La réforme morale et sociale du quotidien

L’intensité de l’échange épistolaire, la fermentation d’idées qui en dérive sont en accord avec la fonction réformatrice que se donne le quotidien (rappelons le lecteur qui notait que le Journal se comportait en‘ ’“‘ vrai spectateur ’”, à savoir il “‘ observe la société dans tous ses moyens d’être heureuse ’”606).‘ ’Cette fonction réformatrice n’est pas manifestement subversive, au contraire, elle est parfaitement parfaitement compatible avec l’idée d’une administration royale éclairée. Le Journal de Paris est un véhicule de diffusion du savoir agréé par le pouvoir et conçu pour les besoins des lecteurs urbains. Par le biais du courrier des lecteurs, il construit l’idée d’une communauté de lecteurs qui dépasse largement le nombre des abonnés, que réunit un certain nombre d’idées récurrentes telles humanité, bienfaisance, sensibilité, patriotisme, vertu, utilité publique.

Les inventions et les découvertes censées améliorer la vie des gens, les remèdes pour la préservation de la santé publique, les conseils hygiénistes, l’intérêt pour la vie domestique et l’économie familiale, les projets concernant la vie de la capitale, l’entraide organisée des couches sociales les plus démunies sont les différents volets de la volonté du Journal de participer activement à l’organisation sociale. Tout cela advient sous l’œil vigilant, protecteur et complaisant du pouvoir, qui y publie ses édits, des comptes rendus des actions de la police, des descriptions détaillées des manufactures royales ou encore des encouragements systématiques des découvertes scientifiques et des productions artistiques. En même temps, le modèle social auquel semble aspirer le Journal suppose l’autonomie de ses membres, à la fois acteurs et metteurs en scène de leurs actions. Si le désir de bonheur individuel et public remplace la quête du salut, l’organisation de la vie sociale repousse elle aussi toute idée de tutelle extérieure. Nous allons nous arrêter, dans ce qui suit, sur trois exemples qui illustrent bien la volonté réformiste du Journal : la réforme des mœurs, les projets des lecteurs et la rubrique “Bienfaisance”.

L’association récurrente du Journal au Spectateur d’Addison par ses lecteurs n’est pas un thème nostalgique, on n’est plus intéressé à‘ ’“‘ moraliser sur la variété des caractères ’”‘ , ’mais plutôt à une réforme sociale visant le bonheur et l’harmonie commune607, ’qui comprend aussi une réforme des mœurs. Un lecteur passionné des lettres que publie la feuille quotidienne observe qu’“‘ elles renferment souvent de sages critiques ; les unes frondent les ridicules plus ou moins accrédités, les autres tendent à réformer d’anciens ou de nouveaux abus ’”608.‘ ’Tout de suite après, il lance une idée d’optimisation de cette fonction critique par la prise en charge de ce domaine par un correspondant constant et‘ ’dévoué, engagé à fournir une intervention hebdomadaire :‘ ’“‘ Je voudrais que quelqu’un aimant la société se livrât tout entier à la réforme des travers qui lui nuisent ; il aurait bien de quoi vous donner une lettre chaque semaine ’”609 ’Finalement, cette tâche, peut-être trop ardue pour un seul correspondant, est répartie entre différents lecteurs du Journal.

Peindre les vices urbains pour les corriger, tel est le but du correspondant Irlandais, peintre de costumes, “Nigood d’Outremer”, qui arrivé depuis peu dans la capitale, s’attaque avec ironie et humour, suite à une mésaventure personnelle, au comportement incivil de certains Parisiens. Malgré son bref séjour à Paris, “Nigood” raconte avoir eu la malchance de perdre un œil à cause d’une canne de Parisien nonchalamment transportée dans la poche, le bout en l’air. Le regard d’un étranger, qui plus est mutilé, convient parfaitement à ce genre d’observations tranchantes sur les habitudes locales610 ’et son origine légitime encore mieux la critique du mauvais emploi que l’on fait à Paris des imitations anglaises :

‘Il est bon de prévenir les Anglomanes, qu’en Angleterre, ce serait manquer de respect au Public, que de porter ainsi sa canne, et j’ai vu plus d’une fois la baisser un peu brutalement, sans qu’on eût pour cela le droit d’aller se plaindre au Juge de paix. Daume your soul put doron your Stik.De toutes les imitations Anglaises, sans contredit la plus saine est de marcher à pied même dans les rues sans trottoirs ; ce qu’il ne faut pas oublier avant tout, c’est qu’il y a peu de cristallin qui puisse résister au bout d’une canne, ou même à la baleine d’un parasol611.’

Après la critique des cannes en poche, “Nigood d’Outremer” revient pour s’attaquer aux cerfs-volants qui effraient les chevaux et à l’allure excessive des cabriolets dans les rues de la ville qui, associée à l’absence de trottoirs dans la capitale, en fait une source constante d’accidents. L’expérience de l’Irlandais qui parvient à s’esquiver “‘ à toutes jambes ’” à un cabriolet qui le poursuit dans les rues étroites de Paris, se transforme dans un plaidoyer pour la construction des trottoirs. Poussé‘ ’“‘ par un sentiment d’humanité pour les piétons [ses] semblables ’”,‘ ’un autre lecteur révèle de véritables tactiques de survivance dans les rues de la capitale dans une lettre débordant d’humour :

‘Je suis parvenu, à force de précision dans l’œil, à combiner la marche d’un cheval de cinq pieds six pouce qui vient à moi la tête haute ; je calcule de vingt pas tous ceux qu’il a à faire pour m’atteindre : je vois où passera la roue fatale, et décrivant une diagonale qui s’écarte de celle qu’il décrit lui-même, le point d’où je pars et où il doit arriver est comme un centre d’où partent deux rayons absolument divergents. Une figure vous expliquerait cela, si votre Journal admettait des gravures.
Quand un cabriolet me poursuit, un coup d’œil me suffit pour deviner l’intention du conducteur : alors je prends une direction contraire, d’où il suit qu’il est impossible que nous nous rencontrions ; et si je suis surpris inopinément, ce qui m’arrive guères, je presse mes voisins, je les foule, je les éclabousse, je me jette à coups de coudes dans la mêlée, et je laisse les vieillards et les femmes derrière moi : en un mot, je dépiste l’homme opiniâtre qui me poursuit, comme ces vieux cerfs qui en font partir les plus jeunes et les exposent à leur place à la fureur des chiens.
On me reconnaît dans Paris aux mouvements de ma tête que je porte haute et qui tourne toujours ; j’évente ainsi les cabriolets et les laquais qui galopent, avec une sagacité qui est chez moi, je pense, un don de la nature. Une longue habitude m’a fait perfectionner ce talent, ainsi qu’une certaine puissance de combinaison qui, dans l’embarras de vingt cabriolets roulant et se croisant en tout sens, me fait saisir d’un coup d’œil la route qui doit tenir infailliblement chacun d’eux612.’

