Conscience de soi du “Journal”

Le Journal ne se contente pas d’être le fidèle miroir du monde, il est également son propre miroir. Engagé à la fois dans un processus de représentation et d’auto-représentation, il devient attentif à ses propres mécanismes, il contemple et manipule à son gré ses propres rouages, dont il s’efforce expliquer et améliorer le fonctionnement, et qui plus est, avide de sa propre image, il ne se lasse pas de se nourrir et de s’auto-définir par le biais des contributions de ses propres lecteurs. Autrement dit, le Journal de Paris est un exemple de périodique qui possède une parfaite habileté à construire et à gérer une représentation de soi-même. Les deux moyens dont il se sert à ce propos sont le discours rédactionnel, particulièrement fourni et consciemment manié, et le courrier des lecteurs, qui anime le Journal, et lance l’idée d’une presse qui se construit sous les yeux, ou mieux, sous la plume de ses propres lecteurs. En d’autres mots, le quotidien de Paris représente le fleuron d’une nouvelle presse expérimentale, auto-critique et auto-ironique, ouverte à toutes les tentatives, qui n’hésite pas à s’interroger sur elle-même.

Il est ainsi intéressant de remarquer le jeu d’alternances entre le “nous” des rédacteurs, qui sont à la fois metteurs et scène et acteurs, et le “je” du lecteur, flottant entre la soumission aux règles formelles et de contenu imposées par le Journal et le désir d’expression libre. Voyons d’abord quelles sont les fonctions de la voix rédactionnelle et quel est le rôle que celle-ci joue dans la construction d’une certaine image du Journal.

Les rédacteurs interviennent essentiellement en trois situations. Leur premier rôle est de tenir les abonnés informés du fonctionnement du quotidien : annoncer l’amélioration des services (que ce soit la qualité du papier employé359 ou la rapidité de diffusion de la feuille360), offrir aux abonnés des informations techniques, telles le renouvellement de l’abonnement à la fin de l’année361, faire part des dernières transformations et acquisitions du Journal (telles l’introduction des prospectus dans les suppléments, avec les prix de publication362, l’achat du privilège des Annonces des Deuils de la Cour ou du Nécrologe 363 ou la publication sur une feuille séparée de la rubrique “Spectacles”364), signaler des modifications dans le prix des abonnements365, des retards366 ou encore le changement de domicile du Bureau du Journal. 367 Autrement dit, ils se comportent en marchands habiles qui, d’une part, négocient et cherchent la bonne affaire , d’autre part, achalandent l’entreprise, en séduisant et en rassurant les abonnés.

Le Journal de Paris, tel qu’il se définit à travers la voix rédactionnelle, est une “entreprise” sans précédent, fondée sur un “engagement” fort avec les lecteurs, contenu déjà en grande partie dans le Prospectus, et qui, pour être maintenue, suppose une série de “sacrifices”368 de la part des propriétaires-rédacteurs. La mention rituelle de l’“engagement” et du “sacrifice” de la part des rédacteurs relève non seulement d’une stratégie de séduction des lecteurs, mais aussi d’une inquiétude purement éditoriale, nourrie par la pression constante d’un public avide de diversité et de nouveauté, dont la satisfaction régit le nombre d’abonnements et, par conséquent, l’existence du Journal. Nous avons vu, dans un des chapitres précédents, à quel point la survie du Journal dépend des lois du marché et des jeux de pouvoir et d’influence où il se trouve entraîné ; d’autre part, le public omniprésent et impatient de la fin de l’Ancien Régime, engoué de diversité illimitée, de rapidité vertigineuse et de collaboration active, représente le deuxième pouvoir qui dicte les choix des rédacteurs.

Deuxièmement, les rédacteurs s’engagent à répondre aux abonnés à tout propos : les lettres des lecteurs publiées par le Journal sont souvent suivies par une “Note des Rédacteurs”, contenant des réponses plus ou moins détaillées aux questions avancées. L’instance collective de la rédaction se penche sur tout propos, s’intéresse à tout, et incarne manifestement le désir du savoir encyclopédique. Les lecteurs adressent à la rédaction du Journal, tout comme à un oracle, une multitude de questions, les unes ayant un évident caractère pratique, d’autres étant le pur fruit de la curiosité : quel est le procédé le plus efficace pour dessécher les plâtres ?369 quels sont les moyens pour combattre les rats ?370 comment économiser une partie de l’avoine consommée par les chevaux tous les jours ?371 qu’est ce qui explique l’explosion imprévue de verres à peine lavés ?372de combien le sol de l’Eglise de Notre-Dame est au-dessus de la surface de la rivière ?373 quelle est l’origine du proverbe “‘ bâtir des châteaux en Espagne ? ’”374 Un Curé “‘ un peu Médecin ’” intéressé à un mystérieux remède appelé “Laudanum du Capucin du Louvre”, exhorte l’instance rédactionnelle omnisciente de l’éclairer à ce sujet :‘ ’“‘ Vous, Messieurs, qui en savez plus que moi, faites-moi le plaisir de me dire, par votre Journal, pour que d’autres en profitent, en quoi consiste ce remède, et quand il faut que je me permette de l’employer. (…) fixez mes idées à ce sujet ’”375.

Cette dernière formule, adoptée par plusieurs correspondants du Journal, indique un trait spécifiquement qualitatif de l’instance rédactionnelle ; celle-ci ne représente pas uniquement le savoir encyclopédique, énorme et varié, mais aussi le savoir solide, fiable, capable de fixer les idées fragiles, inconsistantes et volatiles, de leur donner de la substance. Si les rédacteurs sont appelés à “fixer” les idées de leurs lecteurs, c’est parce qu’ils incarnent la force du raisonnement, étayée par celle de la transmission du savoir, de l’enseignement.‘ ’En plus, faire fixer ses propres idées dans les pages du Journal signifie implicitement faire circuler un enseignement, une information utile, comme le suggère le curé-médecin.

La mention des sources des rédacteurs dans leurs réponses n’est pas de rigueur, toutefois, elles sont citées de temps en temps, comme, par exemple, dans un article de 1787 de la rubrique “Belles-Lettres”.

‘Dans le journal du 3 de ce mois, on a demandé des éclaircissements sur la signification de quelques mots de la basse latinité. Les réponses suivantes nous ont été communiquées par un homme de Lettres célèbre, qui joint au goût et aux talents, des connaissances très approfondies sur l’histoire376.’

