Les projets d’embellissement de la capitale

Embellir les villes au XVIIIe siècle

Si la notion d’urbanisme ne voit le jour qu’à la fin du XIXe siècle, le siècle des Lumières enfante l’expression d’“embellissements de la ville” pour désigner les transformations physiques de l’espace urbain, ainsi que les mutations dans les manières de penser, de représenter et de vivre la ville. La sensibilité à l’idée de progrès, liée à l’ambition de rendre l’homme meilleur porte à la recherche d’une vision nouvelle de l’espace urbain, modelée par son extraordinaire expansion et par l’essor démographique et économique. Faute d’un terme précis et englobant, le discours sur la ville relève à la fois de la police et de l’administration, de la voirie, de l’architecture et des finances. L’expression appelée à réunir et à nommer toutes les transformations devenues nécessaires à la capitale et aux autres villes du royaume n’est pas dépourvue non plus d’ambiguïté et parfois semble ne pas être à la hauteur de sa tâche.

Pour nous, elle est immédiatement évocatrice de l’idée d’une amélioration essentiellement visible de l’espace urbain, une espèce de raccommodage qui concerne plus la décoration que la construction. Dans ce sens, “embellir la ville” n’est pas vraiment réformer, agir en profondeur sur une structure existante, mais chercher simplement à l’améliorer par endroits, en y ajoutant ou en enlevant des éléments. Toutefois, les “embellissements” du siècle des Lumières ne se réduisent pas à une simple amélioration de l’état préexistant de la ville, mais participent d’un projet social plus complexe. Daniel Rabreau observait : “‘ On l’a oublié aujourd’hui, l’embellissement n’est pas que la ’ ‘ part de beauté supplémentaire ajoutée aux opérations pragmatiques d’urbanisme : il s’agit d’un principe initial, attaché au cahier de charges de l’aménagement urbain, qui fait que la beauté de l’architecture, des plantations, des perspectives, etc. participe à la formation civique des citoyens et à la morale publique ’”1299.

Le concept d’embellissement recouvre un large éventail d’aspects de la vie urbaine tels l’aménagement du territoire urbain, les infrastructures, le commerce, la sécurité et la santé publique, mais aussi la réforme des mœurs citadines et la formation d’un esprit civique. La lecture réductive du concept d’embellissement est due également à la dialectique beauté/ utilité qui fonde les réflexions sur la ville au XVIIIe siècle et qui relève à la fois de l’architecture. J.-C Perrot constate que si cette dernière évolue selon des apparences et non à partir de réformes profondes, c’est parce que “‘ plus qu’aux structures, le XVIIIe siècle s’attache (…) à réfléchir aux fonctions urbaines. Le premier thème débattu est celui de la beauté et de l’utilité ’”1300.

Décorsétée de ses remparts défensifs, dilatée par l’essor démographique et la poussée économique, la ville classique commence à se transformer en mêlant au souci de rationalité celui du confort et de l’hygiène, mais aussi du bonheur individuel et collectif. D’une part la ville repousse ses anciennes frontières par la création des faubourgs, d’autre part les espaces non bâtis intra-muros, notamment les terrains agricoles sont lotis graduellement. La deuxième moitié du siècle est marquée par la fièvre de construire (“‘ On bâtit de tous côtés ’”, observe L.-S Mercier), conjuguée à une montée vertigineuse des prix de l’immobilier1301. Des projets novateurs sont mis en œuvre un peu partout en France, à Bordeaux et à Toulouse, à Rennes et à Nantes, à Rouen et à Lyon. A Paris, on construit un peu partout, on crée des ponts et des quais, on ouvre de nouvelles rues, on multiplie les grands chantiers, tels l’achèvement de la colonnade du Louvre, la construction des églises Sainte Geneviève et de la Madeleine, de la nouvelle Halle de blé et de la place Louis XV.

