Echec de projets sur les arts

Si les arts visuels sont partie intégrante des plus grands journaux à contenu littéraire de la fin de l’Ancien Régime, la menace de la censure qui plane sur la presse en général, ainsi que le monopole de l’Académie de peinture et de sculpture sur les arts ne permettent pas la naissance d’une presse artistique libre et spécialisée. Si, d’une part, le champ politique est absolument interdit au discours journalistique, il ne reste à la presse de la fin de l’Ancien Régime que de partir à la conquête du domaine culturel, entreprise qui ne se révèle pas pour autant moins hardie et dépourvue d’écueils. Tant que l’Académie de peinture, institution centrale de la vie artistique, s’identifie à l’état, et que celui-ci possède le pouvoir absolu d’approuver ou non l’existence de toutes les feuilles périodiques, on peut facilement imaginer que toute proposition de création d’un journal dédié spécifiquement aux arts visuels soit objet de défiance. Pourtant, de telles tentatives ne manquent pas, et, malgré leur échec, elles illustrent le jeu de pouvoir qui se met en place se entre l’opinion publique naissante et les vieilles institutions de la monarchie.

Un premier projet d’organe périodique dédié aux arts visuels et échoué avant de voir le jour, est daté de 1759 et appartient à Marc-Antoine Laugier, homme de lettres jésuite, connu pour son Essai sur l’architecture (1752). En témoignent deux lettres adressées au marquis de Marigny, directeur des Bâtiments, Arts, Jardins et Manufactures de l’époque : l’une par Laugier qui sollicite l’attention du Roi au sujet de son projet de journal artistique, l’autre de la part de Charles-Nicolas Cochin, conseiller favori du directeur, secrétaire historiographe de l’Académie royale de peinture et de sculpture et censeur royal805.

Laugier commence par présenter au Directeur des Bâtiments la nécessité d’un journal consacré entièrement aux arts, dont la naissance est dictée par cette force croissante qu’est “‘ la curiosité publique ’”‘  :

‘(…) Les arts devraient être la matière d’un ouvrage périodique spécialement consacré à recueillir tous les détails qui leur appartiennent et à satisfaire pleinement la curiosité du public à cet égard.
J’ai conçu le projet d’un ouvrage périodique à qui je donnerai ce titre : l’Etat de l’art en France. Cet ouvrage, dont il paraîtrait un volume chaque mois, ferait connaître toutes les nouveautés d’architecture, de peinture et de sculpture, en donnerait la description, désignerait les auteurs, le temps, le lieu, les circonstances ; il y aurait un article pour les belles productions de nos manufactures et pour les singularités de nos arts mécaniques : un article qui serait le résultat des conférences des Académies de peinture et d’architecture ; un article qui présenterait l’éloge historique des artistes ; un article, enfin, où serait l’extrait des ouvrages qui traitent de l’art.
Je crois, Monsieur, qu’un pareil journal serait très intéressant et tout avantageux aux progrès des arts. Je m’offre à en être l’auteur. Mon dessein serait de vous le dédier. Il faudrait que vous eussiez la bonté de vous intéresser à son exécution, en me procurant les matériaux qui me seraient nécessaires et qu’un homme de lettres ne peut obtenir que par votre protection806.’

Un mensuel dédié aux arts, d’un volume assez consistant, recueillant sous le titre significatif d’Etat de l’art en France tout ce qui concerne la vie artistique contemporaine française, placé sous la protection du Directeur même de l’institution académique et dirigé par un homme de lettre ! Avant de répondre à la proposition de Laugier, le marquis de Marigny demande conseil, dès le lendemain, au secrétaire de l’Académie, dans la personne de Charles-Nicolas Cochin, qui lui répond le 29 décembre :

