Antoine Renou, premier correspondant artistique

Un collaborateur surprise

Lorsque le Journal de Paris annonçait dans son Prospectus son intérêt pour les arts visuels, les lecteurs ne pouvaient pas encore imaginer la place qu’il allait leur consacrer, dès sa parution. Le 30 janvier 1777, les rédacteurs informent déjà leurs abonnés, d’un air mystérieux, qu’un “Artiste célèbre”, dont ils ne peuvent pas dévoiler l’identité, a accepté la tâche de‘ ’“‘ donner avis de tous les Tableaux, Sculptures et Gravures dont il aura connaissance dans le cours de l’année et qu’il jugera dignes de la curiosité du Public et des Amateurs des Beaux-Arts ’”1080 ’Pour comprendre le caractère innovateur de l’initiative du Journal de Paris, il suffit de noter que jusqu’alors, les notices concernant les arts visuels dans la presse périodique étaient couvertes par des journalistes et hommes de lettres tels Fréron, Desfontaines, l’Abbé Aubert‘ ’ou Marmontel, souvent sous la direction d’artistes consacrés de l’Académie. Si l’on utilise le terme moderne de “correspondant artistique” pour désigner le statut de Renou à l’intérieur du Journal, c’est que c’est pour la première fois qu’une feuille périodique emploie un artiste pour rendre compte régulièrement de l’actualité artistique française, et que ceci advient, probablement, en échange d’une rémunération1081. ’Autrement dit, il ne s’agit plus d’une collaboration occasionnelle, faite d’interventions éparses et fortuites, mais de la gestion permanente et organisée d’une partie du Journal, confiée à un chroniqueur unique, choisi par les rédacteurs. Cette décision a une double signification : d’une part, elle souligne une tendence à la spécialisation, et d’autre part, elle illustre l’effort constant des rédacteurs de surprendre leurs abonnés, de leur offrir toujours plus qu’ils n’attendent, aspect sûrement bénéfique pour une entreprise commerciale innovatrice et de grand succès, telle une feuille quotidienne.

Dans un contexte où tout projet concernant la critique d’art doit être validé par la censure de l’Académie Royale, et où la multiplication des comptes rendus critiques peut être interprétée comme un risque de perte de contrôle, dangereuse pour la réputation de l’institution académique et de ses membres, la proposition du‘ Journal de Paris ’n’est pas dépourvue d’audace. A un mois de distance de son premier numéro, un artiste de l’Académie s’installe donc dans la position de correspondant artistique du Journal de Paris et commence à peupler régulièrement les numéros du périodique de ses lettres, qui attirent, avec la même constance, des réponses de la part d’un public curieux et bavard. Dans sa première intervention du 9 février 1777, Renou, qui ne signe pas encore sa lettre, confirme son engagement avec le Journal et se présente en quelques mots aux abonnés :

‘Je vous félicite, Messieurs, de votre engagement pris avec le public, de l’informer de toutes les nouvelles productions de nos Artistes ; mais j’aurais désiré, avant d’entrer dans le détail des travaux particuliers, que vous eussiez donné une idée générale de la situation actuelle des arts en France. Je les cultive par amusement ; ils me sauvent de l’ennui d’une existence oisive. Comme je fréquente journellement ceux qui s’y distinguent le plus, chaque jour je puise dans leurs entretiens des réflexions justes et de principes lumineux. Pour les fixer dans ma mémoire je les jette aussitôt sur papier au courant de la plume. Si ces larcins vous plaisent, tels qu’ils sont, je les rassemblerai et vous les enverrai feuille à feuille, comme ils seront écrits et comme ils me tomberont sous la main : les longs ouvrages me font peur, et pour parler le langage des arts, je ne puis tracer qu’une légère esquisse du tableau que je laisse exécuter à un plus habile que moi1082.’

Le correspondant artistique se présente plus en amateur qu’en artiste. Empruntant le ton des “spectateurs”, il prétend cultiver les arts “‘ par amusement ’”‘ , ’comme loisir d’une existence oisive, et il souligne se trouver en relation permanente avec les artistes, qui l’éclairent sur les arts de leurs précieuses réflexions. Le prétexte pour ses interventions dans le Journal de Paris seraient des notes inspirées par ses entretiens avec les artistes. Peut-on reconnaître Antoine Renou dans ces quelques lignes contenues dans sa première lettre au Journal ? Afin de mieux comprendre les masques du journaliste, nous pensons explorer les différentes facettes de la personnalité et les intérêts multiples de l’homme. Qui est ce correspondant mystérieux qui s’engage à entretenir les lecteurs du Journal de Paris de ses “‘ larcins ’”‘ ’sur les arts visuels et qui révèle, dès sa première lettre, son amour pour les arts et la passion pour le bavardage ? Avant d’être journaliste, Antoine Renou est peintre et académicien, secrétaire adjoint de l’Académie de peinture et de sculpture et homme de lettres, et nous allons essayer de voir, nous appuyant sur plusieurs témoignages, comment ces différentes fonctions se reflètent dans ses articles sur les arts visuels, publiés par le quotidien parisien, dans le but de saisir l’importance de sa collaboration au projet des rédacteurs de promouvoir un journalisme culturel.