Mais surtout, on rédige, on répand et on discute une quantité importante de projets d’embellissements qui, réalisés ou non, participent de façon décisive aux changements physiques et aux nouveaux modes de penser et de vivre l’espace urbain. La discussion autour de la ville n’est pas menée par une seule poignée de spécialistes ingénieurs et architectes, mais par un large public qui, suite à la vulgarisation des savoirs et à l’essor sans précédent des moyens médiatiques prend une partie active dans la transformation de la ville. Si embellir la ville est l’affaire de tout le monde, et que les feuilles périodiques telles le Journal de Paris s’ouvrent également à toutes les idées et les opinions, il n’est pas surprenant que les projets d’embellissement y ont trouvé un terrain fertile pour les représentations anonymes d’une ville réformée. En dépit de l’ambiance joviale et conviviale créée par cet affairement discursif autour de la ville, cette ferveur de bâtir par l’imagination un espace de vie idéal, l’embellissement de la ville se révèle une démarche pénible et hésitante, faite de nombreuses tentatives disparates, qui se croisent et se chevauchent sans déboucher toujours sur des solutions valides.

Au siècle des Lumières, la théorie architecturale se confronte avec l’objet nouveau qu’est la ville, et se met à la recherche de moyens pour s’en approprier. Si la ville est passée sous silence dans les traités d’architecture classique (encore qu’elle soit abordée par le biais des différents aspects théoriques, au cours de la deuxième moitié du siècle les réflexions sur la ville commencent à se rendre plus définies chez les théoriciens Marc-Antoine Laugier ’ ‘ , Jacques-François Blondel ’ ‘ et Pierre Patte1302.

Ex-Jésuite, auteur de plusieurs ouvrages concernant l’histoire la musique et la peinture, l’abbé Marc-Antoine Laugier rend sa célébrité à ses théories sur l’architecture et surtout à l’idée de cabane primitive comme modèle originaire de toute construction humaine, contenue dans son‘ Essai d’architecture ’dont la publication date de 1753. C’est toujours dans ce traité qu’il exprime ses idées sur l’embellissement des villes, auquel il consacre d’ailleurs un chapitre à part. D’emblée, l’abbé constate l’engouement général manifesté pour les embellissement et leur caractère limité :‘ ’“‘ Le goût des embellissements est devenu général, il est à souhaiter pour les progrès des arts, que ce goût persévère et se perfectionne. Mais ce goût ne doit point se borner aux maisons des particuliers, il doit s’étendre aux villes entières ’”. L’embellissement général de la capitale est une idée fondamentale dans la réflexion sur la ville, qui sera reprise par la suite par Pierre Patte et qui revient comme une sorte de refrain dans les projets publiés par le Journal, sous la forme de la nécessité d’un plan de la capitale. Confiant dans les ressources‘ ’“‘ infinies ’” de la capitale, ainsi que dans les qualités et les capacités de sa nation, Laugier constate que pour réaliser l’embellissement général de Paris, il faut définir un plan, qu’il compare avec celui d’un jardin :

‘Il faut regarder une ville comme un forêt. Les rues de celle-là sont les routes de celle-ci ; et doivent être percées de même. Ce qui fait l’essentielle beauté d’un parc, c’est la multitude de routes, leur largeur, leur alignement ; mais cela ne suffit pas : il faut qu’un Le Nôtre en dessine le plan, qu’il y mette du goût et de la pensée, qu’on y trouve tout à la fois de l’ordre et de la bizarrerie, de la symétrie et de la variété ; qu’ici on aperçoive une étoile, là une patte d’oie ; de ce côté des routes en épi ; de l’autre, des routes en éventail ; plus loin des parallèles ; partout des carrefours de dessin et de figure différente. Plus il y aura de choix, d’abondance, de contraste, de désordre même dans cette composition, plus le parc aura de beautés piquantes et délicieuses1303.’