Au fil des réponses fournies aux lecteurs, l’instance rédactionnelle affiche non seulement son savoir encyclopédique et son penchant pratique, mais aussi sa grande habileté d’engager promptement des collaborateurs spécialisés qui savent répondre proprement aux questions proposées ou de renvoyer les lecteurs à la source principale de leur information. Tel est le cas extraordinaire du cocon double de ver de soie, pour l’explication duquel les rédacteurs soutiennent en avoir appelé à un certain M Villard, “‘ recommandable par ses connaissances sur la préparation des soies et surtout par l’invention d’un nouveau tour à filer aussi simple qu’ingénieux ’”377.‘ ’Pour les détails concernant les affaires judiciaires citées dans la rubrique “Tribunaux”, ils renvoient les lecteurs à la‘ ’“‘ Gazette des tribunaux, dont M Mars, ancien avocat aux Conseils, est le Rédacteur ’”378.

Si dans la plupart de leurs notes, les rédacteurs semblent préférer de passer sous silence leurs sources, soit pour protéger l’anonymat de leurs correspondants, soit pour ne pas‘ ’appesantir leurs interventions concises, ils révèlent de temps en temps où ils puisent leurs informations : un extrait d’une lettre lue dans une Société de province379, ’des discours de membres du Lycée mis à disposition du Journal par eux-mêmes380, ’un “ouvrage périodique” dont on se garde soigneusement de citer le nom381 ’ou encore une institution, telle l’Observatoire Royal, pour les informations météorologiques382. ’Tout en omettant de nommer leurs sources, les rédacteurs ne cessent de rassurer leurs lecteurs sur la vérité ou la certitude des informations publiées (“‘ On nous a adressé les deux Notes suivantes en nous garantissant la vérité des faits qui y sont contenus ’”383), ’ou sur la fiabilité de la personne-source‘   ’(“‘ L’Auteur de cette lettre nous est connu, et le fait peut être regardé comme certain ’”384).

Certes, le jugement des rédacteurs au sujet de la certitude des informations fournies au Journal n’est pas toujours infaillible, et il peut leur arriver d’être victimes de leur zèle de confiance dans leurs correspondants. Lorsqu’ils présentent aux lecteurs, lettres-témoignage à la main, l’histoire des deux filles d’un artisan, les rédacteurs assurent détenir les détails et les lettres‘ ’“‘ d’une personne connue et ’ ‘ digne de foi ’”385.‘ ’C’est grâce à un lecteur vigilant que les rédacteurs apprennent d’avoir été trompés, puisque les lettres prétendues des deux sœurs étaient copiées exactement d’un roman de Madame Riccoboni. Ceci est loin d’être l’unique exemple de confusion entre réel et fiction du Journal, l’anonymat et le jeu des masques qui échangent, sous des pseudonymes fantaisistes, des lettres réelles ou fictives, permettant l’effacement des frontières entre les deux sphères. Et pourtant, les rédacteurs d’un ouvrage périodique d’information ne peuvent pas tomber impunément dans la fiction, une fois qu’ils affirment haut et fort, tous les jours, leur recherche de la vérité et de la précision de l’information. Telle est l’opinion du lecteur qui les a désabusés : il faut admettre son erreur –et, on sous-entend- afin de ne pas perdre sa crédibilité envers le lectorat :‘ ’“‘ Vos Lecteurs vous ont trouvés jusqu’à présent assez honnêtes pour ne pas faire difficulté de convenir de vos propres erreurs ’”386.

Les rédacteurs ont bien compris que, pour garder intact leur rôle de guides du Journal et gagner la confiance de leurs abonnés, il faut ne pas hésiter à admettre leurs erreurs, voire la marge d’erreur à laquelle est soumise un journal quotidien, aux prises avec le temps.‘ ’C’est dans une note de 1780, qu’ils synthétisent leur conscience d’être sujets à l’erreur et aux tromperies contenues dans les lettres envoyées au Bureau, conscience contrebalancée par un esprit de vigilance imbattable et une sélection pointilleuse des lettres destinées à la publication:

‘Les précautions que nous prenons tous les jours, pour nous garantir et des pièges qui nous sont tendues dans la vue de nous compromettre, et des fausses anecdotes qui pourraient induire le Public en erreur, nous rendent fort difficiles sur l’insertion des Lettres qui nous sont adressées ; aussi nous arrive-t-il rarement d’avoir à nous rétracter ; si l’on veut réfléchir sur la nature de notre travail et la rapidité de nos opérations, on s’étonnera peut-être de la tranquillité dont nous jouissons à cet égard ; mais il est des circonstances contre lesquelles la prudence et les raisonnements doivent échouer387.’

Si l’admission des erreurs et des inexactitudes représente un moyen sûr d’entretenir la confiance des abonnés, elle relève aussi de la conscience de soi du quotidien, qui est amené à poser un regard de censeur sur soi-même. Qui plus est, les rédacteurs savent que la chasse aux erreurs doit être faite avec la même rapidité avec laquelle ils publient les informations, et cette promptitude ne fait que rappeler au lectorat la qualité des services du quotidien. Lorsqu’ils publient le premier tirage de la Loterie royale, les rédacteurs ne manquent pas d’avertir que la présence d’éventuelles erreurs doit être attribuée à “‘ la promptitude avec lequel ce travail a été fait ’”‘ et au ’“‘ zèle et [à] l’empressement qu’[ils] mettent à satisfaire les Souscripteurs ’”‘ ’et que, de toute façon, elles seraient vite rectifiées. L’erreur ainsi circonscrite devient non seulement justifiable, mais elle reflète encore mieux les difficultés du travail de journalistes de tous les jours. Il peut arriver que les rédacteurs relèvent une erreur qui n’en est pas une et dans ce cas, ils s’empressent à réhabiliter leur source :‘ ’“‘ Nous nous sommes mépris nous-mêmes en relevant une erreur de l’Encyclopédie, il n’est point vrai que l’Auteur de l’Article Bucaros, inséré dans ce Dictionnaire, ait pris cette terre pour une plante ’”388.

En 1789, les rédacteurs avertissent de la présence possible d’inexactitudes dans les comptes rendus des discours des Etats-généraux de la veille et précisent humblement que les citations publiées ne sont que “‘ des esquisses très faibles et sans doute très incorrectes ’”389 ’de ces discours, et qu’ils acceptent volontiers des corrections. En effet, afin d’expier leur faute d’inexactitude, ils reviennent avec une “Errata”, qui signale les erreurs signalées, par page et par colonne390. ’Soucieux de satisfaire pleinement leur clientèle, les journalistes de Paris ont également recours à l’“Errata” pour signaler les coquilles, à l’endroit desquelles ils se montrent très rigoureux dès le début de leur entreprise391. ’La mise au jour des erreurs du Journal et de leur prompte correction relève d’une stratégie éditoriale de fidélisation du public, la construction d’un climat de confiance et de complicité. Engagé auprès de son lectorat d’offrir une information rapide, la saisie des erreurs est aussi une façon de se voir accorder le droit de se tromper, sans rien perdre de sa crédibilité.