Pour assurer sa survie dans les rues de la capitale, le piéton parisien a développé un sens supplémentaire, très semblable à un instinct animal, qui, perfectionné par la force de l’habitude, se transforme en une espèce d’art complexe, impliquant des calculs compliqués et une danse gestuelle qui, malgré son ridicule, lui permet de l’échapper belle dans toute situation. Si le lecteur expose fièrement ce qu’il définit tantôt par “‘ don de la nature ’”‘ , ’tantôt par‘ ’“‘ talent ’”‘ ’et‘ ’“‘ sagacité ’”‘ , ’le lecteur ne peut ne pas conclure qu’une simple promenade dans les rues de la capitale est une chose beaucoup plus compliquée qu’il ne l’aurait imaginé.

Dans le chapitre consacré au Journal du Tableau de Paris, Louis-Sébastien Mercier s’arrête aussi sur les accidents provoqués par l’allure des cabriolets de la capitale, mais, à la différence du quotidien qui tentait d’adoucir la gravité du problème, il n’a, lui, aucune envie de sourire. Selon Mercier, la feuille de Paris “‘ devrait être uniquement consacrée à ce qui peut intéresser la curiosité publique ’”‘ , ’d’où la conviction qu’on pourrait‘ ’“‘ retrancher la partie littéraire, qui donne d’inutiles ’ ‘ extraits d’une foule d’ouvrages éphémères ’”613 ’Autrement dit, il faudrait sacrifier les‘ ’“‘ réflexions communes ’”‘ ’en faveur des‘ ’“‘ faits ’”‘ , ’qui ont l’avantage de la nouveauté et, par conséquent, le suffrage du public. S’il souhaite vivement que tous les accidents provoqués par des “‘ gens à équipages ’”‘ ’soient consignés par le Journal, ce n’est pas pour une mise en garde publique du péril qui menace les piétons dans les rues de Paris, mais parce qu’il y entrevoit l’espoir d’une nouvelle forme de justice, dont pourrait se charger le périodique :

‘Il serait bon qu’on y trouvât le récit fidèle de tous les accidents qui arrivent sur le pavé de la capitale. Les gens à équipages rougiraient peut-être, en lisant que tel homme a péri sous les roues de leur char ; et que, pour gagner trois minutes au spectacle, ils ont écrasé un fantassin surchargé d’un fardeau qu’il voiturait pour l’intérêt de la société.
On a vu tel malheureux demander au barbare inconnu qui l’avait mutilé, le prix de ses bras et de ses jambes. Un habitant de Londres, qui lisait cet article, n’en pouvait croire à ses yeux. Là un boiteux traversant une rue arrête à plaisir une enfilade de voitures. Mais puisque le gouvernement a permis la publication d’une annonce aussi extraordinaire, c’est qu’il veut mettre un frein à l’insensibilité cruelle des gens qui n’ont pas fait la leçon plus sévère à leur cocher. Il faudrait les nommer publiquement. Celui qui a passé sur le corps d’un de ses concitoyens, reverrait l’image sanglante, elle se marierait à son nom, et ce serait là son premier châtiment.
Toutes les violences commises et impunies pourraient être soumises de même à l’animadversion publique ; et cette feuille en exerçant une juste censure des délits difficiles à réprimer, mais qui nuisent au repos public, en exposant les extravagances des riches qui se permettent tout, appuyés qu’ils sont de leur crédit ou de leur opulence, les retiendrait peut-être par la crainte du mépris ou du ridicule, et ferait plus de bien que les semonces particulières des magistrats614.’

En dénonçant les propriétaires de cabriolets meurtriers, L.-S.Mercier s’attaque vivement à l’ “‘ insensibilité cruelle ’”‘ , ’à l’aridité émotionnelle, qu’il identifie dans les rangs des riches, à l’absence dramatique de valeurs civiles et de respect d’autrui. L’image de l’habitant de Londres qui se scandalise devant le récit d’un tel accident, et de l’enfilade de voitures anglaises, fermes pour faire passer un boiteux, sont des allusions à un ailleurs pas très lointain, où les choses fonctionnent différemment. En même temps, l’accord du gouvernement sur la publication dans les périodiques de faits pareils est pour Mercier le signe d’une lutte commune contre l’indifférence arrogante de l’opulence. Un moyen efficace, à son avis, pour faire cesser ces actes de violence impunis, c’est de jeter l’opprobre publique sur leurs auteurs à travers des feuilles telles le‘ Journal de Paris.

Ce n’est que la crainte du mépris et du ridicule, de l’avilissement public du propre nom qui puisse avoir raison de tous les abus. Il ne s’agit pas, comme pour l’habile Parisien qui fraie son chemin dans la foule pour échapper aux cabriolets, de développer des capacités d’autoprotection, mais d’aspirer à une justice commune. Mercier annonce la presse comme instrument de pouvoir aussi efficace, sinon plus, que la justice elle-même. Selon lui, la dénonciation publique des abus et des violences par les journaux vaut et dépasse, par son envergure et par l’influence qu’il exerce sur l’opinion publique, les‘ ’“‘ semonces particulières des juges ’”‘ . ’De plus, cette nouvelle fonction de la presse semble avoir le soutien du gouvernement, tout aussi intéressé à la construction et au maintien d’une société heureuse. L’emploi par Mercier du temps conditionnel dans ses réflexions, est signe d’un projet plutôt que d’une réalité. Une feuille telle le Journal de Paris ’peut incarner l’idéal de journalisme imaginé par Mercier à condition qu’il élimine les discours sur l’éphémère et qu’il se dédie pleinement aux problèmes d’intérêt public. Il faudra attendre 1789 pour que le Journal réduise sa partie littéraire pour se vouer aux différents aspects d’une nouvelle réalité historique, politique et sociale.