‘Je ne puis qu’approuver le journal spécialement affecté aux arts. Il y a même longtemps que j’en avais conçu le projet, mais pour en remplir l’idée, que cependant je n’avais pas conçue d’une manière si étendue, je sentis qu’il faudrait se livrer à un travail qui me détournerait trop de mes affaires principales. D’ailleurs, il eut toujours été nécessaire d’y associer un homme de lettres pour veiller à la diction. C’est en conséquence de l’idée où je suis que cela peut être utile et agréable que j’avais goûté le projet de la Feuille nécessaire qui me fut communiqué par des auteurs, le croyant propre à remplir une partie de ce plan, mais je ne tardai pas à m’apercevoir que ces Messieurs aimaient à raisonner à tort et à travers sans consulter personne qu’après coup ; je les abandonnai.M l’Abbé Laugier, homme éloquent et de beaucoup d’esprit, paraît plus propre à cet emploi. Il est connu dans les arts par un livre sur l’architecture, dont, à la vérité, tous les principes utiles et les idées, qu’il présente comme neuves, sont tirés du livre de Cordemoy ; celui du père Laugier, plus brillant par les grâces du langage que solide par les fonds du raisonnement, a beaucoup séduit les lecteurs superficiels, mais a été exposé à des critiques très solides de la part des gens entendus dans cet art. J’avoue que je ne puis m’empêcher de craindre que ses prétentions ne le portent à décider aussi légèrement sur tout. Il ne vous est pas possible d’être à la fois le protecteur des artistes et celui de quiconque se déclarerait leur persécuteur. Il faut donc, si ce journal a lieu, qu’il prenne un parti décider de se refuser à la critique ou d’en user si sobrement et avec tant de modération qu’il ne puisse offenser ni décourager personne. Ce livre peut dégénérer en très peu de temps en critiques, railleries, décisions hasardées, et un auteur, quel qu’il soit, se persuade bientôt que la critique amuse le public et fait vendre son livre. L’intérêt le détermine et ce n’est plus qu’une suite périodique d’injures qui désolerait les artistes, ferait fermer les ateliers et tomber les expositions publiques, bien plus utiles aux arts que les raisonnements des gens de lettres qui ne le connaissent presque jamais. Il est donc nécessaire qu’il y ait un obstacle insurmontable qui empêche ces inconvénients.
Je ne connais qu’un moyen, mais qui me paraît essentiel ; c’est que l’ouvrage soit entièrement sous vos ordres ; que, de même que le privilège du Mercure dépend uniquement de M le comte de Saint-Florentin, de même celui-ci soit absolument attaché aux droits de votre place, aussi bien que la nomination de l’auteur, et que ce droit vous soit accordé spécialement par le Roi. Par ce moyen, vous serez toujours le maître de diriger l’auteur sur la manière de traiter une matière aussi délicate. J’envisage un autre avantage à ce que le privilège vous appartienne. Cet ouvrage bient fait peut devenir très intéressant et d’un grand débit ; ce pourrait être par la suite une grâce considérable qui dépendrait de vous et dont vous pourriez fait du bien à plusieurs, comme on a fait avec raison à l’égard du Mercure. Il y a plus : ce serait peut-être le seul moyen d’arrêter les autres critiques, en vertu du privilège donné par arrêt du conseil du Roi qui attribuerait à ce seul auteur l’article des arts que chaque journaliste se pique de traiter bien ou mal. Je ne dois point vous cacher que ce serait un démembrement assez considérable du Mercure dans lequel cet article ne serait bientôt plus rien, mais comme cet ouvrage peut être traité d’une manière toute différente et plus instructive, ce n’est pas une raison suffisante pour vous arrêter. Je présume aussi que M l’abbé le Blanc pourra vous faire ses représentations et prétendre qu’un tel ouvrage doit appartenir à l’historiographe des Bâtiments, mais il n’est que trop certain que son caractère trop décicif empêche qu’il ne soit l’auteur convenable dans ce cas.
Car ce sur quoi j’insiste, c’est que vous en soyez absolument le maître, sans quoi je vous supplierais de vous y opposer très fortement. Il ne peut rester dans les bornes de la modération nécessaire qu’autant que vous le dirigerez. Il ne peut être bon et instructif qu’autant qu’il sera fait de ce concert avec les deux Académies, et comment ce concert peut-il avoir lieu si vous n’êtes pas à la tête de tous égards ? Ces Académies ont toujours le projet de faire imprimer leurs mémoires. L’extrait qu’on se propose d’en donner leur ôtera le mérite de la nouveauté. Qui donnera cet extrait, si ce n’est les secrétaires des deux Académies qui, d’ailleurs, doivent être les censeurs de cet ouvrage afin qu’ils ne laissent rien passer d’offensant contre les membres de ce corps qui sont à tous égards sous votre protection ? De cette manière nous pouvons lui aider beaucoup ; les éloges demandent beaucoup de justesse pour laisser à chacun ce qui lui est dû et ne pas confondre les habiles gens avec les médiocres ; on peut sans injure douter des lumières de M Laugier sur ces arts ; si M Soufflot y veut bien concourir, j’ose croire que cette union avec nous lui sera fort utile.
Je suis avec un profond respect, Monsieur, votre très humble serviteur,
Cochin’