Le Journal de Paris se plaît à voir son image reflétée dans ses propres pages. Les rédacteurs se vantent d’offrir aux lecteurs toutes les facettes de la feuille quotidienne, y compris celles qui lui sont peu favorables. Les exemples de critique badine ou d’ironie mordante semblent leur être tout aussi familiers que les images flatteuses et les compliments des lecteurs. L’auteur dramatique Antoine-Pierre-Augustin de Piis fait publier une Critique du Journal de Paris ’en vers‘ , ’sur‘ l’Air De tous les Capucins du monde, ’qui imagine avec humour un concert de différentes voix critiques du Journal : les voleurs s’en prennent à la rubrique “Police”, une vieille marquise grogne contre l’heure du lever du soleil, destinée à un public petit bourgeois, le Sourd n’entend rien à la rubrique “Spectacles”, le Cocher s’emporte contre le prix du foin, etc. A la différence des autres critiques, dont le rancœur a pour objet un morceau précis du Journal, le “Rimailleur”, qui voit ses pièces jugées dans la feuille de Paris, a le pouvoir, par ses rimes, de la‘ ’“‘ mettre en pièces ’” tout entière :

‘Du Journal, par antipathie,
Chacun critique une partie.
En est-ce ainsi du Rimailleur,
Dont on y condamne les pièces ?
Non, son Apollon férailleur
Mettra toute sa Feuille en pièces392.’

Au ton badin, mais posé de Piis s’oppose celui apparemment louangeur, mais en réalité moqueur de Willemain d’Abancourt, dont les vers rappellent plutôt le sarcasme des rimes clandestines sur le Journal :

‘Votre Journal est charmant,
Jamais lecteur ne s’en lasse ;
Que de sel et d’enjouement !
Vous plaisantez avec grâce ;
Vous raisonnez sainement !
Moline est moins sûr de plaire,
Fardeau n’est pas plus galant.
Vous charmez l’Europe entière ;
Bayle, Pascale et Molière
Près de vous sont des pédants,
Fatiguez votre monture,
Ne prenez aucun repos ;
Vous parviendrez, je vous jure,
A consoler vos rivaux ;
Mais pour prix de vos travaux,
Craignez la triste aventure
Dont Midas fut le héros.393

Si ce n’était pour les derniers vers, résonnant presque comme un mauvais présage à propos du succès du Journal, on dirait que l’Auteur de ce poème est un ardent admirateur du quotidien. Les rédacteurs ne sont pas les dupes des fausses louanges de d’Abancourt, mais ils décident toutefois de les publier, accompagnées d’une note révélant leur conscience d’être moqués : “‘ En publiant ce billet que l’on vient de lire, nous ne sommes point dissimulés qu’il allait jeter sur notre travail et sur nous un ridicule dont nous aurons sans doute peine à nous relever ’”. Si les rédacteurs courent le risque de tomber dans le ridicule, c’est parce qu’ils ont trouvé implicitement le moyen de rejeter ce même ridicule sur leur Auteur. Ils notent avec mépris la médiocrité des vers et leur étroite parenté avec la comédie Le Jugement de Midas. ’C’est donc à l’abri de ce retournement avantageux pour eux-mêmes que les journalistes affrontent une image peu convenable de la feuille qu’ils dirigent.

Quant aux images flatteuses du Journal, le courrier des lecteurs en offre en abondance et les rédacteurs ne perdent aucune occasion pour les rendre publiques. Cette accumulation systématique de mini-définitions et de descriptions avantageuses de la feuille, fournies par ses propres correspondants, constitue un véritable appareil de séduction (“publicitaire” avant la lettre) du lectorat. Encore est-il vrai que les rédacteurs peuvent afficher une certaine pudeur‘ ’quant aux flatteries de leurs lecteurs, comme il arrive avec une lettre de 1781, qui souligne dans des termes louangeurs de quelle manière‘ ’“‘ la forme de vos rédactions ajoute réellement aux premiers bienfaits ’”394.‘ ’Les rédacteurs se sentent obligés d’intervenir par une note, afin d’expliquer de quelle façon l’ utilité publique a pris le pas sur l’embarras premier dans la décision de publier cette lettre non censurée:

‘Cette Lettre nous traite si favorablement, que nous avons balancé si nous l’insérerions dans son entier ; mais réfléchissant sur son objet, et surtout, sur ce que notre Journal appartient réellement au Public, pour y insérer tout ce qui peut tourner à son avantage, nous n’avons pas cru pouvoir nous permettre aucun retranchement395.’

Ce qui nous semble significatif dans ces deux derniers exemples, c’est l’intervention habile des rédacteurs dans des situations qui, apparemment, peuvent se révéler nuisibles pour leur image, et qui tournent finalement à leur avantage, grâce à des tours de passe-passe journalistiques. Que ce soit le rejet du ridicule sur l’attaquant, ou l’invocation emphatique de leur devoir de ne rien censurer de ce qui peut être utile au public, les rédacteurs se révèlent en vrais manipulateurs de l’image de leur feuille. Les nombreux morceaux écrits, envoyés par leurs correspondants sont comme des tessons qui, sous la manipulation habile de l’instance rédactionnelle, composent le miroir contenant l’image du quotidien.

Aux fonctions des rédacteurs déjà citées, s’ajoute une troisième, la plus manifeste, celle d’intermédiaires entre le Journal et les lecteurs ou entre les différents correspondants du Journal. Les rédacteurs incarnent la voix de l’autorité, ils sont juges et arbitres à la fois, constamment sollicités par leurs lecteurs pour débrouiller leur affaires privées ou pour se prononcer “avec impartialité” au sujet de querelles, malentendus, contradictions. Un lecteur en appelle aux journalistes pour une querelle de famille : “‘ il vient de s’élever dans notre famille une querelle, dont nous vous prions d’être les juges ’”396, un autre les prie de trancher au sujet d’une “‘ difficulté ’ ‘ grammaticale ’”‘ ’élevée dans une Société397.‘ ’Un amateur de belles-lettres rappelle dans une lettre, que le rôle d’autorité en matière de littérature des journalistes de Paris va de pair avec une grande responsabilité envers les lecteurs qui suivent leurs jugements, du moment que ces derniers déterminent l’acquisition d’ouvrages et influencent leurs opinions :

‘J’ai vu confirmer si souvent ces jugements [en littérature] par le Public éclairé, qu’enfin je me suis décidé à n’acquérir ou rejeter les ouvrages nouveaux qu’après votre avis ; et jusqu’à présent j’ai été rarement dans le cas de m’en repentir. Mais songez que cette qualité si rare dans vos feuilles périodiques, doit être pour vous un engagement d’autant plus sacré que vos fautes dans ce genre peuvent faire grand tort à ceux qui, comme moi, suivent cette partie de votre travail avec l’attention qu’elle mérite (…)398.’