La nature occupe une place fondamentale dans les réflexions de Laugier, sauf qu’il ne s’agit pas d’une nature à l’état sauvage, mais d’une nature à maîtriser, à aménager. A première vue, la vision de cette ville-jardin, avec sa multitude de rues larges et alignées, relève de la ville classique, c’est d’ailleurs à un Le Nôtre qu’il assigne le dessin du plan de cette nouvelle capitale. Cependant, la suite de son discours s’éloigne à l’improviste de cette idée  : la ville-jardin ou forêt du père Laugier non seulement admet, mais réclame la variété, et surtout la bizarrerie, à côté de la symétrie et de l’ordre. Plus loin, il essaie de développer son idée en observant que les “‘ excès de régularité et de symétrie ’” mènent à la monotonie et à l’émoussement du plaisir. Toutefois, il admet que dresser un tel plan, jouant sur un incessant effet de contrastes, n’est pas vraiment une mince affaire, et que seul un génie‘ ’“‘ plein de feu et de sensibilité ’” et possédant‘ ’“‘ éminemment l’art des combinaisons ’”, autant urbaniste que jardinier paysagiste, pourrait être à la hauteur de la tâche :

‘Ce n’est donc pas une petite affaire que de dessiner le plan d’une ville, de manière que la magnificence du total se subdivise en une infinité de beautés de détail toutes différentes, qu’on n’y rencontre presque jamais les mêmes choses, qu’en les parcourant d’un bout à l’autre on trouve dans chaque quartier quelque chose de neuf, de singulier, de saisissant, qu’il y ait de l’ordre, et pourtant une sorte de confusion, que tout y soit en alignement, mais sans monotonie, et que d’une multitude de parties régulières il en résulte en total une certaine idée d’irrégularité et de chaos qui sied si bien aux grandes villes1304.’

Tout en relevant du modèle du jardin classique de Le Nôtre, la ville-forêt du père Laugier est censée donner libre voix à l’imagination, accueillant sans effort et dans la juste mesure, la singularité, la surprise, la confusion, voire le chaos. Quelles que soient ses limites, l’idée de l’abbé Laugier touche par son effort de concilier le souci de rationalité à la dimension humaine de l’espace urbain, voué à la confusion et au désordre, éléments constitutifs de la saine organisation de tout centre urbain.

Fondateur de l’Ecole des Arts en 1743, plus tard professeur de l’Académie d’architecture, Jean-François Blondel, “‘ le plus grand professeur d’architecture du siècle ’”‘ ’selon l’expression d’Emil Kaufmann, est l’auteur d’un Cours d’architecture en six volumes (1771-1776), dont les deux derniers furent édités par Piere Patte. Ce n’est qu’à la fin du quatrième tome, au chapitre de la distribution, que “le professeur” touche à la question des villes. Si Blondel se déclare contraire aux projets “‘ à perte de vue ’”‘ , ’dans lesquels s’inscrivent les idées d’un Laugier, il expose en revanche deux projets urbanistiques pour les villes de Metz et de Strasbourg, auxquels il a été appelé à participer. Blondel insiste sur la nécessité de respecter dans l’art de construire la règle de la convenance, qui consiste à donner à tout édifice‘ ’“‘ le caractère ’”‘ ’qui lui appartient. Dans le projet pour l’embellissement de la ville de Metz, dont le plan figure dans son Cours1305, l’architecte met à l’œuvre l’idée de convenance à travers la construction d’un ensemble d’édifices monumentaux, destinés à exprimer le pouvoir du souverain, en y ajoutant cependant le principe nouveau de la distribution commode des édifices1306. ’Selon Antoine Picon l’embellissement ainsi conçu, débouche sur l’idée de la‘ ’“‘ ville comme projet ’”, à savoir de la ville‘ ’“‘ qu’il faut distribuer aussi rationnellement qu’il se peut ’”1307. La ville de Blondel est constituée comme un réseau d’édifices monumentaux appelés à interrompre le tissu urbain, et en fonction desquels l’architecte opère des alignements et des percées censés restructurer le reste de l’espace urbain.

