“Lettre aux Auteurs du Journal”

Un an après sa parution, le Journal de Paris offre un bilan de sa brève existence à travers la voix d’un de ses lecteurs. Les deux lettres signées par François de Neufchâteau sont publiées le 23 et le 24 février 1778 et occupent une bonne partie de ces deux numéros206, signe évident que les rédacteurs ont agréé l’initiative du lecteur. Ecrivain, homme politique et agronome empreint d’idées philosophiques, Nicolas-Louis François de Neufchâteau (Lorraine, 1750- Paris 1828) collabore à l’Almanach des Muses et fait une traduction du Roland furieux d’Arioste. Il est ami de Mme de Graffigny, auteure du roman Lettres d’une péruvienne, publié en 1747. Il devient subdélégue de l’intendance de Lorraine en 1781, acquiert la charge de procureur général du Cap Français à Saint-Domingue en 1783, et, de retour dans la Lorraine natale en 1787, s’intéresse à l’agriculture.

Tout en indiquant comme modèle les Conseils à un journaliste ’par Voltaire, François de Neufchâteau souligne la nouveauté de son entreprise :‘ ’“‘ Tant de gens vous écrivent pour vous parler d’eux-mêmes, qu’on peut se distinguer de la foule, en vous adressant des Lettres, où il soit question de vous ’”207.‘ ’Il est persuadé d’ailleurs qu’une lettre qui parle du journal remplit le rôle principal de celui-ci, qui consiste à satisfaire le plaisir de son lectorat :‘ ’“‘ Le sujet de mes réflexions les intéresse. Les entretenir de votre travail c’est s’occuper de leur plaisir ’”.‘ ’Si la première partie de sa lettre est dédiée à des réflexions sur l’objet, la nouveauté du Journal de Paris et le rapport avec son lectorat, la deuxième est un plaidoyer pour les nouvelles de province, à son avis, aussi dignes que celles de Paris, de nourrir une feuille quotidienne. Toujours dans le sillon de Voltaire, François de Neufchâteau propose comme épigraphe du Journal de Paris quatre vers des Etrennes à Madame du Châtelet (1749) :

‘Les Livres, les Bijoux, les Compas, les Pompons,
Les Vers, les Diamants, les Biribis, l’Optique,
L’Algèbre, les Soupers, le Latin, les Jupons,
L’Opéra, les Procès, le Bal et la Physique208.’

Plus loin, il explique ainsi son choix :

‘Il me semble que ces quatre vers forment naturellement l’Epigraphe de votre Feuille. Tous ces objets, en effet, doivent entrer dans le Journal de Paris, parce qu’il n’y pas de jour où l’on n’en soit successivement occupé dans cette grande Ville. J’aime à me représenter votre Journal comme l’image fidèle de nos conversations rapides, où l’on effleure tout sans disserter du rien ; où les saillies frivoles croisent des discussions profondes ; où les nouvelles du quartier sont coupées par des réflexions philosophiques ; où des transitions imperceptibles lient les matières les plus disparates ; où les détails d’une coiffure à la mode succèdent à ceux de l’apparition d’une comète ; où l’on parcourt en un quart d’heure le cercle des connaissances et des sottises humaines ; où l’imagination fait, en un clin de l’œil, comme l’a dit MN**, le tour du monde ; où l’on juge tour à tour la grande dispute des Colonies Anglaises avec leur Métropole, et la querelle de la Musique italienne avec la Musique Française ; enfin où l’on passe et repasse en un moment209.’

François de Neufchâteau réussit à saisir en peu de mots la diversité pétillante qui caractérise le quotidien de Paris. Le Journal est défini comme synthèse de la vie parisienne, représentée dans toutes ses nuances. Le mérite de la feuille serait de renfermer l’esprit parisien même, dont la forme d’expression majeure est la conversation rapide, une espèce d’effleurement impatient ou de vagabondage discursif passant d’une matière à l’autre. Le quotidien maîtrise surtout l’art du mélange et de la transition, qui consiste à mettre côte à côte, dans un espace unitaire, les “‘ saillies frivoles ’” et les‘ ’“‘ discussions profondes ’”,‘ ’les‘ ’“‘ nouvelles du quartier ’”‘ ’et les‘ ’“‘ réflexions philosophiques ’”,‘ ’la coiffure et la comète, et de glisser imperceptiblement des unes aux autres. Il rend possible le clin d’œil hâtif sur tout ce qui peut occuper le lectorat parisien, le tour du monde par l’imagination, “‘ en un quart d’heure ’”‘ , ’temps estimé par l’auteur de la lettre comme suffisant pour la lecture rapide du journal.