L’aridité du cœur des contemporains est l’objet d’une autre lettre au‘ Journal ’où un provincial voyageant dans la capitale dénonce un groupe de Parisiens s’amusant à “‘ arracher par lambeaux les membres palpitants d’une oie suspendue à une espèce de potence ’”‘ . ’Ce qui déconcerte l’observateur c’est la sauvagerie sans bornes, la cruauté gratuite transformée en amusement des tortionnaires, contrastant avec leur statut d’habitants du centre de l’émancipation et de l’urbanité. La barbarie des parisiens le transporte dans la nuit des temps, dans les territoires inconnus des hordes sauvages, et lui évoque le ravalement de l’homme à la condition des bêtes féroces :

‘Je me crus transporté au milieu d’une horde de ces sauvages de l’Amérique qui s’assemblent autour d’un feu, et rôtissent, avec des transports d’allégresse, les membres sanglants de leurs ennemis, pour en faire leur pâture.
On regarde comme un raffinement de cruauté, le passe temps de Domitien qui s’exerçait à tuer les mouches avec un poinçon ; et dans une ville comme Paris, le centre du bon goût et de l’urbanité, on souffre ces amusements féroces qui endurcissent le cœur. (…)
Tout ce qui tient, Messieurs, à la barbarie m’indigne et m’irrite. J’ai cru devoir vous envoyer mes réflexions, pour les rendre publiques. Heureux si je puis contribuer à l’abolition d’un usage si révoltant, qui dégrade l’homme et le ravale à la condition des tigres et des ours. Il est juste que le peuple se délasse de ses travaux, mais ne peut-il pas le faire, sans effusion de sang ?615

De la barbarie des propriétaires de cabriolets fauchant leurs propres semblables dans les rues de la capitale, le Journal passe à la barbarie des parisiens qui torturent un animal comme simple passe-temps. Ces exemples d’incivisme, de manque de respect d’autrui et de violence gratuite, autant de facettes obscures du centre géographique des Lumières, sont mis sous les yeux des lecteurs du Journal, afin de réveiller en eux l’indignation et l’irritation et de les engager dans une prise de conscience ouverte vers une résistance commune contre l’endurcissement du cœur. Aussi n’est-il pas étonnant que l’on prenne l’habitude de désigner la communauté des lecteurs du Journal par la formule‘ ’“‘ cœurs sensibles ’”‘ .

Le Journal est également le lieu d’accueil des projets de tout genre. Dès 1777, le courrier des lecteurs ouvre un débat autour d’un personnage né dans les pages mêmes de la feuille de Paris, “l’homme à projets”, dans la tentative d’en saisir les caractéristiques et l’utilité. L’image que l’on en construit n’est pas toujours flatteuse. Un lecteur qui signe “Mignonnet père” se plaint de ce que son fils peu enclin à l’étude soit devenu “homme à‘ ’projets”, à savoir quelqu’un qui se déclare‘ ’“‘ amoureux, fou du bien public, des projets vastes et des combinaisons sans fin ’”‘ . ’Bref, quelqu’un qui ne sait pas faire grand-chose et qui prétend démolir et rebâtir le monde en un tournemain. Pour le pauvre père “Mignonnet” l’occupation de son fils est comparable à celle de l’économiste et de l’amateur d’histoire naturelle et de tableaux, qu’il classe comme‘ ’“‘ les deux talents à la mode pour les gens qui n’en ont pas ’”616 ’En réponse à la lettre de son père, “Mignonnet fils” précise qu’ “‘ il y a trois sortes de bel esprit dans la belle bourgeoisie : le premier est le genre galant ; le second est le genre noble et sentimental ; le troisième est le genre grave et utile ’”‘ ’“l’homme à projets” s’inscrivant dans la catégorie. Bel esprit, genre grave et utile, discoureur infatigable, “l’homme à projets” est défini par les correspondants du Journal comme un personnage qui se mêle de tout, sans posséder en réalité aucun talent et aucune compétence particulière. A ces traits assez peu flatteurs s’ajoute l’image pittoresque peinte par le correspondant signant “Ives Loan, natif de Cancarnau”, pour lequel “l’homme à projet ” est digne d’un caractère de pièce de théâtre :

‘(…) si M l’habitué au Café Anglais veut faire d’un pareil personnage le principal caractère de sa pièce, il en trouvera des modèles. Qu’il aille aux Tuileries, ou à l’arbre de Cracovie, ou à la terrasse de Luxembourg, il y rencontrera quelque honnête homme, en habit rouge un peu râpé, perruque grise, canne à bec ou à Corbin ; et si ce n’est quelque ancien perruquier, ce sera un amateur du bien public, qui ayant oublié de faire ses affaires, s’occupe de celles de l’Etat. Cet homme a connu tous les principaux Acteurs de la scène politique, sans avoir conversé avec un seul. Il les nomme sèchement par leur nom, Silhouette, Belle-Isle, Bauyn, sans prélude de Monsieur, sans un autre accompagnement que quelque mot de critique. Il dit rage de la finance ; il ajoute qu’on n’y entend rien ; il a de quoi enrichir le Roi sans appauvrir le peuple. Il fait le produit des terres n’ayant jamais cultivé un oignon ; il a des projets pour la construction des vaisseaux, et n’a jamais vu la mer. Il discute les grandes entreprises et s’est ruiné à la loterie. Voilà le moule commun des gens à projets, comme les dissipateurs sont les plus grands raisonneurs en économie domestique617.’

Quoi qu’il en soit, au-delà de tout débat, le projet est un ingrédient fondamental du Journal de Paris, l’expression la plus éloquente de la participation du lectorat du quotidien à la construction d’une société harmonieuse.‘ ’Le Journal de Paris permet à son lectorat non seulement de dire ouvertement ce que son monde est, mais aussi d’imaginer ce qu’il pourrait devenir. Les projets du Journal sont de tous les types : sérieux ou badins, simples, élaborés, voire extravagants, ils touchent à la vie domestique, comme à l’économie, à la vie sociale, comme à la vie artistique et scientifique; tout domaine et tout aspect de la vie possèdent leur réservoir de projets, leurs visions prospectives ouvertes vers l’amélioration et le perfectionnement.

Les projets et les rêveries des lecteurs du Journal ont souvent en commun la pensée fluide et vivace, sans ordre et sans entraves. Maints projets exposés dans le Journal sont inspirés par la lecture même de la feuille, fruits spontanés de la fermentation d’idées occasionnée par le chassé-croisé des interventions. Parfois, un projet se résume à une idée simple, qui occupe l’attention du lecteur et lui produit cette espèce de fourmillement qui le pousse à l’exposer par écrit au Journal. Le lecteur hanté par son idée, impatient de la délivrer au quotidien annonce hâtivement : “‘ Une idée me vient, je vous l’envoie ; vous en ferez l’usage que vous jugerez à propos ’”618.‘ ’D’autres projets prennent ou voudraient prendre de l’envergure, entraîner le plus de lecteurs possibles, remplir plusieurs numéros du Journal, conquérir les esprits, déchaîner les débats. Tel est l’exemple du correspondant “Pro Patria”, qui promet une série de lettres ayant pour sujet des projets d’embellissement de la capitale, qui suscite sur le coup beaucoup de réactions. Son idée de départ est cependant beaucoup plus vaste, les embellissements de la capitale ne sont qu’un volet d’un projet plus ambitieux :

‘Je m’étonne que personne n’ait encore imaginé de traiter de même, par des Lettres courtes et détachées, les grands objets qui intéressent tout le monde, comme par exemple plusieurs points de Police et de l’Administration relativement à la sûreté et à la commodité des Citoyens, aux bonnes mœurs et à l’ordre public, à l’éducation de la jeunesse de tous les états, à l’embellissement de la Capitale, aux amusements publics, et enfin aux progrès des Arts en général619.’