Le ’troisième théoricien important à se pencher sur l’embellissement des villes est l’architecte Pierre Patte, élève de Jacques-François Blondel et de Germain Boffrand. En 1765, à l’occasion du concours organisé pour l’emplacement et la disposition de la place Louis XV, Patte publie un ouvrage intitulé‘ Monuments érigés en France à la gloire de Louis XV. Après avoir consacré cinq chapitres aux places royales élevées en province et dix-sept chapitres projetées à Paris par Boffrand, Servandoni, Gabriel ou Soufflot, Patte se lance dans une réflexion personnelle sur les embellissements de la capitale et affirme, dans le sillon du père Laugier, leur caractère “‘ total ’” :

‘(…) je ne répèterai point, avec tant d’autres, qu’il serait nécessaire d’abattre tout Paris pour le reconstruire, si l’on voulait en faire une belle ville : je pense au contraire qu’il faudrait conserver tout ce qui est digne de l’être, ainsi que tous les quartiers et les édifices qui forment déjà des embellissements particuliers, afin de les lier, avec art, à un embellissement total.1308.’

Bien qu’il ne se considère pas comme un partisan de la table rase, Patte se montre tenté par l’idée d’une reconstruction de la capitale sur la base d’une maille d’édifices de premier ordre, dignes d’être épargnés et de constituer les points de référence de la nouvelle ville. Autrement dit, celle-ci serait rebâtie dans les vides qui séparent des embellissements déjà existants, idée proche de la vision urbanistique de Blondel. Patte nomme certains de ces édifices de référence : “‘ les plus belles églises, les palais du Louvre, des Tuileries, du Luxembourg, le Palais-Royal, les principaux monuments publics qui méritent de la considération par leur architecture, ainsi que les beaux hôtels, une partie des faubourgs Saint-Germain, Saint-Honoré et du Marais ’”1309. En revanche, il se montre impitoyable avec “‘ les maisons de dessus les ponts ’”, et balaye d’un coup de plume “‘ tout ce qui est mal bâti, mal décoré, d’une construction gothique, ou dont les dispositions seraient estimées vicieuses par rapport aux embellissements projetés ’”1310.

Afin d’aboutir à l’embellissement total de la capitale, Patte envisage la réalisation d’un plan général qui figurerait tous les objets à conserver ou à épargner, et c’est dans les espaces blancs qui les séparent que pousseraient les nouveaux équipements. Ce plan gravé ferait l’objet d’un concours qui réunirait la fine fleur des hommes à projets, leurs productions seraient soumises au jugement public et sous avis des connaisseurs, le meilleur “‘ dessin ’” serait élu, solennellement gravé “‘ sur de grandes tables de marbre blanc ’”, “‘ apposé sur une muraille de l’hôtel de ville’, ‘exposé à la vue du public ’”, finalement “‘ autorisé par un arrêt du Conseil d’état qui en ordonnerait l’exécution ’”1311.

Soucieux de détails techniques et constamment animé par un esprit pragmatique, Patte ne se contente pas de proposer sa vision de la capitale embellie, mais offre également des suggestions pratiques sur le financement d’une telle démarche, ainsi que des prévisions sur le temps nécessaire. D’abord, il propose la création d’un “‘ fond de quatre ou cinq millions pour commencer les embellissements de Paris ’”, à savoir pour l’abattement des quartiers inadéquats, le terrain ainsi libéré étant loti et revendu. Une fois le plan arrêté, le Conseil d’état serait censé procéder à‘ ’“‘ l’achat de tous les terrains et de toutes les maisons nécessaires pour cette opération, avec défense la plus expresse à aucune personne en place qu’elle fût, d’y rien innover sous aucun prétexte ’”1312. C’est ce système d’expropriation-lotissement-revente des terrains occupés par le bâti inapproprié qui est à la base de l’embellissement total de la capitale, opération qui, selon Patte, demanderait quarante ou cinquante ans.

Mais de quoi faudra-t-il remplir, de manière appropriée, ces espaces blancs du plan de la capitale ? C’est toujours dans les Mémoires que Pierre Patte ’ ‘ répond à cette question:

‘L’essentiel est que tous ses abords soient faciles ; qu’il y ait suffisamment de débouchés d’un quartier à l’autre pour le transport des marchandises, la libre circulation des voitures, et que tout se dégage du centre à la circonférence sans confusion. Il convient surtout d’éviter la monotonie et la trop grande uniformité dans la distribution totale de son plan, mais d’affecter au contraire de la variété et du contraste dans les formes, afin que tous les quartiers ne se ressemblent pas. Le voyageur ne doit pas embrasser d’un coup d’œil ; mais il faut que qu’il soit continuellement attiré par du nouveau, du varié, de l’agréable, qui excite, pique et réveille sans cesse sa curiosité1313.’