Malgré le soin de fournir des arguments pour et contre le projet de journal artistique de Laugier, la réponse de Cochin constitue plutôt un plaidoyer contre un projet de ce genre. Si la première phrase semble éveiller des espoirs quant à la bienveillance du secrétaire de l’Académie à l’égard du projet, le charme est rompu tout de suite par un déferlement d’obstacles et d’inconvénients non indifférents, que sa réalisation est susceptible d’entraîner. Tout d’abord, l’Abbé Laugier n’est pas, aux yeux de Cochin, la personne appropriée pour mener une entreprise si délicate. La réputation d’amateur d’art de l’abbé, argumente Cochin, est construite sur un ouvrage qui ne le convainc pas, à savoir l’Essai sur l’architecture, qui, à ses yeux, brille plus par la rhétorique que par les idées avancées. Si le secrétaire de l’Académie avertit sur la “légèreté” de l’abbé, il n’aime pas plus qu’un homme de lettres soit à la tête d’un périodique qui concerne l’activité artistique.

La compétence de l’homme de lettres à juger les productions de l’art est l’un des thèmes majeurs qui traverse la formation et l’évolution du discours critique sur les arts au XVIIIe siècle. La résistance de l’Académie de peinture au discours critique est fondée justement sur l’idée que ce ne sont que les artistes qui possèdent les instruments nécessaires pour rendre compte de leur art, et par conséquent, les jugements extérieurs des “non-professionnels” ne peuvent être que défaillants et nuisibles aux arts. Il suffit de rappeler qu’en 1749 le Salon, qui se tenait tous les ans, fut supprimé parce que les artistes trouvaient les réactions critiques intolérables, événement qui marqua le passage aux expositions bisanuelles807.

Cochin fait partie de ceux qui croient que ce ne sont que les artistes, ou les “gens de métier” qui ont la compétance de juger des productions artistiques. Le père Laugier est également l’auteur d’un ouvrage intitulé Manière de bien juger des ouvrages de peinture 808 , où il s’emploie à prouver le contraire. Selon lui, pour être juge en peinture, il faut posséder un certain nombre de qualités (amour de l’art, esprit fin et pénétrant, rainsonnement solide, âme sensible, équité impartiale) et il faut acquérir certaines connaissances (étude et observation de la nature, science de la géographie et de l’histoire, intelligence des parties essentielles de la peinture, de la vue). En d’autres mots, pour l’abbé Laugier, un homme d’esprit doué en premier lieu d’un “‘ goût naturel ’”‘ ’et ensuite, muni de connaissances suffisantes, peut formuler des jugements sur les objets d’art809.

L’éditeur de l’ouvrage de Laugier avertit cependant les lecteurs, dans l’édition de 1771, que “‘ M l’Abbé Laugier ’ ‘ n’était ni ne pouvait être amateur éclairé au degré qu’il exige ’”‘ ’et par conséquent, il s’est permis‘ ’“‘ de rectifier par des notes quelques-uns de ses jugements qui ont paru trop légèrement portés ’”810 ’Comme par hasard, l’auteur de ces notes est Charles-Nicolas Cochin, dont l’éditeur prend le soin de souligner l’impartialité. Le secrétaire de l’Académie‘ ’précise que, si les artistes ne sont pas les seuls juges des productions artistiques, ils en sont tout de même les meilleurs et s’insurge contre le‘ ’“‘ goût naturel ’”‘ ’de Laugier comme qualité principale de l’amateur811.