L’une des images les plus fréquentes de la feuille de Paris est celle du‘ Journal ’comme “champ de bataille”399 ’où se manifestent des querelles de toute espèce, les journalistes étant les arbitres qui en décident les règles, la place et l’étendue, ainsi que le moment où elles doivent cesser.

Les journalistes de Paris agissent également à titre de guides du quotidien, leurs avis offrant des indices ou traçant des directions de lecture des lettres publiées. Comme nous allons avoir l’occasion de le découvrir par la suite, les rédacteurs fournissent, au fil des numéros, un mode d’emploi du Journal et en construisent l’image. A première vue, le Journal de Paris donne l’impression d’un recueil composite de lettres de lecteurs, publiées spontanément à leur arrivée au Bureau du Journal. Les notes et les avis des rédacteurs nous détrompent, au fur et à mesure qu’ils énoncent les critères de sélection des lettres, la raison des refus et la gestion du courrier en général, et qu’ils laissent entendre la manipulation adroite de ce dernier, dans le but de tisser une certaine idée du Journal. ’Cette image idéale du quotidien est également construite par ses propres lecteurs, qui participent à sa rédaction, y expriment leurs opinions et leurs réflexions et offrent leurs propres représentations de la feuille.

Tout d’abord, l’image du Journal de Paris est étroitement liée, nous l’avons vu, à un moment précis de la journée, le matin, et au rituel du petit déjeuner, avec ses gestes et ses objets familiers.‘ ’“‘ Point de déjeuner agréable sans votre Journal ’”400, ’exclame une lectrice éprise de la lecture matinale de la feuille, en compagnie de ses amis. C’est la charmante lettre de l’Anglaise Sara Goudar qui peint en couleurs vives le rituel du petit déjeuner, dont le Journal devient une pièce indispensable:

‘Messieurs,

Comme vous parlez de tout, que vous annoncez tout et que vous imprimez tout, je vous prie de faire imprimer cette lettre. Il n’est pas question dans celle-ci de la Littérature. Tant mieux. Les journalistes doivent varier les sujets, sans quoi ils passeraient pour des pédants. Il faut donc que je vous dise le comment, le pour qui et le pour quoi je vous écris.
Il faut que je prenne la chose de loin pour arriver plutôt à la fin. Je suis logée sur le jardin du Palais Royal ; c’est moi qui donnait ces beaux concerts qui divertissaient tout Paris.
Vous saurez aussi que je suis anglaise, et que je déjeune chaque jour à la manière de mon pays ; ainsi mon maître Jacques, ou ma fille de chambre, m’apporte tous les matins, sur une table placée à côté d’un de mes balcons, une bouilloire, une théière, une tasse à thé, un sucrier, un pain d’un sol, six liards de beurre, et le Journal de Paris que je lis régulièrement pour savoir comment va le monde lettré.Il faut encore que je vous dise que j’ai un gros chat blanc, qu’à cause de cela j’appelle mouton. L’Animal est doux et caressant ; il n’a qu’un défaut : c’est qu’il voleur comme Cartouche. Ce n’est pas tout, il faut encore que vous sachiez que j’ai les idées extrêmement réfléchies sur les objets présents. Il y a quelques jours qu’en attendant que mon thé se refroidît, réfléchissant sur les vicissitudes des choses humaines, qui s’étendent jusque sur les jardins, les allées, les simples plantes, les arbres ; cette idée me frappa si fort, que par un mouvement convulsif dont je ne pus arrêter l’action, je donnai un si grand coup de poing sur ma table à thé, que je renverserai la bouilloire ; sa chute entraîna celle de la théière, qui à son tour culbuta ma tasse qui était remplie de thé bouillant ; alors je voulus sauver mon beurre ; mais je m’y pris si maladroitement, que je le laissai tomber sur votre Journal, dont le papier fut imbibé.
A cette submersion générale de mon déjeuner, mon chat, qui en était sentinelle, et qui est d’une légèreté étonnante, leste, sauta sur la table ; vous prenant pour du beurre frais, vous prit entre ses dents et s’enfuit sous mon lit pour vous dévorer. Je courus après mais je ne pus lui faire lâcher prise, qu’après qu’il vous eut à moitié mangé.
Voici donc à présent pourquoi j’ai recours à vous ; car vous savez que les dames jouissent du privilège de ne s’expliquer dans leurs lettres que dans les deux dernières lignes. Je vous prie de m’envoyer cette feuille qui me manque pour compléter mon année. Cette catastrophe lui est arrivée, l’an de grâce 1782, le 22 février, à neuf heures du matin.
Je suis très humble servante,
Sara Goudar, Anglaise.’

Dans une note précédant la lettre de Sara Goudar, les rédacteurs se sentent obligés de préciser que celle-ci “‘ n’a qu’un très petit objet ’”‘ , ’en ajoutant que c’est la‘ ’“‘ tournure ’”‘ ’originale qui les a convaincus de la rendre publique. Pour notre part, si nous avons choisi de reproduire cette lettre dans son intégralité, ce n’est pas uniquement pour son style pittoresque, mais surtout pour y avoir vu un tableau de l’insertion matérielle du Journal de Paris dans le quotidien des Parisiens aisés. Dans la lettre de la lectrice Anglaise, si facilement assimilable à une scène de genre, la feuille quotidienne est placée dans le coin de nature morte, parmi les objets indispensables à la préparation du thé (la bouilloire, la théière, le sucrier, la tasse), à côté du pain et du beurre. Sous l’action inattendue des réflexions de la dame, et des griffes de son chat gourmand, la nature morte s’anime, thé, beurre et Journal étant entraînés dans une “catastrophe” domestique. Au cœur de celle-ci, le quotidien est présenté dans toute sa fragilité matérielle, imbu de beurre, léché, déchiré, et dévoré par une bête poilue.

Toutefois, l’objet de la lettre de la dame, mentionné juste dans les dernières lignes, le révèle en revanche capable de régénération et objet du désir de ses lecteurs fidèles, qui non seulement ne peuvent plus s’en passer de l’information journalière, mais qui veulent aussi en garder la trace en en collectionnant soigneusement tous les morceaux. La lettre de Sara Goudar, où le‘ Journal ’prend place à côté du thé et devient un objet‘ ’indispensable du rituel matinal, rappelle celle du lecteur signant “Tom Reader”, où le quotidien l’emporte même sur le thé:‘ ’“‘ J’ai été l’un des premiers à applaudir à votre Journal : je le lis tous les jours avec la plus scrupuleuse exactitude, et je me passerais plutôt du thé que de votre feuille ’”401.

La lettre de Sara Goudar représente un exemple de petite fenêtre que le Journal ouvre sur soi-même et le courrier des lecteurs du quotidien en fournit un nombre impressionnant. Si, dans le cas de la lettre de la dame anglaise, les rédacteurs éprouvent presque le besoin de justifier son “‘ petit objet ’”, en réalité, les digressions des lecteurs sur le Journal sont bien accueillies, puisqu’elles contribuent à son travail d’autoréflexion.