Tout d’un coup, à l’énigme des espaces blancs de la ville de Patte se substitue un unique principe de fluidité. Ce que recherche essentiellement l’architecte dans les interstices des places et des édifices monumentaux est le pur mouvement et l’échange des marchandises, des voitures et de personnes. La capitale régénérée de Pierre Patte est par conséquent une ville traversée par un réseau de constructions monumentales et organisée de sorte à permettre la circulation. Pour le reste, même si Patte recommande d’“‘ éviter la monotonie ’”‘ ’et‘ ’“‘ la trop grande uniformité dans la distribution totale du plan ’”, même s’il conseille vivement la variété et le‘ ’“‘ contraste dans les formes ’”, on est tout de même loin des idées de‘ ’“‘ bizarrerie ’” et de “‘ chaos ’” proposées par l’abbé Laugier. Comme Blondel, Patte conçoit l’embellissement total de la capitale comme un collage de projets de place royale, sans porter plus loin sa réflexion sur la ville. Il développera plus tard ses idées urbanistiques dans un autre ouvrage,‘ Mémoires sur les objets les plus importants de l’architecture, qui définit les caractéristiques de la ville idéale fondée sur les principes de la raison et s’attarde sur différents aspects techniques tels le site, la forme, la circulation, les règles d’édification liées au souci d’hygiène et de confort.

L’embellissement total de Paris relève encore plus du “‘ rêve ’” que de la réalité, l’architecte a encore du mal à concilier sa fiction de‘ ’“‘ ville idéale ’” avec les réalités urbaines existantes. Malgré ses lacunes et ses ambiguïtés, le projet de renouvellement urbain se présente comme une vision, un produit de l’imagination censé entraîner le débat public. Aussi Pierre Patte note-t-il à propos de l’embellissement du quartier de la Cité :‘ ’“‘ Donnons carrière à notre imagination. Représentons-nous s’il se peut, dans un beau rêve, l’effet prodigieux que produirait l’embellissement total du quartier de la cité. L’illusion ne dût-elle durer qu’un instant, essayons de faire regretter à nos compatriotes de n’en pas voir la réalité ’”1314. Il paraît qu’une des premières fonctions du projet d’embellissement soit celle d’éveiller la conscience publique à propos des potentialités de la ville. D’autre part, cette notion véhiculée non seulement par les ouvrages spécialisés, mais aussi à travers la presse, reflète une volonté d’agir globalement et dans la durée sur l’espace urbain.

Quelles sont les représentations de la ville de Paris au XVIIIe siècle ? Les témoignages de quelques auteurs fameux illustrent l’ampleur du discours critique sur la capitale. L’image qu’en donne Voltaire dans le texte Des Embellissements de Paris publié en 1749 est celle d’une ville dont les potentialités inouïes contrastent avec l’indolence générale de ses concitoyens, à son avis, pleinement responsables de son aspect sordide :

‘Nous possédons dans Paris de quoi acheter des royaumes ; nous voyons tous les jours ce qui manque à notre ville et nous nous contentons de murmurer. On passe devant le Louvre, et on gémit de voir cette façade, monument de grandeur de Louis XIV, du zèle de Colbert, et du génie de Perrault, cachée par des bâtiments de Goths et de Vandales. Nous courons aux spectacles, et nous sommes indignés d’y entrer d’une manière si incommode et si dégoûtante, d’y être placés si mal à notre aise, de voir des salles si grossièrement construites, des théâtres si mal entendus, et d’en sortir avec plus d’embarras de peine qu’on n’y est entré. Nous rougissons, avec raison, de voir les marchés publics établis dans des rues étroites, étaler la malpropreté, répandre l’infection, et causer des désordres continuels. Nous n’avons que deux fontaines dans le grand goût, et il s’en faut bien qu’elles soient avantageusement placées ; toutes les autres sont dignes d’un village. Des quartiers immenses demandent des places publiques ; et tandis que l’arc de triomphe de la porte Saint-Denis, et la statue équestre de Henri le Grand, ces deux ponts, ces deux quais superbes, ce Louvre, ces Tuileries, ces Champs-Elysées égalent ou surpassent les beautés de l’ancienne Rome, le centre de la ville, obscur, resserré, hideux, représente le temps de la plus honteuse barbarie. Nous le disons sans cesse ; mais jusqu’à quand le dirons-nous sans y remédier ?1315