Il est certain qu’un périodique artistique sous la direction de Laugier ne peut que déplaire profondément à Cochin qui, en bon conseiller, avertit le marquis de Marigny sans ambages : “‘ il ne vous est pas possible d’être à la fois le protecteur des artistes et celui de quiconque se déclarerait leur persécuteur ’”.‘ ’Afin de décourager le projet, il construit un scénario catastrophique, où les critiques dispensées par un tel périodique seraient utilisées comme source de profit par leurs auteurs, et dégénèreraient en railleries à l’adresse des artistes, au point que ceux-ci fermeraient leurs ateliers et feraient tomber les expositions publiques. Bref, un journal de critique d’art serait la ruine même des arts. Si le mal devait quand même advenir, Cochin veut s’assurer qu’il y ait un‘ ’“‘ obstacle insurmontable ’” qui limite l’emploi d’un tel instrument et qu’il identifie dans le contrôle direct exercé par le Directeur des Bâtiments.

Pour appuyer ses craintes, Cochin donne l’exemple de‘ La Feuille nécessaire, ’née la même année, dont il avait goûté le projet au début, mais qui s’est vite révélée trop libre par rapport au contrôle de l’Académie. Il conclut que tout périodique de critique d’art mis en place avec les meilleures intentions pour les arts et les artistes risque de se tranformer dans un instrument dangereux de déstabilisation de l’ordre et de dénigrement des réputations. Cochin rappelle aussi qu’un périodique spécialisé des arts mettrait en crise le Mercure de France ’et enlèverait à l’Académie le privilège de la nouveauté, qu’elle possède à travers la rédaction et la publication de ses mémoires. Selon Cochin, un projet de journal d’art ne doit voir le jour qu’à deux conditions : qu’il lui soit défendu de s’occuper de la critique et surtout, qu’il soit directement et strictement contrôlé, d’une part par le directeur des Bâtiments et‘ ’d’autre part par les Académies de peinture et de sculpture tout aussi bien que par l’Académie d’architecture. Après ce genre d’argumentation, il faut admettre qu’il restait bien peu de chances que le projet de Laugier fût accepté. En effet, le marquis de Marigny semble en avoir été convaincu sur le champ, et il marqua son verdict, de façon lapidaire, sur la lettre même de l’abbé Laugier :‘ ’“‘ Je ne suis point d’avis de ce journal. Lettre à M Laugier ’ ‘ pour la négative ’”.

La lettre de Cochin à Marigny marque quelques points intéressants concernant les obstacles pour une presse artistique spécialisée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Comme il souligne dès le début, le premier obstacle est la difficulté de trouver un éditeur approprié pour cette entreprise. Si le père Laugier traite les productions des arts avec trop de‘ ’“‘ légèreté ’”‘ , ’l’Abbé Leblanc, historiographe du Roi possède en revanche “‘ un caractère trop décisif ’”‘ ’pour pouvoir aspirer à ce titre. Cochin avoue avoir pensé de mettre en place lui-même un projet de journal, idée qu’il a dû abandonner en raison du temps qu’elle aurait exigé. A la fin de sa lettre, il nomme également Soufflot comme un possible collaborateur pour une telle entreprise.

Un autre projet de journal artistique est présenté dans les années 1770, sans qu’il puisse pour autant se concrétiser : il s’agit d’un projet anonyme pour un Journal des modes et des arts ’conçu en 1776‘ . ’Les‘ Affiches, annonces et avis divers ’en parlent une année plus tard pour en annoncer l’échec, en insérant dans leur rubrique “Livres nouveaux” le titre d’un pamphlet intitulé‘ Recueil de quelques écrits relatifs à un Ouvrage périodique sur les Arts libéraux, qui n’a point été publié 812. ’Le rédacteur en donne le résumé suivant‘  :

‘A la manière dont ce Recueil est fait, on doit regretter que ce Journal projeté n’ait pas eu lieu. Le morceau le plus considérable est un Discours préliminaire, avec des Notes fort étendues. Voici le résumé de ce Discours. L’Auteur établit que les arts libéraux ne peuvent contribuer aux agréments de la vie, que lorsqu’ils parviennent à affecter l’âme, l’esprit ou les sens. Il montre que l’Architecture, la Peinture, la Sculpture et la Musique peuvent atteindre à ces différents buts, quand ils imitent et embellissent la nature ; que ces Arts tirent de leurs principales beautés du caractère qu’on leur imprime et des effets dont on les rend susceptibles, pour frapper et pour séduire. Il fait voir combien il importe d’écarter les principes d’opinion si propres à affaiblir ceux qui sont nécessaires pour mener aux succès, et il indique en même temps les plus essentiels de cette dernière espèce. En conseillant aux Artistes de s’exercer sur tout ce qui est grand, nouveau et vraisemblable, il tente d’agrandir des talents trop rétrécis par les livres qui enseignent des préjugés ou qui ne sont faits que d’après eux. Enfin il rend un compte succint des progrès qu’a fait la Nation dans les Arts sans outrer les éloges et la critique. Les principes exposés dans ce Discours, paraissent en général vrais et fondés sur l’expérience. Ils ont encore le mérite d’être ornés d’un style qui fait disparaître la sécheresse attachée à des matières didactiques.’