Cependant, au-delà de la variété prodigieuse du Journal, la véritable nouveauté du Journal, selon l’auteur de la lettre, consiste en sa périodicité quotidienne. Le périodique qui paraît tous les jours, observe-t-il, parvient finalement à remplir etymologiquement sa fonction, à savoir “‘ recueillir, jour par jour, les nouvelles récentes ’”210.‘ ’Il se distingue ainsi heureusement de tous les périodiques, improprement appelés “journaux”, qui, à son sens, ne sont que des “Recueils tardifs”,‘ ’où les informations publiées ont déjà perdu leur fraîcheur et par conséquent, leur intérêt. Si les mensuels, comme les périodiques qui paraissent tous les quinze jours211, ’ne peuvent pas mettre en valeur la nouvelle, c’est qu’à mesure qu’elle vieillit, elle perd naturellement son intensité et sa force de parler au public. Ce qui use et finalement tue la nouvelle c’est l’“intervalle” qui sépare sa consommation par les lecteurs, du moment où le fait dont elle rend compte advient. Les réflexions de François de Neufchâteau nous semblent une prise de conscience de la part du public de la réalisation extraordinaire que représente la présence d’un journal quotidien dans la presse d’Ancien Régime. Sans contester ni la richesse des feuilles périodiques, ni leur utilité, l’auteur souligne qu’une feuille journalière est le seul instrument apte à accueillir et à diffuser les nouvelles. Equipé pour saisir l’éphémère de la nouvelle, le‘ Journal de Paris ’est le premier périodique à avoir rendu possible le fonctionnement proprement étymologique des termes “journal” et “nouvelle”.

En essayant d’expliquer la naissance du périodique quotidien, François de Neufchâteau frôle la contradiction. D’une part, il observe que celle-ci est étroitement liée à un trait psychologique qui caractérise la nation française dans son ensemble, les parisiens en particulier, à savoir, la “‘ curiosité inquiète ’”.‘ ’Ce n’est d’ailleurs pas par hasard, remarque-t-il plus loin, que la langue française a consacré des expressions telles‘ ’“‘ l’esprit du jour, l’anecdote du jour, le ton du jour, l’homme du jour, etc et même les mœurs du jour ’”.‘ ’Le retard des nouvelles est, note-t-il, un défaut plus grave, chez une “‘ Nation vive, dont toutes les perceptions sont vives, dont toutes les jouissances sont impatientes, et qui saisissent les objets avec une incroyable promptitude, les oublie et s’en lasse de même ’”212.

Cependant, plus loin, il observe que cette vivacité inquiète, cette joie de vivre impatiente n’est pas un signe de légèreté, mais plutôt un symptome universel de l’époque, puisque la fièvre des nouvelles fraîches, concrétisée par la parution de journaux quotidiens, est présente chez plusieurs nations. Et l’auteur de citer la pléthore de feuilles journalières londoniennes, les gazettes quotidiennes d’Outre-mer, à Philadelphie et à Boston,‘ El Diario ’espagnol (dont il n’aime pas l’habitude de commencer par la vie du Saint du jour), ainsi que des périodiques du même genre à Rome et à Stockholm. Cette fois-ci,‘ ’“‘ la curiosité inquiète ’” ne caractérise plus les seuls Parisiens, elle est plutôt signe du temps. Elle consiste dans une course organisée à saisir le moment qui passe, à vivre tout et partout par le biais des notices à peines cueillies par le journaliste, suivant l’idée‘ ’“‘ l’on passe et repasse en un moment ’”.‘ ’Bref, une espèce de glissement ivre à la surface des choses, que l’auteur se garde bien pour autant d’associer à la frivolité. D’ailleurs, les rédacteurs du Journal eux-mêmes annonçaient dans leur Prospectus une feuille qui accueillerait dans ses pages des choses frivoles sans tomber pour autant dans la frivolité213. ’Tout en voulant souligner, au départ, la naissance du journal quotidien comme conséquence d’un trait psychologique français, François de Neufchâteau finit par déclarer le besoin de journal quotidien comme un fait universel, caractéristique de son temps et présent chez toutes les nations.

En dépit de ce besoin manifeste de nouvelles quotidiennes, l’auteur ne manque pas de souligner la résistance obstinée de certains de ses contemporains à la réalisation du projet avancé par le Journal de Paris. Cette résistance, ajoute-t-il, caractérise l’accueil de toutes les‘ ’“‘ nouveautés utiles ’”‘ ’et a également son origine dans une espèce de dégoût et de méfiance du nombre toujours croissant de feuilles de tout genre :

‘Malgré tant d’exemples et de bonnes raisons lorsque vous avez annoncé cette entreprise, plusieurs personnes ont affecté de désespérer de son succès. Quelle folie ! s’écrie-t-on, en lisant votre Prospectus ! Où trouver de la matière pour avoir tous les matins quelque chose de neuf à dire au Public ! on a tant de journaux, soi-disant Français, soi-disant Littéraires, soi-disant Philosophiques, soi-disant Encyclopédiques, etc214.’