Pendant qu’une partie de Paris s’épanouit dans les formes d’un urbanisme renouvelé, proche du modèle de la Rome antique, le point spatial qui concentre les plaies de la capitale est le centre ville, autrement dit la ville médiévale ou gothique, symbole de la barbarie et de la laideur.

La même année le critique La Font de Saint-Yenne fait dialoguer Le Louvre et la Ville de Paris, occasion d’un panégyrique de l’œuvre de Colbert à Paris : tracé de larges avenues et rangées d’arbres, arc de triomphe et jardins publics. Le Louvre se plaint de son abandon et de son avilissement : “‘ devenu l’asile des hiboux ’”‘ ’et‘ ’“‘ livré à l’excès de l’indécence et du déshonneur par tout ce qui l’environne ’ ”1316 ’De son côté, la Ville déplore le vice des Français de s’attacher à la nouveauté‘ ’“‘ la plus bizarre et la plus irrégulière, (…) à laquelle ils sacrifient tout avec une fureur qui tient de la folie ’”1317 ’Invoquée par les deux interlocuteurs, l’Ombre de Colbert se présente, mais ne reconnaît, hélas, la ville à la gloire de laquelle il avait œuvré pendant sa vie : “‘ Eh ! comment ne vous méconnaîtrais-je pas ! Irrégulière, difforme, couverte d’ornements frivoles, de colifichets qui cachent ou qui défigurent toutes vos beautés ’”1318. ’L’image de la capitale représentée par La Font est empreinte de nostalgie et d’amertume, auxquelles s’ajoute le vide de pouvoir indiqué par l’absence du monarque :‘ ’“‘ Quel malheur pour la capitale que l’absence de son roi ’ ”1319.

Marc-Antoine Laugier se montre plus optimiste et plus confiant dans sa nation, lorsqu’il observe, dans son Essai sur l’Architecture, tout comme Voltaire, le potentiel énorme dont dispose la capitale et sa capacité d’exceller grâce au génie de ses habitants:‘ ’“‘ Dans la capitale d’un grand ’ ‘ royaume comme la France, les ressources sont infinies. (…) Paris est déjà une des plus grandes villes du monde. Rien ne serait plus digne d’une nation si hardie, aussi ingénieuse, aussi puissante que la nation française, que d’entreprendre sur un dessin nouveau d’en faire avec le temps la plus belle ville de l’univers ’”1320.

La situation de la capitale décrite par l’architecte Patte ’ ‘ , théoricien de l’embellissement total, est en revanche plus inquiétante : son état déplorable est dû essentiellement à l’absence de toute organisation dans sa reconstruction récente :

‘Il n’y a personne qui ne convienne que Paris, avec une infinité de bâtiments admirables, n’offre dans son ensemble qu’un aspect peu satisfaisant : son extérieur ne répond point à l’idée que les étrangers doivent se former dans la capitale du plus beau royaume de l’Europe. C’est une amas de maisons entassées pêle-mêle, où il semble que le hasard seul ait présidé. Il y a des quartiers entiers qui n’ont presque pas de communication avec les autres ; on ne voir que des rues étroites, tortueuses, qui respirent partout la malpropreté, où la rencontre des voitures met continuellement la vie des citoyens en danger, et cause à tout instant des embarras. La Cité surtout n’a presque point changé depuis trois siècles ; elle est restée dans l’état de confusion où l’ignorance de nos pères l’a laissée. Depuis environ cinquante ans, près de la moitié de Paris a été rebâtie, sans qu’il soit venu dans la pensée de l’assujettir à aucun plan général, et sans avoir encore cherché à changer les mauvaises distributions de ses rues. Lorsqu’il s’est trouvé des maisons à y reconstruire, on a cru avoir beaucoup fait en élargissant la voie publique de quelques pieds : on a laissé échapper les occasions favorables de faire différentes percées avantageuses qu’il eût été facile de pratiquer, pour former soit des débouchés, soit des communications utiles1321.’