L’un des mérites du Journal de Paris énoncés par ses lecteurs est d’être le premier à fournir les informations les plus incitantes, le héraut de la nouveauté par excellence, qui ne saurait être saisie que par un instrument faisant preuve d’une grande rapidité. Un lecteur enthousiaste de cette prouesse observe :‘ ’“‘ Votre Journal est, je crois, le premier où il ait été fait mention du Magnétisme animal ’”402, ’tandis qu’un autre félicite les rédacteurs d’avoir été‘ ’“‘ les premiers ’” à annoncer le résultat d’une expérience mécanique faite huit jours auparavant, dans l’enceinte de la Rapée403. ’Le quotidien a également la primauté sur l’annonce des décès dignes de la mémoire publique, grâce à sa rubrique “Nécrologie”, ce qui lui assigne le titre assez prétentieux de “‘ premier monument où se déposent les regrets publics ’”.404

Les lecteurs qui envoient leurs lettres au Bureau du Journal dans l’espoir de les voir publiées, ne manquent pas d’y glisser des définitions flatteuses de la feuille journalière, qui sont reprises et remaniées au cours des ans, jusqu’à ce qu’elles deviennent une espèce de langage commun de ses correspondants. Le quotidien est défini en rapport avec sa vocation de journal littéraire dans le sens large, accueillant une grande diversité de sujets, en relation avec la variété du public qu’il vise. Un lecteur le désigne comme “‘ le plus agréable et le plus varié de tous les Journaux de littérature ’”405, un autre lui assigne le titre d’“‘ Archives de la littérature ’”406,‘ ’un autre encore souligne la‘ ’“‘ justesse des jugements en littérature ’”407 ’des‘ ’rédacteurs. La sympathie pour le quotidien peut créer un sens d’appartenance ; aussi des lectrices fidèles l’appellent-elles‘ ’“‘ le Café des Dames ’”408.‘ ’Quant au provincial avide des dernières nouvelles de la capitale, il y voit “‘ une fenêtre ouverte chaque jour sur Paris ’”409 ’et lui assigne le titre de “‘ Journal de Province ’”410.

Le Journal de Paris est le journal de tout le monde, il recouvre tous les intérêts et toutes les classes, sa multiplicité de voix et son grand éventail de sujets et de tons fait que tous ses lecteurs s’y reconnaissent‘ . ’“‘ Vos feuilles sont lues avec le même intérêt par les savants et les gens du monde ’”, prononce un lecteur ; selon un autre, le Journal est‘ ’“‘ à la fois celui du Citoyen, de l’Artiste et du littérateur ’”411 ;‘ ’quelqu’un se réjouit, en revanche, de l’opportunité que lui offre le quotidien de “‘ correspondre avec les Gens instruits ’”412.‘ ’On loue la vocation universelle de la feuille quotidienne : “‘ l’accès que vous avez donné à une foule d’objets utiles, la confiance qu’ont pris en vous les inventeurs en tout genre, depuis la Physique la plus relevée, jusqu’à la Marchande de modes. Chez vous, tout le monde se fait entendre, et il n’y a que les Docteurs qui s’en trouvent mal, par ce que vous permettez qu’on se moque d’eux ’”413.‘ ’Quant à la multiplicité des sujets, celle-ci touche, toujours selon les dires des lecteurs, à l’exhaustivité :‘ ’“‘ Votre Journal parle de tout et souvent en parle bien : depuis les Sciences les plus sublimes jusqu’aux Arts les plus frivoles, tout y a son article ’”414.‘ ’N’est-ce pas au nom de cette même exhaustivité affirmée par le Journal que Sara Goudar, comme tant d’autres lecteurs, invoquait le droit à la publication de sa lettre, malgré son‘ ’“‘ petit objet ’”‘   ’: “‘ Comme vous parlez de tout, que vous annoncez tout et que vous imprimez tout, je vous prie de faire imprimer cette lettre ? ’”415

Tous ces exemples nous emmènent à penser que le succès du Journal de Paris consiste dans une grande force de connexion des différences, sans leur abolition. Le quotidien incarne un nouveau type de périodique qui, tout en conservant le titre de “Journal littéraire” répond à une ample palette d’exigences et d’intérêts. Autrement dit, le Journal est devenu un vaste‘ ’champ où chacun peut jeter son grain et chacun peut en récolter un morceau. Le haut et le bas de la société, le savant et le mondain, le sérieux et le frivole se côtoient, cohabitent paisiblement, sans chercher à s’annuler. Le Journal de Paris semble envisager un modèle social et cognitif qui ne raye pas les différences, mais qui exalte la possibilité de les faire vivre ensemble harmonieusement.

Il existe un espace du Journal où les différences de toute espèce semblent se confondre et qui, au fil du temps, gagne l’approbation unanime du lectorat, à savoir la rubrique “Bienfaisance”. Celle-ci offre de quoi se repaître aux “‘ cœurs sensibles ’”416, ’aux‘ ’“‘ âmes honnêtes ’”417, ’et aux‘ ’“‘ cœurs nobles et généreux ’”418, ’qui ne s’identifient ni avec une classe, ni avec une catégorie professionnelle, ni avec tel ou tel degré d’instruction. Si nous aurons l’occasion d’en parler plus en détail dans un autre chapitre, il était important de les situer à l’intérieur du public visé par le Journal, ce même public qui contribue à construire l’image du périodique.

Le courrier des lecteurs abonde également en définitions du quotidien quant à sa fonction. Plusieurs lecteurs concordent sur le fait que le Journal respecte le précepte horatien‘ ’“‘ miscuit utile dulci ’”‘ , ’devenu presque son‘ ’“‘ épigraphe ’”419 ’ou sa‘ ’“‘ devise ’”420, ’comme le soulignent deux correspondants. Un lecteur observe qu’“‘ il rend tous les jours les services les plus importants ’”421, ’par lesquels il entend la propagation des actions exemplaires et l’instruction publique: il “‘ [transmet] à la vénération publique de bonnes actions ’”422,‘ ’il‘ ’“‘ sert l’humanité souffrante ’”423, ’il est‘ ’“‘ destiné à l’instruction publique ’”424, ’il‘ ’“‘ recueille et distribue la lumière ’”425 ’et‘ ’“‘ encourage tout ce qui intéresse l’humanité, le progrès des Arts et l’harmonie de la société ’”426.