Les projets concernant l’éducation ne sont pas moins nombreux et s’étendent de la composition de traités de morale, à la construction d’écoles dans toute la ville et à l’ouverture d’établissements promouvant la lecture publique. Un “‘ particulier zélé pour le bien public ’”‘ , ’persuadé qu’ “‘ une bonne éducation y peut beaucoup contribuer ’” propose la composition d’un traité élémentaire de morale, renfermant tous les‘ ’“‘ devoirs de l’Homme et du Citoyen ’”620. ’Il est intéressant de noter que les correspondants achèvent souvent leur projet par une question rhétorique, censée attirer l’adhésion du public. Le père de six enfants se plaint de ce que ses fils ne puissent pas faire leurs études dans le quartier où ils habitent, et lance, en guise de solution, l’idée de la construction de collèges dans tous les quartiers de la ville :‘ ’“‘ Il me vint une idée : ne serait-il pas possible d’obtenir par votre moyen, que nous ayons dans notre beau quartier un, au moins de ces Collèges, si mal entassés à la montagne Sainte Geneviève, au milieu des boucheries et des tueries ?621 ’Un autre lecteur propose, en revanche, l’ouverture d’un établissement de lecture publique, où les auditeurs feraient le tour des différents lecteurs spécialisés, en échange d’une rétribution modique622. ’Ce serait le Journal lui-même qui devrait se charger d’annoncer cet établissement, une fois que le nombre d’auditeurs serait suffisant pour rendre possible son existence. Les lectrices ne sont pas oubliées non plus et Sylvain Maréchal, Avocat en Parlement et abonné du Journal, propose un “Projet d’un établissement qui manque”, à savoir une bibliothèque ouverte exclusivement aux dames qui sont familières avec la lecture et l’étude :

‘Dans un Salon commode, élégant, dont l’emplacement pourrait être près du superbe Museum qu’on prépare aux Galeries du Louvre, ou bien encore, dans une de nos belles Abbayes, telles que celles du Panthemont, ne serait-il pas un spectacle intéressant qu’un cercle paisible de femmes sages, présidées par une Schurmann ou une Dacier, et occupées pendant deux heures de l’après-midi et dans le silence le plus édifiant à l’étude des bons Livres ?’

La volonté réformatrice du Journal est également illustrée dans la rubrique “Bienfaisance”, qui représente un point d’attraction incontestable du quotidien623. Un paragraphe de la rubrique “Belles-Lettres” du 23 février 1777 rappelle l’origine de cette notion très à la mode des les années 1760, qui est une forme laïque de la charité chrétienne : “‘ Ce mot dont l’abbé de Saint-Pierre s’est servi le premier et qu’on trouve à tout moment dans ses ouvrages, étonna en 1765 les Comédiens Français, qui ne savaient pas ce que voulait dire ce même mot, dans une pièce de la Chaussée, qu’on leur lisait (…) ’”624. En effet, la première référence de la forme substantivée “bienfaisance” se trouve dans le ‘ Mémoire pour diminuer les procès ’par l’abbé de Saint-Pierre‘ .

Cependant, si la bienfaisance de l’abbé signifiait l’accomplissement de bonnes œuvres, d’éducation et de miséricorde, après 1760, lorsqu’elle envahit tous les traités de pédagogie et de morale, elle n’est plus une action, mais un sentiment625. ’De fait, les traits de bienfaisance envoyés au Journals’adressent aux‘ ’“‘ cœurs ’”‘ ’ou aux‘ ’“‘ âmes sensibles ’”‘ ’ou se proposent d’en recruter de nouveaux. A force d’en publier, la feuille de Paris acquiert elle-même le titre de‘ ’“‘ registre ’”‘ ’de‘ ’“‘ dépôt des actes de bienfaisance ’”‘ ’ou encore d’ “‘ archives de la bienfaisance ’”‘ . ’La pauvreté est de plus en plus penée entermes d’économie et d’utilité sociale, ce qui correspond à une laïcisation de la charité chrétienne en bienfaisance. Cette espèce de charité laïque a le pouvoir de lier les hommes et les femmes par le fil du sentiment, indifféremment de leur appartenance sociale, de leur niveau d’instruction ou de tout autre critère de distinction. L.-S. Mercier l’appelle‘ ’“‘ charité universelle ’”‘ , ’la considérant le cheval de bataille de la feuille quotidienne :

‘Mais ce qui rend cette feuille infiniment précieuse, c’est qu’elle est devenue le véhicule de la charité universelle. L’exemple du bienfait invite à la bienfaisance ; la vertu qui sommeille au fond du cœur de l’homme est avertie, et il s’établit une succession de bonnes œuvres626.’

Il y a chez Mercier, comme chez les correspondants du Journal, la conviction que l’exemple de l’acte de bienfaisance mis sous les yeux d’autrui a pour effet une véritable contamination : il éveille la vertu assoupie au fond du cœur de chacun et la met à l’œuvre. Ceci suppose la conviction d’une nature vertueuse latente dans l’être humain, qui n’a besoin que d’être stimulée par la force de l’exemple. En partant de l’idée que c’est en lisant des exemples de vertu que l’on devient vertueux, le Journal se fait un devoir d’en offrir une multitude à ses lecteurs. Selon un correspondant, publier des actes de bienfaisance “‘ c’est inviter les âmes sensibles à la pratique de la première comme de la plus utile de toutes les vertus ’”627. Pour un autre, “‘ les actes de bienfaisance et de patriotisme rendront toujours votre Journal intéressant, et je me persuade que la publicité que vous leur donnez a beaucoup contribué à les multiplier ’”628.‘ ’Quant à la qualité principale qui est attachée à l’esprit de bienfaisance, c’est la sensibilité, partagée par les rédacteurs du Journal et son lectorat. Un lecteur souligne ainsi l’intérêt commun et la complicité que le quotidien et ses lecteurs retrouvent sur le terrain de la bienfaisance :

‘Les traits d’humanité et de bienfaisance que vous rapportez souvent, Messieurs, dans votre Journal, font honneur à votre sensibilité ; ils prouvent que vous êtes véritablement amis des hommes ; car c’est en citant des exemples de vertus, que l’on donne envie d’être vertueux. Un seul de ces traits dédommage de l’ennui que procure tous vos disputes de Musique à ceux qui, comme moi, n’entendent pas ce langage ; mais ce qui attendrit l’âme et l’élève est fait pour être généralement senti (…)629.’

