la Seine en 1719 ; et son point zéro indique celle de ses plus basses eaux pendant ladite année. C’est de cette échelle dont le Journal de Paris fait usage pour annoncer les différentes auteurs de cette rivière”.

196.

Journal de Paris, le 25 novembre 1781.

197.

Ibidem, 1er mai 1788, “Météorologie”. Apparemment la référence à l’Observatoire royal comme source des observations météorologiques, a stimulé l’intérêt des lecteurs pour cette rubrique, car le 10 janvier 1789, les rédacteurs affirment : “Depuis que nous avons annoncé que les observations météorologiques rapportées dans ce Journal étaient tirées des Registres de l’Observatoire Royal, un grand nombre de personnes y ont pris un intérêt particulier et en ont fait une comparaison suivie avec leur propres observations”.

198.

Correspondance secrète, 18 janvier 1777.

199.

Journal de Paris, 1er janvier 1777, “Avis”.

200.

Tableau de Paris, “Journal de Paris”, p.312.

201.

Dictionnaire des Journaux, notice n°682, Journal de Paris.

202.

Journal de Paris, 1er avril 1777.

203.

Ibidem, 20 février 1777, “Modes”. Une autre gravure représentant des coiffures est offerte aux abonnés le 9 octobre 1777.

204.

Ibidem, 1er janvier 1780, “Variété”.

205.

Dictionnaire des Journaux, “Journal de Paris”.