L’instruction et l’émulation des actions de bienfaisance sont en effet les deux grands projets du Journal qui président à sa vision d’une société harmonieuse dans son inévitable diversité. C’est toujours le courrier des lecteurs qui fournit des définitions à l’inverse du quotidien ou de ce qu’il ne doit pas être. Un lecteur plein de sagesse, qui refuse de s’engager dans une polémique littéraire avec les journalistes de Paris, soutient que le Journal ’“‘ ne doit pas être une arène où des gens d’esprit ’ ‘ s’immolent avec grâce pour l’amusement des sots ’”427 ’Indigné du traitement accordé au chevalier de Morlière dans un article publié dans le Journal, un autre correspondant tonne :‘ ’“‘ Votre Journal fut institué pour être le dépôt des bons écrits et des bonnes œuvres, et non le recueil de la médisance et de la calomnie ’”428.‘ ’Ces définitions chargées de termes à connotation négative, sont comme des images renversées de soi-même, dont la fonction n’est pas de participer à une vraie autocritique, mais plutôt de mettre en lumière l’impartialité et du Journal, telle qu’elle se construit dans l’imaginaire de son lectorat.

Quant aux définitions imagées du Journal de Paris, elles appartiennent en gros à deux champs sémantiques : celui de la mémoire et de la conservation d’une part, et celui du mouvement, de l’autre. Fréquemment associé à un “dépôt”, le quotidien est défini comme endroit destiné au rassemblement et à la préservation des lettres matérielles des correspondants, mais aussi de leurs idées, opinions, valeurs, interrogations, doutes, propositions, etc. Adoptée par un grand nombre de lecteurs, la formule‘ ’“‘ dépôt précieux de la bienfaisance et de découvertes utiles à l’humanité ’”429, ’avec toutes ses variantes, devient un leitmotiv du Journal. Mais la feuille parisienne se révèle également comme‘ ’“‘ dépôt des bons écrits ’”430, ’“‘ dépôt des idées fugitives ’”431, ’“‘ dépositaire des plaintes bien ou mal fondées’ ’”432 tout aussi bien que ’“‘ dépositaire de bons principes ’”433. ’Un lecteur enthousiaste de‘ ’“‘ la superbe découverte ’” de la machine aérostatique des frères Montgolfier, si souvent citée dans le Journal, à partir de 1783, assigne à celui-ci le titre de‘ ’“‘ dépositaire de nouveaux moyens propres à en accélérer la perfection ’”434.

L’image du Journal-“dépôt” est concurrencée par celles du Journal-“registre”, ainsi que par le Journal-“archives” et le Journal-“annales”, ayant toutes en commun l’idée de sédimentation patiente et silencieuse d’un fonds collectif d’idées et de sensibilités, évoquant à la fois le mécanisme lent de la mémoire historique, et un processus minutieux de conservation organisée. Selon un lecteur, le quotidien de Paris est‘ ’“‘ un registre public dans lequel on aime à consigner, et où l’on trouve les faits les plus intéressants ’”435,‘ ’pour un autre, il est devenu‘ ’“‘ le registre des actes de bienfaisance, et dont la lecture en réveille si souvent le sentiment ’”436 ’On imagine aussi utiliser le quotidien comme‘ ’“‘ registre public, où chacun pourrait faire inscrire de justes réclamations contre ’ ‘ ce qu’il trouverait dans les Ouvrages innombrable qui s’impriment de contraire ou au bon goût, ou à la saine philosophie, ou à la vérité des faits dans quelque genre que ce fût. ’”437 ’Tour à tour, les lecteurs voient dans la feuille quotidienne des‘ ’“‘ archives de littérature ’”438, ’des‘ ’“‘ archives de la bienfaisance ’”439,‘ ’“‘ des annales de la modestie et de la reconnaissance ’”440 ’ou encore des‘ ’“‘ Annales du Patriotisme et de la Bienfaisance ’”441 ’titres flatteurs, qui deviennent des lieux communs dont se servent les correspondants désireux de gagner la bienveillance des rédacteurs.

Une autre image à caractère solennel, évoquant la conservation de la mémoire, et associée au Journal est celle de “monument”, employée pour souligner le caractère remarquable de l’entreprise. Ainsi, un amateur de belles-lettres évoque‘ ’“‘ le Monument journalier et impartial que [le Journal] élève sans relâche aux Beaux-Arts, aux Lettres et surtout à la Vertu ’”442 ’A la même sphère sémantique du Journal comme espace de conservation des témoignages de son temps, s’ajoute l’image du quotidien comme‘ ’“‘ Bureau d’adresse de tous les doute ’”443.‘ ’Si peu originale que puisse sembler cette dernière définition, fondée sur la simple association du Journal à son propre Bureau d’adresse, elle reproduit l’atmosphère chaleureuse d’un Bureau de périodique en pleine fermentation, et révèle l’idée‘ ’d’une feuille en mouvement, en train de s’écrire sous les yeux des lecteurs, à partir de leurs propres interventions.

Si, d’une part, le Journal est “dépôt”, “archive”, “registre”, espace silencieux et sobre de rassemblement et de conservation durable, son autre face est contenue par des images évoquant le mouvement, la fluidité de la communication entre ses acteurs, la diffusion active du savoir et des sensibilités collectives, la fermentation bruyante des idées. Le Journal-“dépôt” et le Journal-“chaîne” sont deux images complémentaires qui contribuent en égale mesure à définir la vocation du quotidien de Paris, ou, comme le note un lecteur,‘ ’“‘ Votre Journal, Messieurs, [est] devenu non seulement un dépôt précieux de bienfaisance et de découvertes utiles à l’humanité, mais encore la chaîne444 qui transmet très rapidement leurs rayons lumineux dans les provinces les plus éloignées ’”445.

Le savoir, tout aussi bien que la bienfaisance, courent rapidement à travers les vases tentaculaires du périodique quotidien. L’image du Journal-“canal” qui transporte et déborde de son trop-plein de bienfaits nous renvoie à la vision mythologique de la corne de l’abondance : “‘ Il doit être bien satisfaisant pour vous de voir que votre Feuille devient journellement le canal446 d’où coulent journellement tant de bienfaits, qui soulagent et honorent en même temps les différentes classes de la Société ’”447 ’Le Journal de Paris s’auto définit, dès son Prospectus, comme “correspondance” entre ses abonnés, et utilise le courrier des lecteurs comme moyen principal de faire circuler les idées, d’où l’idée d’un lecteur de nommer le quotidien, par métonymie, “‘ lettre circulaire ’”‘  : ’“‘ J’ai donc recours à votre Journal, Messieurs, comme à une lettre circulaire448 pour faire passer ce memento sous les yeux de ceux auxquels il reste des idées confuses de mon individu ’”449. Cette image souligne parfaitement l’idée de correspondance croisée, “‘ familière ’”‘ ’et‘ ’“‘ journalière ’”450, ’la seule différence avec une vraie correspondance étant la multiplication du nombre des copies et le nombre inhabituel de destinataires.