Si les débats sur la musique supposent la familiarité avec un “langage musical” et par conséquent, avec des aspects techniques qui ne sont pas à la portée de tous les lecteurs, la bienfaisance se révèle un langage universel, rendu possible par le seul partage de la sensibilité, un sujet capable de lier les âmes et de créer, ne serait-ce que pour un instant, l’illusion d’un monde harmonieux et solidaire. La pauvreté devient l’un des grands sujets de réflexion du Journal de Paris, et la passion avec laquelle il s’y lance est soutenue par l’enthousiasme de son lectorat. Certains lecteurs tiennent à souligner la fonction de propagateur des actes de bienfaisance du Journal: : “‘ Si vous vous prêtez avec un zèle vraiment louable aux actes de bienfaisance dont vous êtes chargés, si vous n’avez pas en vue que la satisfaction d’être utiles aux malheureux, il me paraît juste à moi de vous en apprendre le bien qui en est résulté, et combien la forme de vos rédactions ajoute réellement aux premiers bienfaits ’”630.‘ ’Pour d’autres, la présence d’une réflexion sur la bienfaisance marque un tournant dans la presse : si l’on‘ ’“‘ s’est borné si longtemps à louer l’esprit dans les journaux ’”‘ ’le moment des actions de bienfaisance semble être finalement arrivé631.

Voyons, à travers quelques exemples de bienfaisance consignés par le Journal, quelle est la façon dont est perçu ce sentiment nouveau. La constance et l’intérêt particulier pour cette rubrique témoignent d’un besoin de réfléchir sur la pauvreté malheureuse et la fragilité humaine dans toutes ses manifestations. On se passionne pour l’histoire du vétéran de guerre invalide Louis Gilet, Maréchal des Logis, logé à l’Infirmerie des Invalides, dont on dépoussière le courage et la générosité à travers un récit d’héroïsme632. ’On évoque l’histoire d’une‘ ’“‘ femme intéressante par sa naissance, sa jeunesse, sa figure, mais surtout respectable par ses vertus et par un courage égal à ses malheurs ’”‘ , ’qui, restée veuve et réduite à une extrême indigence, se transforme en‘ ’“‘ mère de douleurs ’” et se voit obligée d’abandonner ses quatre enfants633. ’On s’intéresse, en même temps, à toutes les catégories de nécessiteux : les femmes en couche634 ’et les nourrices635, ’les personnes âgées636 ’et les enfants aveugles637, ’les ouvriers réduits à la misère par la fermeture des manufactures638 ’et les cultivateurs ruinés par une grêle dévastatrice639.

Le 7 juin 1777, le titre de la rubrique “Bienfaisance” connaît une variation temporaire, sous la forme de “Trait de bienfaisance”640 ’Le trait ou l’acte de bienfaisance est la trace d’une réflexion nouvelle sur la misère et l’indigence, autrement dit sur l’“autrui” souffrant, qui n’est plus voué au renfermement, mais à une assistance consciente et organisée. Les récits d’héroïsme, de vertu, de générosité et de piété filiale sont la matière qui nourrit la rubrique et qui suscite chez les lecteurs des actes concrets de bienfaisance. Quelquefois, les lecteurs sont simplement incités à comparer des traits de courage déjà publiés par le Journal.‘ ’C’est ainsi que la rubrique “Question intéressante” du 21 janvier 1778 propose aux lecteurs de choisir laquelle de deux actions leur semble plus héroïque : “‘ ou celle de Boussard, surnommé le brave homme, ou celle de Vincent ’ ‘ Bernin, Caporal du régiment d’Anjou ; la première annoncée dans le Journal de Paris n°1er de cette année, la seconde pareillement annoncée dans le n°26 ’”641.

Si les‘ ’“‘ cœurs sensibles ’”‘ ’et les‘ ’“‘ cœurs assoupis ’”‘ ’trouvent constamment de quoi se repaître dans les traits de bienfaisance du ‘ Journal de Paris, ’c’est que ceux-ci ont un double effet sur les lecteurs. D’une part, le spectacle de la misère, les exemples d’héroïsme et de vertu d’hommes et de femmes ordinaires sont une source de jouissance individuelle, d’émotion intime qu’on désire reproduire à l’infini. D’autre part, dans un deuxième temps, cette émotion personnelle et profonde monte à la surface et donne lieu à un désir d’agir promptement, de courir au secours des malheureux et des vertueux, au nom de l’amour pour l’humanité et de l’utilité sociale. Pressée de faire une donation, “La comtesse de*****” exprime ce double effet de la lecture d’un trait de bienfaisance : “‘ Touchée, émue, attendrie jusqu’aux larmes de la Lettre que je viens de lire, je serai désespérée si j’avais été prévenue ; je voudrais être la première à concourir au soulagement des femmes en couches. Pauvres malheureuses, on songe donc à vous (…) Il faut donc que la Bienfaisance procure de bien douces jouissances (…) ’”642 ’A ceux qui auraient à redire au sujet de cet engouement pour la bienfaisance, soupçonné de n’être qu’une passion éphémère et mondaine, la comtesse répond sans hésitation : “‘ On dit que ce n’est qu’une mode ; eh bien soit ! puisqu’il faut des modes aux Français, j’adopte celle-ci ’”643 ’Le sentiment de bienfaisance naît spontanément de la jouissance personnelle que le lecteur éprouve en lisant les articles proposés par le Journal.

Lors de la publication du rapport de l’Académie des Sciences sur le projet d’Hôtel-Dieu de Bernard Poyet, plusieurs lecteurs rendent compte de l’effet que celui-ci a eu sur eux. L’un d’entre eux avoue qu’il a été‘ ’“‘ sensiblement touché ’”644 ’et propose une souscription pour la construction du nouvel établissement. Un prêtre confesse au Journal qu’à la lecture du rapport, il a “‘ pleuré de ne pouvoir contribuer par une propriété naturelle à l’exécution du projet ’”645 ’et propose d’y participer, en offrant une partie de sa rente viagère. Un autre lecteur fournit des détails plus précis à propos de sa lecture du rapport : d’abord, il avoue avoir lu “‘ avec autant d’attention que de sensibilité le Rapport ’”‘ , ’et ajoute que ce n’est que par la suite que le sentiment de bienfaisance surgit en lui, à l’improviste :‘ ’“‘ Je tenais encore le cahier dans ma main, lorsque plein d’un sentiment dont je n’ai pas cherché à me rendre compte, j’ai dit en moi-même : malgré la médiocrité de ma fortune, je donnerais volontiers cent louis pour voir poser la première pierre des quatre Hôpitaux qu’on veut donner à la bonne ville de Paris ’”‘ . ’Ce même lecteur souligne plus loin une nuance concernant le sentiment de bienfaisance :‘ ’“‘ ce premier mouvement, ce transport involontaire, n’a pas été affaibli par le temps, ni détruit par la réflexion ’”.‘ ’Autant ce sentiment qui pousse à faire du bien naît spontanément et involontairement, en prenant possession du sujet, autant il reste fortement enraciné en lui et demeure intact sous l’action du temps et de la réflexion. Si c’est sur la terrain de la bienfaisance que se tisse un esprit de communauté entre les lecteurs du Journal, c’est que ce sentiment est capable de toucher durablement les cœurs et de mouvoir en conséquence la raison.