L’unique commentaire du rédacteur quant au projet qui “‘ n’a point eu lieu ’” c’est un regret fugitif. Il s’attarde par la suite sur le Discours préliminaire dont il loue les principes, le ton modéré, non enclin à la critique ou à la louange outrée, et le style agréable. Le rédacteur omet en revanche d’entrer dans les détails concernant le besoin d’un périodique dédié aux arts exprimé par le pamphlet. Le Prospectus souligne l’idée que, malgré la prolifération de journaux de tout genre, le travail des artistes français n’est pas analysé “‘ à fond ’”‘ . ’L’anonyme s’étonne de ce qu’un tel organe puisse manquer à une époque où les artistes sont finalement‘ ’“‘ honorés et accueillis par les Grands, couronnés par l’Opulence, cultivés par les Citoyens de tous les états ’”813.

En 1779, les Mémoires secrets annoncent à leur tour la naissance d’une autre feuille, qui se proposait d’accorder une place importante aux arts visuels. Le rédacteur observe amusé que “‘ la chute de tant de feuilles périodiques naissant, mourant, et renaissant pour mourir encore, ne rebute ni les auteurs, ni les libraires ’”‘ . ’D’une certaine manière, les‘ ’“‘ difficultés insurmontables ’”‘ , ’pour citer Cochin, qui accompagnent la naissance d’une feuille périodique dédiée aux arts visuels, sont compensées par un phénomène de prolifération des feuilles périodiques en général. Ce périodique n’aura sûrement pas plus de fortune que les autres projets cités ci-dessus, pourtant, le journaliste en souligne l’utilité, ce qui suffit pour marquer l’engouement croissant du public pour une presse culturelle englobant aussi l’information artistique :

‘On annonce aujourd’hui un Manuel bibliographique des amateurs, contenant l’état général de tous les objets anciens et nouveaux qui sont relatifs aux lettres, aux sciences, aux arts et qui se vendent journellement dans Paris, tels que les livres, les tableaux, les dessins, les estampes, les bronzes, les médailles, les pierres gravées, les curiosités naturelles et autres effets recherchés, rares et précieux, avec le prix exactement recueillis et compararés entre eux, des descriptions, des éclaircissements, des notes sur les auteurs célèbres et sur les auteurs.
Il est certain que cette entreprise bien exécutée peut être utile aux possesseurs de bibliothèques et de cabinets, et à ceux qui se proposent d’en former, aux gens de lettres qui veulent connaître tous les livres sur la matière qui fait l’objet de leurs études et aux personnes qui désirent être au cours de la littérature et suivre les progressions et les connaissances humaines814.’

Les tentatives échouées de journaux dédiés aux arts s’inscrivent dans la même ligne de résistance de l’Académie royale de peinture et de sculpture à toute manifestation susceptible de miner son autorité et, implicitement, son monopole sur les arts. Un projet pour une exposition publique est inséré le 17 mars 1777 dans le Journal de Paris, qui n’a, à cette date, que trois mois d’existence. La lettre anonyme qui en rend compte se situe dans le contexte d’une série de lettres publiées par Antoine Renou, correspondant artistique attitré du quotidien, ayant pour thème la libération des artistes des contraintes de la corporation des peintres et des sculpteurs, suite à l’abolition en 1776 de l’Académie de Saint Luc, principale rivale de l’Académie, depuis sa création, en 1648815 ’L’auteur de la lettre inscrit ce projet d’exposition artistique dans la lutte de libération des jeunes artistes des‘ ’“‘ appâts ’”‘ ’par lesquels les maîtres de l’ancienne maîtrise continuent à les séduire‘   ’:

‘Pour les garantir encore davantage de cette séduction, on croit devoir les avertir que quelques amateurs et artistes s’occupent de leur procurer dès cette année, ce même avantage dans un lieu construit à cet effet et plus convenable que le Colisée816.’