Les idées de mouvement et de correspondance à grande échelle entre les lecteurs, ainsi que la variété des sujets et du public visé par la feuille, se retrouvent dans les images du‘ Journal- ’“‘ coche ’” et du‘ Journal- ’“‘ bateau ’”. Pour un lecteur retiré à la campagne, la familiarité journalière qui le lie aux différents correspondants qui signent les articles du‘ Journal est semblable à la convivialité de courte durée, mais souvent intense, que procure un voyage en coche :

‘J’arrive à la campagne, et je trouve un gros paquet de vos postes du soir. Elles m’ont fait passer un excellent quart d’heure. Vive M Nieman et vive M Fleurant Journiac qui l’a assigné par le ministère d’un huissier à cheval. J’espère que les plaidoyers seront imprimés, et si M Fleurant gagne ce procès, je commanderai un corps pour mon fils le Chanoine, qui acquiert un ventre énorme. Vive aussi M David qui pince de la Harpe, j’achèterai son estampe, surtout si on en donne en pendant la Harpe qui pince David. Votre variété me plaît. J’imagine voyager dans un coche. Ç’a toujours été ma manière d’aller favorite, et il y a peu de coches où je n’aie trouvé quelque galant homme dont l’histoire et les raisonnements n’aient pas payé les frais de mon voyage451.’

Le Journal-“bateau”, évoqué en revanche par le correspondant artistique de la feuille, qui écrit sous le pseudonyme du marin breton Kergolé (dont nous aurons l’occasion de parler en détail dans un autre chapitre), propose aux lecteurs une image plus concrète des dimensions de l’entreprise, ainsi que des vicissitudes qu’elle est doit affronter :

‘Bon jour, mes chers patrons du Journal. Comment diable ! votre petit paquebot est bon voilier. Il fait son trajet à merveille. On disait qu’il ne tiendrait pas la mer longtemps. Moquez-vous des propos. Manoeuvrez toujours bien. En vent contraire, louvoyez ; dans la tempête, pliez les voiles, abattez les mâts, fermez les sabords. Dans le beau temps, relevez, ouvrez, déployez tout, contez l’histoire et fredonnez la chansonnette. L’apprentissage est un peu dur ; on a quelques maux de cœur, mais l’on s’y fait452.’

Rappelons finalement deux autres images du Journal, celle de la “chaire” et celle de l’“oracle”, qui associent au quotidien la parole autoritaire, prononcée d’en haut, ou qui vient de très loin et qu’on écoute sans mettre en doute. Un admirateur déclaré du Journal de Paris lui assigne la force visionnaire et la fertilité de la parole : “‘ (…) quelle sagacité ! quelle finesse de discernement ! que de sel, que d’enjouement, que de variété dans vos Oracles ! Vous semez les roses sur la terre de vos Oracles ! Vous semez les roses sur la terre la plus ingrate ’”453, ’pendant qu’un autre lecteur, poussé par un désir irrépressible de se rendre utile à ses‘ ’semblables frappés par le malheur, se propose d’utiliser le Journal comme‘ ’“‘ chaire de laquelle j’oserai [leur] annoncer des vérités utiles ’”454.

“‘ Coche ’”,‘ ’“‘ canal ’”‘ ’ou‘ ’“‘ chaire ’”, le Journal ’est l’espace de la prise de parole libre et de la convivialité, ouvert à tous les lecteurs et à tous les sujets. Le courrier de lecteurs constitue pour la feuille parisienne un vivier intarissable d’idées, de projets et de questions, mais, en dépit de l’impression de spontanéité qui semble présider à la publication des lettres, il est soumis à une sélection assez rigoureuse, qui regarde non seulement des questions de censure, mais aussi l’image du quotidien. Nous allons procéder donc, dans ce qui suit, à l’exploration des mécanismes qui régissent le fonctionnement du courrier, en partant des critères de sélection des lettres dévoilés ou suggérés par les rédacteurs, en continuant avec la rhétorique des lettres candidates à la publication dans le Journal, en passant par une typologie de ces dernières, pour finir avec l’image des lecteurs et des habitudes de lecture du‘ Journal qui s’en dégagent.

Notes
359.

Ibidem, 3 janvier 1777, “Avis”.

360.

Ibidem,18 janvier 1777, “Avis”.

361.

La distribution du Journal de Paris entraînant une foule de détails étranges aux autres Ouvrages périodiques, on prévient ceux de MM les Souscripteurs, dont l’abonnement expire le premier de janvier prochain, et qui ne l’ont point encore renouvelé; que, passé cette époque, on cessera de leur faire l’envoi de la Feuille et qu’on ne le recommencera qu’après en avoir reçu de leur part l’ordre spécial, Ibidem, 29 décembre 1777, “Avis”.

362.

Ibidem, 20 août 1786, “Note des rédacteurs”; Supplément au Journal de Paris, 13 novembre 1786.

363.

Journal de Paris, 21 mars 1782, “Avis sur la réunion au Journal de Paris, du privilège des Annonces des Deuils de la Cour, et du nécrologe des Hommes célèbres”.

364.

Ibidem, 13 décembre 1789, “Note des Rédacteurs”.

365.

Ibidem, 21 mars 1782, “Avis sur la réunion au Journal de Paris, du privilège des Annonces des Deuils de la Cour, et du nécrologe des Hommes célèbres”; Supplément au Journal de Paris, 8 novembre 1789; 23 décembre 1789, “Note des Rédacteurs”.

366.

Ibidem, 12 janvier 1777, “Avis”; Supplément au Journal de Paris, 11 avril 1777 ;19 septembre 1778, “Belles-Lettres” : “Entraînés par le cours rapide des nouveautés, pressés par le temps, il nous est impossible de rendre compte des ouvrages considérables aussi promptement que des autres productions. Telle est la cause de notre retard à parler de la Traduction des Œuvres de Sénèque par feu M la Grange”.

367.

“Le Bureau du Journal de Paris et celui des Savants sera transporté le quinze septembre prochain, rue de Grenelle Saint Honoré, à l’ancien Hôtel de Grenelle, la troisième porte cochère à gauche après la rue du Pélican, en entrant par la rue Saint Honoré, Ibidem, 19 août 1779, “Changement de domicile”.

368.

Persuadé que cette feuille serait d’un intérêt plus marqué pour la plus grande partie de ceux qui la reçoivent, si elle leur parvenait de meilleure heure, [les rédacteurs] se déterminent à faire un sacrifice qui leur occasionnera une très grande augmentation de frais (…)’ ;13 décembre 1789: ‘L’abondance des objets intéressants que les circonstances actuelles présentent, (…) nous ont déterminés à faire un sacrifice également avantageux pour les Souscripteurs de Paris que pour ceux de Province, nous avons pris le parti de retrancher de la 4e page de notre Feuille toutes les annonces des spectacles (…)”. Ibidem, 18 janvier 1783.