Il peut arriver aussi que la lecture des articles de bienfaisance, ainsi que l’émotion que celle-ci procure soient collectives, comme c’est le cas d’une lettre sur la grêle dévastatrice de 1788, signée par “L’Abbé Béchant, Bouvet, Procureurs-Syndics du Bureau intermédiaire du‘ ’départ de Chartres et Dourdan”. A travers ses nouvelles épisodiques et quotidiennes sur la multiplication des actes de bienfaisance au profit des cultivateurs affectés par la grêle, le Journal invite à une lecture empreinte d’émotion et d’attente, comme en témoignent les lecteurs eux-mêmes :‘ ’“‘ Vous ne pouvez imaginer, MM avec quelle inquiétude, mêlée d’espérance, nous ouvrons tous les jours votre Journal ; et tous les jours nous avons la douce satisfaction d’y voir des personnes généreuses, qui s’empressent soulager la misère de nos campagnes ’”646.

Les articles sur la bienfaisance publiés dans le Journal possèdent non seulement la vertu de lier les cœurs, mais aussi de délier les bourses. Comme le note un lecteur,‘ ’“‘ vos feuilles ont produit plusieurs fois l’heureux effet d’émouvoir les personnes qui n’attendent que l’occasion d’ouvrir leurs mains bienfaisantes aux infortunés ’”647.‘ ’Au-delà de sa fonction de véhicule de récits exemplaires de courage, de vertu et de bienfaisance, le Journal joue aussi le rôle de bureau de bienfaisance, où parviennent des sommes d’argent destinées aux malheureux et aux démunis. Le 11 janvier 1779 un abonné qui souhaite garder l’anonymat envoie au bureau du Journal la somme de dix louis pour servir au soulagement d’une famille dont le père s’est blessé, et qui a été transporté à l’Hôtel-dieu. Dans sa lettre au Journal l’abonné justifie son geste et formule sa requête auprès des rédacteurs: “‘ Ce n’est que par la voie de votre Journal que je désire connaître l’emploi de la modique somme que je vous fait remettre et dont vous voudrez bien vous charger. Je ne doute point d’après les différentes preuves que vous avez donné de votre honnêteté que vous ne désiriez être les interprètes des cœurs sensibles aux peines des malheureux ’”648

La suite de cette histoire nous fait comprendre à quel point le Journal se montre scrupuleux quant à sa tâche de bureau de bienfaisance. Son rôle ne se limite pas à remettre la somme au père de famille, mais il vérifie si les détails du récit correspondent à la réalité. Si le sentiment de bienfaisance naît comme‘ ’“‘ transport involontaire ’”‘ , ’sa concrétisation est le fruit d’une organisation réfléchie ; opérer le bien signifie, dans ce cas, faire un travail d’investigation, dont le but est de prouver l’authenticité du récit qui l’a déclanché. Ainsi, la lettre du bienfaiteur est suivie par une “Note” des rédacteurs” qui précisent avoir demandé de la part des administrateurs de l’Hôtel-Dieu un rapport‘ ’“‘ certifié par l’un d’eux et visé de l’un d’eux, qui constate la date du transport à l’Hôtel-Dieu, le jour et l’heure de l’accident, comment et le dans quel lieu il est arrivé, le nom du malheureux, le nombre de ses enfants et la demeure de sa femme ’”‘ ’et s’engagent à remplir promptement‘ ’“‘ les fonctions honorables ’”‘ ’dont ils ont été chargés. Le 23 janvier 1779 les journalistes publient le certificat de “M le Premier Chirurgien de l’Hôtel-Dieu”, suivi d’une autre “Note” où ils expliquent que la somme destinée à la famille Pasquier n’a pas été consignée, puisque les deux conjoints vivaient séparés au moment de l’accident et ils demandent qu’elle soit remise à une certaine “Madame de S…”, chargée de leur réunion. Même si cette donation semble destinée à faire deux fois le bien‘ ( ’“‘ le soulagement et la réunion de deux époux malheureux ’”649)‘ , ’les journalistes s’en tiennent à leur rôle d’intermédiaires et attendent la décision du bienfaiteur. Une note du 28 janvier 1779 ajoute de nouveaux détails : forcée par la pauvreté, la femme Pasquier a abandonné le foyer pour travailler comme ouvrière chez une couturière, et surtout,‘ ’“‘ les circonstances où se trouvent Pasquier ne sont pas exactement les mêmes que celles que l’Anonyme l’a indiquées dans sa Lettre ’”650, ’ce qui pousse les journalistes à attendre de nouveau les dispositions du bienfaiteur anonyme sur l’usage de la somme envoyée. Finalement, le 3 février 1779, celui-ci reprend la plume pour décider que Pasquier n’“‘ était pas dans le cas de profiter des dix louis ’”651, ’mais que l’état peint par les journalistes de Paris l’a déterminé de leur envoyer de nouveaux soixante livres, qui devaient lui être remises à sa sortie de l’hôpital, à condition que le reste de la famille n’en profite pas. C’est ainsi que l’histoire du malheureux Pasquier et de sa famille se transforme en objet d’investigation journalistique, mise au service d’un acte de bienfaisance, tout en étant le prétexte pour une preuve de promptitude et de neutralité de l’équipe rédactionnelle.

Le Journal rend compte également des différentes donations faites par des particuliers ou par des sociétés. Le 21 mars 1783 le secrétaire de la Société Philanthropique mentionne la somme de 1500 livres offerte par le Lieutenant général de Police et destinées à créer des pensions pour plusieurs octogénaires. Le 14 mars 1785 Pahin de la Blancherie envoie au Journal la somme de cent quatre-vingt-douze livres onze sols,‘ ’“‘ produit d’une quête, par laquelle on termina hier, au Salon de la Correspondance, la répétition de l’exercice que les Enfants Aveugles ont soutenu dernièrement aux Tuileries ’”652, ’à remettre à la même Société Philanthropique. C’est toujours à cette dernière que “La comtesse*****” adresse deux louis pour le soulagement des femmes en couches653.