A ces craintes, l’auteur de la lettre réplique que l’abondance des périodiques n’est que richesse, à une époque où “‘ les classes de lecteurs sont elles-mêmes si variées et si nombreuses ’”‘ , ’“‘ tant d’esprits plus ou moins cultivés, tant d’oisifs plus ou moins éclairés ’”‘ ’et où la littérature est devenue “‘ une espèce de pain quotidien ’”215.‘ ’Dans ce contexte, observe l’auteur, non seulement le Journal de Paris réussit à créer son espace distinct, sans empiéter sur celui des autres :

‘En effet, votre feuille n’aspire pas à priver les ouvrages périodiques nés avant elle, des prérogatives attachées à cette espèce de droit d’aînesse. Elle peut participer aux richesses de tous les autres dépôts de nouvelles, sans les dépouiller. Elle les précède sans les appauvrir. Vous laissez aux Petites Affiches le soin d’indiquer les cabriolets à vendre, les appartements à louer, etc ; aux Gazettes nationales et étrangères, celui de détailler les faits et les conjectures qui appartiennent à la Politique ; aux Journaux des Savants et à leurs nombreux imitateurs, celui de développer les progrès de l’esprit humain dans les sciences ; aux Mercures de France et aux Collections des mêmes genres, celui de ramasser, indistinctement, ou avec choix, toutes les fleurs de la littérature ; aux Journaux de critique, celui d’en distribuer les épines, etc. vous n’empiétez sur aucun des départements assignés aux différents périodiques ; et cependant il vous reste encore le champ le plus varié, le plus fécond, le plus intéressant216.’

Encore qu’il ne précise pas quel est ce champ, François de Neufchâteau insiste toujours sur la célérité, comme trait principal du quotidien. Il ajoute aussi que celle-ci est possible grâce à la “‘ laborieuse opiniâtreté ’”‘ ’des journalistes de Paris, qui travaillent pour offrir au lectorat “‘ tous les matins quelque chose de nouveau ’”.‘ ’C’est toujours la rapidité qui, selon l’auteur, permet au Journal de remplir la fonction inestimable de réparateur de réputations lésées. Les calomies, les diffamations, les abus moraux sont désamorcés à chaud, sans laisser que le temps refroidisse l’intérêt du public et que les dommages qui s’ensuivent soient irréversibles :

‘N’est-il pas pour tous les Citoyens une foule d’occasions de ce genre, dans lesquelles leur honneur ou leur intérêt compromis ne leur permettent pas d’attendre les délais des autres écrits périodiques ? un Particulier innocent, un Négociant honnête, un Officier public irrépréhensible, ne sont pourtant pas à l’abri de la calomnie. Pour que leur apologie réussisse, il faut que qu’elle soit publiée sur le champ. L’histoire de la veille peut aller jusqu’au lendemain ; mais si on laisse passer quelques jours, une semaine, un mois, la curiosité se refroidit, les idées se perdent, l’intérêt se glace. On n’offre plus qu’un tableau indifférent à des yeux distraits par des images plus fraîches217.’

Selon François de Neufchâteau, grâce à ses qualités principales, le Journal de Paris peut bénéficier d’une diffusion tous azimuts. La place qu’il a conquise dans le monde de la presse lui impose pourtant une précaution fondamentale : un journal quotidien qui aspire à être “‘ la nouvelle du jour ’”,‘ ’ne peut être ni une‘ ’“‘ chronique licencieuse ’”,‘ ’ni‘ ’“‘ le dépôt des ridicules courants et le répertoire des scandales à la mode ’”‘ . ’L’auteur est conscient que si, pour l’instant, sa diffusion quotidienne est limitée à la capitale, c’est par l’intérêt de son contenu qu’il peut entrer dans les foyers de la province et de l’étranger218,‘ ’et qu’il peut finalement traverser le temps dans les bibliothèques des collectionneurs. Comme tous ses contemporains, François de Neufchâteau est attaché à l’idée du journal comme archive renfermant tous les aspects de la vie de son époque : “‘ votre Journal doit rassembler, tous les jours, les réflexions et les détails les plus propres à tracer l’histoire des mœurs, des usages, des vertus, des sciences, des lettres et des arts, de l’industrie, de la population, de l’humanité de la première ville de France ’”219.‘ ’Il ne suffit donc pas que le journal répande ses nouvelles jour par jour aux contemporains, au fur et à mesure qu’il s’écrit, il s’efforce de s’inscrire dans l’histoire. En transmettant le tumulte de la vie parisienne, avec ses usages et ses mœurs, à la postérité, le journal quotidien acquiert un sens historique :