Tout en maintenant le silence sur les auteurs du projet, celui-ci est habilement présenté comme aligné aux vues de l’Académie : il plaide pour la “liberté des arts”, au nom de laquelle on a supprimé l’ancienne corporation des artistes et promet d’offrir une alternative à l’exposition abritée par le Colisée, que le directeur en place des Bâtiments, Charles Claude Flahaut de la Billarderie, comte d’Angiviller, trouve “‘ déshonorant[e] pour les arts sous tous les aspects ’”817 ’et qu’il réussit à faire bannir en 1777.

Déterminé à renforcer la position de l’Académie dans le domaine des arts, d’Angiviller se bat avec acharnement, dans les années 1770 et 1780, contre toute manifestation artistique indépendante de l’institution académique, susceptible d’en devenir la rivale. Après le triomphe de la suspension de l’Académie de Saint-Luc, chanté par la presse comme “libération des artistes” et la fermeture de l’exposition du Colisée, d’Angiviller poursuit la chasse aux possibles rivaux de l’Académie. En 1785, il parvient à obtenir la suspension du Club des Arts fondé par l’Abbé de Saint-Non et d’autres amateurs, suite à des‘ ’“‘ énergiques interventions ’”‘ ’auprès du Baron de Breteuil, Ministre de la maison du Roi, élu par la suite “associé libre” de l’Académie.818 ’Il n’approuve pas plus le Salon de la correspondance de Pahin de la Blancherie, qu’il considére comme nuisible quant au “progrès des arts” et dont il redoute le pouvoir divulgateur de ce qu’il appelle‘ ’“‘ une multitude d’opinions trop souvent erronées, mais que le public, en général, aime mieux adopter qu’apprécier ’”819. ’S’il tolère l’établissement de la Blancherie, il refuse catégoriquement de lui accorder toute subvention, ce qu’il explique dans une lettre dans ces termes :

‘Je souhaiterais les rendre moins onéreuses [les dépenses] mais cela n’est pas possible ; les objets auxquels les fonds de mon administration sont affectés ont leur destination si précise, que je ne puis en distraire aucune portion pour aucun autre. Je suis obligé de me borner à souhaiter que l’accueil que le public fera de votre établissement vous mette en état d’en supporter les dépenses820.’

Le projet d’exposition publique annoncé par le Journal de Paris vise en premier lieu les artistes “‘ qui ne sont pas encore de l’Académie ’”821 ’Il promet d’offrir un espace plus adéquat à l’exposition de tableaux et de sculpture, tant du point de vue de l’accrochage que de l’éclairage. On précise aussi que l’entrée serait payante, à travers le livret, et que les fonds ainsi obtenus serviraient non seulement à dédommager les organisateurs du projet, mais aussi à exclure, avec le temps, tous frais pour les artistes exposants :

‘(…) il sera disposé de manière que les Tableaux soient éclairés d’un beau jour de face, et venant de haut, afin qu’ils ne présentent aucun luisant, pareillement les grands Tableaux n’y seront point relégués hors de la portée de la vue. Ce même jour de haut est aussi très-convenable pour la sculpture (…). Comme ceux qui sont animés de ce zèle ne sont pas des gens trop riches, ils ne rejettent point de profiter des petits avantages que peut procurer le débit du Livret ; ils espèrent qu’il suffira pour les dédommager de leurs frais avec le temps ; mais en même temps leur intention est d’arriver à ce qu’il n’en coûte rien aux Artistes qui exposeront822.’

Le projet n’a pas même la chance de voir le jour. Si le 17 mars l’auteur de la lettre s’en montrait enthousiaste, précisant qu’il s’agissait d’une “‘ spéculation qu’on suit très sérieusement ’”‘ , ’ et qu’il en prévoyait l’ouverture probable pour le mois de juillet 1777, une brève note du 1er mai de la même année annonçait la mort du projet, sans offrir des explications supplémentaires :

‘Quelques amis des Arts avaient annoncé le projet d’offrir aux Artiste de mérite, qui ne sont pas de l’Académie, un lieu propice à faire connaître leurs talents ; c’est avec le plus grand déplaisir qu’il se voient dans la nécessité de déclarer qu’ils sont obligés d’y renoncer ; ils ont rencontré des obstacles qu’il ne leur est pas possible de surmonter823.’