Le quotidien se présente aussi comme registre des différentes manifestations artistiques destinées à produire des fonds pour des actions de bienfaisance. Persuadé que‘ ’“‘ tant qu’il y aura des malheureux et des cœurs sensibles, les secours ne manqueront jamais ’”‘ ’le secrétaire de la Société Philanthropique annonce le 21 mars 1783 le succès éclatant d’une estampe dont le profit était destiné à un groupe d’octogénaires :

‘Nous informons avec plaisir l’Amateur bienfaisant qui a dessiné et fait graver le Triomphe de MM Charles et Robert au Jardin des Tuileries, que les vingt paquets de cette Estampe, qu’il a fait remettre à M Erpell et dont il a destiné le produit aux Octogénaires, ont été enlevé avec une telle rapidité, que, dès le lendemain, la plupart de nos Membres, jaloux de contribuer à cette souscription, n’ont pu s’en procurer, et que cette distribution a formé une somme de 182, 18f, au lieu de 120 l. Ce produit a servi en partie aux douze nouvelles pensions ; et conformément aux intentions, nous avons fait tenir 24 liv. à un Vieillard de 89 ans654.’

Le 19 avril 1785, le même secrétaire dresse un rapport détaillé de l’emploi des fonds provenus du Concert donné au profit des enfants aveugles par l’Académie Royale de Musique655. Une lettre datée le 14 octobre 1787 de Lyon rend compte d’une représentation que M Molé et Mlle Contat ont donnée au théâtre de la ville, au profit des nombreux ouvriers réduits à la misère par la fermeture de manufactures. L’auteur de la lettre précise que ce n’est pas du “‘ succès que deux talents aussi célèbres devaient nécessairement obtenir sur le Théâtre de la Ville ’”656,‘ ’mais de l’œuvre de bienfaisance‘ ’“‘ dont ils ont été la cause et le moyen ’”‘ . ’Comme dans le cas de l’estampe citée ci-dessus, ce n’est pas le talent de l’artiste ou la qualité de l’œuvre ou de la représentation qui comptent, mais l’enthousiasme que l’œuvre de bienfaisance a pu susciter, chez les artistes et auprès du public, ainsi que‘ ’“‘ le total de la recette ’”‘ . ’La grêle du 13 juillet 1788, qui toucha lourdement la plupart des cultivateurs, donna lieu à maintes représentations de bienfaisance. Vu l’ampleur de la tâche, un correspondant signant “R**” exhorte les théâtres de Paris, de ne limiter pas leur secours à une seule représentation, ce genre de manifestations étant susceptibles d’entraîner un grand nombre de spectateurs : “‘ Que nos grands Théâtres ne craignent pas d’ouvrir deux fois leurs Spectacles en faveur des Pauvres, et qu’ils comptent sur un nombreux auditoire, qui n’aura jamais assisté avec plus de plaisir à aucune de leurs représentations ’”657.‘ ’L’idée suggérée par ce correspondant intrépide est qu’une représentation théâtrale destinée à la bienfaisance est la source d’une double jouissance pour le public : celle du spectacle proprement dit, à laquelle s’ajoute celle de pouvoir “‘ soutenir et consoler la Vertu malheureuse ’”658.

A travers la rubrique “Bienfaisance”, le Journal offre une image nouvelle de la pauvreté. Aider les pauvres est, nous l’avons vu, source de jouissance personnelle et de mobilisation collective. Sous la plume des correspondants du Journal, la pauvreté apparaît comme‘ ’“‘ vertu malheureuse ’”‘ , ’comme‘ ’“‘ respectable ’” infortune, évoquée dans les exemples de tendresse, de piété filiale, de générosité et de courage, et opposée à l’“‘ opulence ’”‘ ’des “Riches”. C’est dans l’opposition avec le riche que l’on découvre l’admirable dignité et le respect dû au pauvre, ainsi que le caractère exemplaire de ses actions. Comme le note un lecteur du quotidien, “‘ ce n’est pas toujours parmi les citoyens opulents qu’on trouve des exemples [de vertu] ; les classes inférieures en offrent également, et ils sont plus dignes encore de notre vénération, parce que dans ce rang les individus n’ont pas les mêmes ressources ’”659.

Si les classes pauvres sont dignes de‘ ’“‘ vénération ’”, c’est aussi parce toutes les autres profitent du bien qui résulte de leur travail, réflexion qui pousse un correspondant à s’exclamer :‘ ’“‘ qui n’ambitionnerait aujourd’hui l’heureux pouvoir d’être utile à un ordre de citoyens, qui, par ses travaux, est le bienfaiteur de tous les autres ’”660. ’La grêle de 1788 et les dommages qu’elle causa inspirèrent à un lecteur l’image du “‘ peuple laborieux, qui n’a jamais tendu la main à l’opulence tant que ses bras ont pu lui procurer ses besoins, et qui supplie le Riche de relever l’épi que la grêle a abattu ’”661.‘ ’L’idée d’une pauvreté laborieuse et inspiratrice d’exemples de courage et de vertu, digne de respect et de vénération, fait son chemin à travers les nombreuses lettres du Journal ’dédiées à la bienfaisance, à tel point que ses lecteurs sensibilisés l’introduisent dans leur pensée et dans leurs gestes quotidiens. Tel est le correspondant qui, commodément installé‘ ’“‘ au coin d’un bon feu ’”‘ ’par l’hiver rigoureux de 1788, avoue ne pas pouvoir s’empêcher “‘ de penser aux infortunés qui n’ont pas le moyen d’en avoir, et qui périssent de misère et de froid ’”‘ ’et qui, pour expier en quelque sorte la‘ ’culpabilité de son confort, envoie à la Société Philanthropique deux louis destinés‘ ’“‘ à procurer du bois aux malheureux qui en sont privés ’”662.

Secourir les malheureux est un devoir de bon citoyen, mais aussi une preuve d’appartenance à la grande famille de lecteurs doués de sensibilité du Journal de Paris. Les lecteurs qui ne disposent pas d’une somme quelconque à envoyer rapidement au bureau du Journal, ont recours à d’autres moyens pour donner voix à leur esprit de bienfaisance. Nombreux sont les correspondants qui, mus par le désir de faire du bien, proposent des souscriptions dont le profit est entièrement ou partiellement voué à aider les pauvres et les besogneux.‘ ’“‘ Je suis Français, père de Famille, et bon citoyen ’”‘ , ’se présente un lecteur bienfaisant et continue :‘ ’“‘ j’ai vu avec sensibilité le zèle que mes compatriotes ont eu à secourir les malheureux Cultivateurs, ruinés de la grêle du 13 dernier ; un revers de fortune m’a empêcher de les imiter ; mais je propose une Souscription de six livres pour deux Ouvrages dont le quart sera à leur profit ’”663.