369.

Ibidem, 27 octobre 1785, “Physique”.

370.

Ibidem, 28 octobre 1785, “Variétés”.

371.

Ibidem, 31 janvier 1777, “Oeconomie domestique”.

372.

Ibidem, 24 janvier 1788, “Physique”.

373.

Ibidem, 19 septembre 1778, “Variété”.

374.

Ibidem, 29 octobre 1785, “Variétés”.

375.

Ibidem, 27 septembre 1785, “Médecine”.

376.

Ibidem, 27 juillet, 1787, “Belles-Lettres”.

377.

Ibidem, 13 novembre 1785, “Histoire naturelle”.

378.

Ibidem, 3 janvier 1777, “Tribunaux”.

379.

Ibidem, 7 mars 1777, “Histoire naturelle”.

380.

Ibidem, 6 février 1786, “Variétés, Note des rédacteurs”.

381.

Ibidem, 22 février 1781, “Anecdote”.

382.

Ibidem, 1er mai 1788, “Météorologie”.

383.

Ibidem, 24 octobre 1785, “Physique”.

384.

Ibidem, 18 juillet 1784, “Varieté”.

385.

Ibidem, 26 octobre 1781, “Varieté”.

386.

Ibidem, 4 novembre 1781, “Aux Auteurs du Journal”.

387.

Ibidem, 16 octobre 1780, “Variété”.

388.

Ibidem, 22 mars 1777, “Histoire naturelle”.

389.

Ibidem, 19 juillet 1789, “Etats-Généraux”.

390.

Ibidem, “Errata”: “Feuille d’hier, 3e page, 2e colonne, dans les premières lignes on rapporte qu’un Député a dit que M le Baron de Breteuil et M de Puysegur avait demand leur retraite, il faut lire M le Baron de Breteuil et M le Maréchal de Broglie, M de Puységur avaient quitté le Département de la Guerre dès le dimanche 12 juillet”.

391.

Ibidem, 6 janvier 1777: l’Errata fait sa présence dès le 6e numéro du Journal de Paris, signalée sous le titre “Faute essentielle à corriger dans la Feuille d’hier.

392.

Ibidem, 25 novembre 1781, “Belles-Lettres”.

393.

Ibidem, 11 août 1778, “A Messieurs les Rédacteurs du Journal de Paris”.

394.

Ibidem, 19 août 1781, “Variété”.

395.

Ibidem.

396.

Ibidem, 9 mai 1782, “Variété”.

397.

Ibidem, 21 août 1785, “Belles-Lettres”.

398.

Ibidem, 16 juillet 1781, “Belles-Lettres”.

399.

Notre Journal a été le champ de bataille que les défenseurs des inscriptions latines et françaises avaient chiosi pour discuter leurs opinions.(…)”, Ibidem, 7 mai 1783, “Belles-Lettres”.

400.

Ibidem, 2 juin 1781, “Aux Auteurs du Journal”.

401.

Ibidem, 4 mai 1777, “Lettre”.

402.

Ibidem, 24 juillet 1780, “Médecine”.

403.

Ibidem,2 octobre 1785, “Variété”.

404.

Ibidem, 3 mai 1788, “Nécrologie”.

405.

Ibidem, 2 juillet 1780, “Variété.

406.

Ibidem, 12 août 1781, “Belles-Lettres”.

407.

Ibidem, 16 juillet 1781, “Belles-Lettres”.

408.

Ibidem, 13 juillet 1781, “Variétés”.

409.

Ibidem, 5 octobre 1780, “Variétés”.

410.

Ibidem, 20 janvier 1786, “Variété”.

411.

Ibidem, 15 mai 1785, “Livres divers”.

412.

Ibidem, 15 septembre 1778, “Aux Auteurs du Journal”.

413.

Ibidem, 5 novembre 1777, “Lettre aux Auteurs du Journal de Paris”.

414.

Ibidem, 5 décembre 1785, Variétés.

415.

Ibidem, 10 mars 1782, Aux Auteurs du Journal.

416.

Ibidem, 4 juillet 1781, Cérémonie; 13 janvier 1782, “Variété”.

417.

Ibidem, 24 juin 1781, “Aux Auteurs du Journal”.

418.

Ibidem, 27 avril 1782, “Bienfaisance”.

419.

Ibidem, 8 mars 1779, “Aux Auteurs du Journal”.

420.

Ibidem, 23 mars 1787, “Variété”.

421.

Ibidem, 29 mars 1787, “Variété”.

422.

Ibidem, 4 juin 1787, “Bienfaisance”.

423.

Ibidem, 10 mai 1782, “Variétés”.

424.

Ibidem, 14 décembre 1787, “Variétés”.

425.

Ibidem.

426.

Ibidem, 5 décembre 1785, “Variétés”.

427.

Ibidem, 20 avril 1777, “Belles-Lettres”.

428.

Ibidem, 19 janvier 1786, “Variété”.

429.

Supplément au Journal de Paris, 4 mai 1783,“Médecine”.

430.

Journal de Paris, 19 janvier 1786, “Variétés”.

431.

Ibidem, 10 décembre 1788, “Variétés”.

432.

Ibidem, 6 février 1785, “Belles-Lettres”.

433.

Ibidem, 21 janvier 1789, “Variétés”.

434.

Ibidem, 24 janvier 1784, “Physique”.

435.

Ibidem, 29 septembre 1784, “Belles-Lettres.”

436.

Ibidem, 22 octobre 1787, “Bienfaisance”.

437.

Ibidem, 16 mars 1786, “Variété”.

438.

Ibidem, 12 août 1781, “Belles-Lettres”.

439.

Ibidem, 14 janvier 1783, “Bienfaisance”.

440.

Ibidem, 28 septembre 1784, “Belles-Lettres”.

441.

Supplément au Journal de Paris, 18 décembre 1781,“Aux Auteurs du Journal”.

442.

Journal de Paris, 28 septembre 1784, “Belles-Lettres”.

443.

Ibidem, 27 septembre 1785, “Variété”.

444.

Le soulignement nous appartient.

445.

Ibidem, 4 mai 1783, “Médecine”.

446.

Le soulignement nous appartient.

447.

Ibidem, 9 février 1784, “Bienfaisance”.

448.

Le soulignement nous appartient.

449.

Ibidem, 16 octobre 1785, “Variété”.

450.

Dictionnaire des Journaux, “Journal de Paris”.

451.

Journal de Paris, 24 août 1777, “Lettre aux Auteurs du Journal”.

452.

Ibidem, 19 mars 1777, “Arts”.

453.

Ibidem, 16 septembre 1779, “Aux Auteurs du Journal.”

454.

Ibidem, 2 novembre 1785, “Variété”.