Ce qui reste en somme, des projets concernant des manifestations artistiques indépendantes de l’institution académique c’est l’ombre constante d’un regret et quelques traces écrites. Les projets “n’ont point lieu”, en raison d’ “obstacles insurmontables” évoqués de Cochin jusqu’au projet cité dans le Journal de Paris, mais ils ont le mérite de signaler un monde artistique complexe et en pleine expansion, qui déborde l’univers contenu par l’Académie royale de peinture et de sculpture.

Notes
805.

Maurice Tourneux, “Un projet de Journal de critique d’art en 1759”, Archives de l’Art Français, Mélanges offerts à Henri Lemonnier, pp 321-326.

806.

Tourneux mentionne que la lettre de Laugier est datée du 22 décembre 1759 et qu’elle est conservée au département des manuscrits de la BN.

807.

The Origins of French Criticism from the Ancien Régime to the Restauration.

808.

Manière de bien juger des ouvrages de peinture.

809.

Dans l’Introduction de son ouvrage, l’abbé Laugier note que les artistes qui qualifient d’ignorance toute critique qui ne vient pas d’un professionnel de la peinture est un moyen de “se ménager contre toute censure”. Cependant, observe-t-il, “il n’en est pas des beaux-arts comme des sciences abstraites, qui, entourées de voiles épais, n’offrent à la multitude rien de sensible, et ne peuvent que lui cause qu’un stupide étonnement. La peinture en particulier, fait sur les sens et sur l’âme de trop vives impressions, pour qu’il soit si rare de trouver des hommes capables de sentir le prix de ses illusions magiques. Telle que la nature, dont elle imite tous les jeux, si son action nous est cachée, ses merveilles nous frappent, et nous n’en jugeons pas moins bien de leur effet, quoique nous en ignorions le principe”. Ibidem.

810.

Ibidem, avertissement de l’éditeur.

811.

L’auteur a raison de conclure que les artistes ne sont pas les seuls juges; mais il ne devait pas nier qu’ils ne fussent les meilleurs, surtout s’il eût voulu faire en leur faveur la même supposition; c’est-à-dire qu’ils aient la sincérité de ne rien dissimuler de ce qu’ils sentent. Il est certain que les amateurs sont encore plus sujets que les artistes à épouser des manières particulières, et qu’il ne leur arrive que trop de se former des goûts exclusifs. Quant à ce qu’il dit, qu’un homme d’esprit avec la seule ressource de son goût naturel, en décidera beaucoup mieux, on verra dans la suite combien cette assertion est peu réfléchie, et l’on sera effrayé de l’énumération de qualités qu’il exige dans un amateur, avant que de lui accorder le droit de juger”. Ibidem.

812.

Affiches, annonces et avis divers, 14 mai 1777: On précise encore que l’ouvrage est publié “A Londres, et se trouve à Paris chez Pissot, Libraire, quai des Augustins, près la rue Gille-soeur, 1776, vol. in-12 de 339 pages, prix 30f broché”.

813.

The Origins of French Criticism from the Ancien Régime to the Restauration, p. 202.

814.

Mémoires secrets, 3 décembre 1779.

815.

Sur la maîtrise des peintres et des sculpteurs, ainsi que sur son rapport avec l’Académie de peinture et de sculpture, voir Antoine Schnapper, Le métier de peintre, (Gallimard, 2004).

816.

Journal de Paris, 17 mars 1777, “Lettre aux Auteurs du Journal de Paris”.

817.

J.J Guiffrey, Notes et documents inédits sur les Salons au XVIIIe siècle, (Paris 1873).

818.

The Origins of French Criticism from the Ancien Régime to the Restauration, p.37.

819.

Emile Bellier de la Chavignerie, Les Artistes français du XVIIIe siècle oubliés ou dédaignés, Extrait de la Revue universelle des arts, (Paris, Veuve Jules Renouard, 1865).

820.

Ibidem.

821.

C’est justement l’idée de compensation des exposition de l’Académie de Saint-Luc par d’autres manifestations telles le Colisée que redoute le comte d’Angiviller.

822.

Journal de Paris, 1er mai 1777, “Arts”.

823.

Ibidem.