‘Il dépend de vous, Messieurs, d’y jeter assez de variété et d’intérêt pour que les Curieux se faissent un plaisir de les recueillir et de les placer dans leurs Bibliothèques. On peut même juger d’avance du prix que la meilleure partie de cette Collection peut acquérir aux yeux de la postérité, par le cas que nous ferions aujourd’hui d’un pareil Journal s’il eût existé à Rome ou dans la Grèce et qu’il en fut venu des fragments jusqu’à nous220.’

Dans l’imagination du lecteur, le Journal de Paris remplit sa tâche quotidienne, aussi bien que sa tâche historique : il sert de vestige archéologique aux générations futures. Il est à la fois drôle et fascinant de voir les lecteurs de la fin de l’Ancien Régime, avides de nouvelles toujours plus fraîches, toujours plus proches de leur source, s’occuper avec passion du regard que poserait un jour une génération éloignée dans la temps, sur leurs modes de vie inscrits dans leurs faits du jour. Selon la vision offerte par le Journal même, à travers une lettre d’un de ses lecteurs, le travail du quotidien de Paris se déroule entre la récolte infatigable de l’éphémère et l’inscription dans l’histoire de l’image d’une nouvelle Athènes.

Si le Journal de Paris foisonne de lettres où ses lecteurs réfléchissent volontiers sur le fonctionnement et le mérite de la feuille quotidienne, il n’y en a pas de la longueur, ni de l’importance de celle de François de Neufchâteau‘ . ’Conçue comme un manifeste même du Journal, elle met en lumière le rapport privilégié entre le périodique quotidien et ses lecteurs.

Mais qui sont les lecteurs du Journal de Paris ?‘ ’Peut-on saisir dans les pages du quotidien, à travers le riche courrier, des visages de lecteurs ?

Notes
206.

Le Journal mentionne une seule date pour les deux lettres, le 15 février 1778, ce qui signifie que le correspondant leur a envoyé une seule lettre, que les journalistes ont dû diviser en deux parties, pour des raisons d’espace. Les deux morceaux sont publiés d’ailleurs dans deux numéros consécutifs du quotiden.

207.

Journal de Paris, 23 février 1778, “Lettre de M François de Neuf-Château, aux Auteurs du Journal de Paris”.

208.

Ibidem.

209.

Ibidem

210.

Ibidem.

211.

Les retards de ce long intervalle détruisent souvent tout l’intérêt de leurs annonces.”, Ibidem.

212.

Ibidem.

213.

En nous assujettisant à donner le cours des Modes, nous ne prétendons point par là mériter de la Patrie; un tel détail cependant ne se borne point à l’utilité du moment puisqu’il est des occasions où l’Histoire elle-même peut en tirer avantage. Louis XIV monte sur le Trône ; c’est Henri IV que l’on croit voir renaître ; l’imagination s’exalte ; et pour mieux représenter le règne à jamais mémorable, on cours aux bals avec la fraise, les manches bouffantes, le chapeau couvert de plumes, les souliers noués ; le vulgaire ne voit dans cet ajustement qu’un effet d’un caprice et de la frivolité ; le Philosophe au contraire y voit un objet frappant de comparaison entre l’amour des Français pour l’Ayeul et le Petit-Fils.’, Dictionnaire des Journaux, notice n°682, “Journal de Paris”.

214.

Journal de Paris, 23 février 1778, “Lettre de M François de Neuf-Château, aux Auteurs du Journal de Paris”

215.

Ibidem.

216.

Ibidem.

217.

Ibidem.

218.

(…) il est de nature à intéresser non seulement les habitants de toutes les provinces du Royaume, qui ont avec la capitale tant de relations de plaisir, de goût, d’intérêt, de nécessité ; mais encore les Etrangers de toutes les nations de l’Europe, que le siècle de Louis XIV a accoutumés à regarder Paris comme le centre de la politesse et du bon goût, qui sont avides de savoir dans le plus grand détail tout ce qui se passe dans cette nouvelle Athènes, et qui se piquent d’être initiés à notre langue, ainsi qu’à nos usages”. Ibidem.

219.

Ibidem.

220.

Ibidem, 24 février 1777, “Seconde lettre de M François de Neuf-Château, aux Auteurs du Journal de Paris”.