Aider les pauvres, soulager leur misère, compatir leur infortune, louer leur vertu, admirer leur dignité, ce sont des attitudes partagées par toute la communauté des lecteurs du Journal, dont les lettres empreintes d’émotion et de zèle philanthropique déferlent tous les jours. Tout de même, la réforme proposée par le Journal n’envisage nullement le bouleversement de l’ordre existant, ou l’identification des correspondants avec les “infortunés” qu’ils s’empressent de secourir, mais consiste dans un regard nouveau, attentif et responsable, vers une pauvreté souffrante et vertueuse. La fonction réformatrice du quotidien ne doit pas être comprise comme la contestation ou la mise en question du monde, tel qu’il est, mais comme une ouverture vers une réalité ignorée, qui enflamme et unit les esprits sous le signe de la sensibilité.

Notes
606.

Journal de Paris, 5 novembre 1777, “Lettre aux Auteurs du Journal de Paris”.

607.

Messieurs, votre plaisir est d’encourager tout ce qui intéresse l’humanité, le progrès des Art set l’harmonie de la société”, Ibidem, 9 décembre 1785, “Spectacles”.

608.

Ibidem, 15 juin 1781, “Variété”.

609.

Ibidem.

610.

Le correspondant épanche sa colère dans une attaque directe contre les porteurs de cannes incivils: “C’est pourtant ce bout en l’air qui me coûte aujourd’hui l’œil dont je voyais le mieux ; il est vrai que l’aimable catogan, après m’avoir ainsi éborgné, m’a fait un million d’excuses ; mais un million d’excuses ne vaut pas un œil. Je suis d’autant plus dérouté par la perte que je viens de faire, que je suis Peintre, et que j’avis pas trop de mes deux yeux. Je ne demande ici d’autre vengeance que de déclarer à qui il appartiendra qu’une canne et les mains dans les poches sont, de tous les costumes, le plus sot et le plus impertinent”, Ibidem, 20 mars 1785, “Variété”.

611.

Ibidem.

612.

Ibidem, 20 octobre 1787, “Variété”.

613.

L.-S Mercier, Tableau de Paris, “Journal de Paris”.

614.

Ibidem.

615.

Ibidem, 6 octobre 1785, “Variétés ”.

616.

Ibidem, 25 juillet 1777, “Lettre de M Mignonnet, au sujet de M Pro Patria”.

617.

Ibidem, 24 août 1777, “Lettre aux Auteurs du Journal”.

618.

Ibidem, 10 octobre 1785, “Variétés”.

619.

Ibidem, 4 juin 1777, “Arts”.

620.

Ibidem, 2 septembre 1782, “Académie”.

621.

Ibidem, 28 janvier 1783, “Variété”.

622.

Ibidem, 18 septembre 1782, “Belles-Lettres”.

623.

Dans le Mercure de France, la rubrique “Bienfaisance” figure à partir de 1778, année où l’entrepreneur Panckoucke achète le privilège de la feuille et décide d’en maintenir la spécificité de journal traditionnel, tout en le rénovant et en en assurant une diffusion plus large. Voir Charles-Joseph Panckoucke et la Librairie française.

624.

Journal de Paris, 23 février 1777, “Belles-Lettres ”.

625.

Jean de Viguerie, Histoire et dictionnaire du temps des Lumières, 1715-1789, article “Bienfaisance”, p.764. (Robert Laffont, 1995).

626.

Tableau de Paris, “Journal de Paris”.

627.

Journal de Paris, 5 juillet 1783, “Bienfaisance ”.

628.

Ibidem, 24 avril 1785, “Bienfaisance”.

629.

Ibidem, 5 septembre 1777, “Lettre aux Auteurs du Journal”.

630.

Ibidem, 19 août 1781, “Variété”.

631.

Ibidem, 14 janvier 1783, “Bienfaisance ”.

632.

Ibidem, 11 novembre 1785, “Variété”.

633.

Ibidem, 16 avril 1777, “Anecdote”.

634.

Ibidem, 18 septembre 1784, “Bienfaisance”.

635.

Ibidem, 3 avril 1785, “Bienfaisance”

636.

Ibidem, 21 mars 1783, “Bienfaisance”.

637.

Ibidem, 19 avril 1785, “Bienfaisance”.

638.

Ibidem, 22 octobre 1787, “Bienfaisance”.

639.

Ibidem, 29 juillet 1788, “Bienfaisance”.

640.

En 1789, la rubrique “Bienfaisance” devient “Bienfaisance nationale” et contient les comptes rendus des cotisations pour le Trésor Royal.

641.

Ibidem, 31 janvier 1778, “Question intéressante”. Un extrait d’une lettre de “M de Crosne, Intendant à Rouen” publiée par le Journal de Paris le 1er janvier 1778 donne les détails de l’action héroïque de Boussard, pilote côtier, qui réussit à sauver huit membres de l’équipage d’un navire échoué sur les côtes de Dieppe. Les rédacteurs y joignent la lettre adressée au pilote par le Necker, où le ministre le félicitait et lui assignait, à titre de gratification, une pension annuelle, le nommant “Brave homme”. Ce titre fut repris par la suite par le Journal de Paris et ses lecteurs pour désigner le pilote. Le deuxième exemple fait en revanche référence à une anecdote tirée des Affiches du Lyon de mercredi 21 janvier 1778, qui raconte l’action héroïque d’un “intrépide militaire” qui se jeta dans les eaux glacées du Rhône pour sauver la vie de trois enfants.

642.

Ibidem, 18 septembre 1784, “Bienfaisance”.

643.

Ibidem.

644.

Ibidem, 3 janvier 1787, “Aux Auteurs du Journal”.

645.

Ibidem, 11 janvier 1787, “Bienfaisance”.

646.

Ibidem, 4 août 1788, “Bienfaisance”.

647.

Ibidem, 27 juillet 1781, “Variété”.

648.

Ibidem, 12 janvier 1779, “Aux Auteurs du Journal”.

649.

Ibidem, 23 janvier 1779, “Aux Auteurs du Journal”.

650.

Ibidem, 28 janvier 1779, “Aux Auteurs du Journal”.

651.

Ibidem, 3 février 1779, “Aux Auteurs du Journal”.

652.

Ibidem, 14 mars 1785, “Bienfaisance”.

653.

Ibidem, 18 septembre 1784, “Bienfaisance”.

654.

Ibidem, 21 mars 1783, “Bienfaisance”.

655.

Ibidem, 19 avril 1875, “Bienfaisance”.

656.

Ibidem.

657.

Ibidem, 29 juillet 1788, “Bienfaisance”.

658.

Ibidem.

659.

Ibidem, 5 juillet 1783, “Bienfaisance”.

660.

Ibidem, 31 juillet, “Spectacles”.

661.

Ibidem, 29 juillet 1788, “Bienfaisance.

662.

Ibidem, 29 novembre, Bienfaisance”.

663.

Supplément au Journal de Paris, 18 novembre 1788, “Prospectus”.