L’unique ouvrage monographique existant sur Antoine Renou est intitulé Antoine Renou‘ , premier secrétaire de l’école nationale des beaux-arts ’et date de 1905, étant signé par Henry Jouin, sixième secrétaire de l’Ecole1083. ’Celui-ci puise une bonne partie des informations sur la carrière de Renou‘ ’d’avant 1789, dans la nécrologie de l’artiste par son ami, le graveur Nicolas Ponce, insérée dans le Moniteur universel ’de juillet 1809 et reprise en 1826 dans les‘ Mélanges sur les beaux-arts 1084. ’Toutefois, les renvois réguliers de Henry Jouin à la notice de Ponce, ainsi que sa position de biographe d’un de ses prédécesseurs ne l’empêchent pas de faire des commentaires ironiques à l’adresse de Renou, ni de le suspecter de plagiat, ni de mettre en doute son talent pour le métier de peintre. Toujours prêt à donner la parole et à répliquer à Ponce, la monographie de Henry Jouin est construite parfois comme un dialogue entre deux hommes qui, à distance d’un siècle, sont liés de manière différente à l’artiste Renou. Pour le reste, toutes les biographies et les dictionnaires d’artistes publiés au XIXe et XXe siècles qui consacrent un article à Renou, citent abondamment ou reprennent bel et bien des morceaux entiers de la nécrologie de Ponce, devenu ainsi le témoignage de référence pour la vie et l’œuvre de cet artiste peu connu1085.

Notes
1080.

Ibidem, 30 janvier 1777, “Arts”.

1081.

N’oublions pas que le Journal de Paris est une entreprise commerciale florissante, qui fait faire fortune à ses quatre propriétaires avant la Révolution, et qu’elle dispose, outre ses quatre fondateurs, d’une équipe de collaborateurs stables.

1082.

Journal de Paris, 9 février 1777, “Arts, Lettre première sur les arts, par un Ami des Artistes, aux Auteurs de ce Journal”.

1083.

Henry Jouin, Antoine Renou, premier secrétaire de l’école nationale des beaux-arts (1793-1806), (Vendôme, 1905). L’auteur explique, en guise d’introduction, que la monographie de Renou s’inscrit dans un projet plus ample, réunissant une série de monographies dédiées à ses cinq prédécesseurs: “Lorsque M Léon Bourgeois, alors ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, nous eut appelé aux fonctions enviables de Secrétaire de l’Ecole des beaux-arts (24 février 1891), la pensée nous vint d’écrire l’histoire de cette grande maison. Le palais, ses agrandissements, son décor, ses collections avaient déjà tenté jadis la plume d’un confrère, Eugène Muntz. Mais les études, les concours, les maîtres, la vie, qui s’est manifestée dans l’Ecole, devait fournir matière à la composition d’un travail que signerait volontiers un historiographe doublé d’un critique”. Selon les dires de Jouin, cet ample projet monographique est censé mettre au jour l’importance du poste de secrétaire de l’Ecole des beaux-arts, à partir de sa naissance: “De 1793 à 1863, l’Ecole est gouvernée par l’Assemblée des Professeurs, assistée d’un Secrétaire perpétuel. Celui-ci est le centre, l’axe vers lequel tout converge. Le nombre de Secrétaires décidait du nombre de nos chapitres. Et, comme ces fonctionnaires se recommandent de l’attention de l’historien par leur mérite personnel, non moins que par leurs fonctions, il nous parut logique de leur consacrer des monographies, au cours desquelles nous rendrions justice à leurs aptitudes, à leur caractère, en relatant les services publics qu’ils ont pu rendre dans le poste élevé où se dépensait leur activité”.

1084.

Nicolas Ponce, Mélanges sur les beaux-arts, Paris, Notice sur Antoine Renou, Peintre, Secrétaire perpétuel de la ci-devant Académie royale de Peinture, Lue à l’Ecole spéciale de Peinture, et à la Société des Sciences, etc, (Paris, Leblanc libraire, 1826).

1085.

Voir les articles sur Antoine Renou dans Biographie nouvelle des contemporains ou Dictionnaire historique et raisonné de tous les hommes qui, depuis la Révolution Française, ont acquis de la célébrité par leurs actions, leurs écrits, leurs erreurs ou leurs crimes, soit en France, soit dans les pays étrangers, par A. V Arnault, A Jay, E Jouy, J Norvins, (Paris, Librairie Historique, Hôtel d’Aligre, 1825) et Biographie universelle ancienne et moderne ou Histoire par ordre alphabétique, de la vie publique et privée de tous les hommes qui se sont fait remarquer par leurs écrits, leurs, actions, leurs talents, leurs vertus et leurs crimes, Rédigé par une société de gens de lettres et de savants, (Paris, LG Michaud libraire, 1824).