Selon Patte, l’insatisfaction que donne au spectateur la vue de la capitale est le fruit de son caractère lourdement gothique, auquel s’ajoutent des tentatives de reconstruction livrées au hasard, des occasions favorables manquées, l’absence d’un plan comme support fondamental d’action sur une structure marquée par le désordre, le renfermement et l’incohérence. Le défaut principal des travaux d’embellissement signalé par Patte est leur caractère fragmenté, l’absence d’une vue d’ensemble, d’un projet totalisant appliquée à la ville entière, et non seulement à ses parties isolées considérées comme significatives et, par conséquent, privilégiées. Le problème identifié par Patte est en réalité un problème qui traverse, d’une manière ou d’une autre, tous les projets d’embellissement des contemporains et qui résume la difficulté majeure de l’urbanisme des Lumières. Tandis que fleurissent les projets sur des questions urbanistiques concrètes, il paraît que l’image de la ville dont on rêve, dans son ensemble, s’obstine à rester invisible ou inaccessible. La théorie architecturale se révèle pour l’instant impuissante devant les réalités urbaines, cette hésitation étant largement saisissable, nous allons le découvrir plus loin, dans l’ensemble des projets d’embellissement de la capitale publiés dans le Journal.

Notes
1299.

Daniel Rabreau, La nature citadine au siècle des Lumières, Promenades urbaines et villégiature, Colloque de Nancy, 24 et 25 juin 2005, (William Blake et Co, 2005).

1300.

Dictionnaire européen des Lumières, sous la direction de Michel Delon, article “Urbanisme” par Daniel Rabreau, (Paris, éditions PUF, 1997).

1301.

Emanuel Leroy-Ladurie souligne: “L’investissement foncier reste une mine d’or. (…) Le capital immobilier double de valeur en moyenne tous les vingt-cinq ans. Stimulé par la demande, il est l’objet du désir des possédants ou de ceux qui aspirent à ce statut social. Histoire de la France urbaine, sous la direction de Gerges Duby, t 3, La Ville classique, (Seuil, 1981).

1302.

Antoine Picon, Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, (Paris, Parenthèses, 2004).

1303.

Marc-Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, V, 2, p. 222, cité ds Baldine Saint Girons, Esthétiques du XVIIIe siècle, (Philippe Sers éditeur, Paris 1990).

1304.

Ibidem, p. 550.

1305.

Plan par masse des nouveaux bâtiments et des nouvelles communications faites à Mets depuis 1764, cité par Antoine Picon ds Architectes et ingénieurs du siècle des Lumières, p 174.

1306.

Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, pp. 174-175.

1307.

Ibidem, p 175.

1308.

Pierre Patte, Monuments érigés à la gloire de Louis XV; (Paris, Desaint, Saillant, 1765).

1309.

Ibidem.

1310.

Ibidem.

1311.

Ibidem.

1312.

Ibidem.

1313.

Ibidem.

1314.

Ibidem.

1315.

Voltaire, Des embellissements de Paris, ds, Esthétiques du XVIIIe siècle, pp.592-593.

1316.

La Font de Saint Yenne, L’ombre du grand Colbert, le Louvre et la Ville de Paris, 1749, 1752, ds Esthétiques du XVIIIe siècle, p 596.

1317.

Ibidem.

1318.

Ibidem, p 597.

1319.

Ibidem, p 595.

1320.

Marc-Antoine Laugier Essai sur l’architecture, V, 2, ds, Esthétiques du XVIIIe siècle, p550.

1321.

Monuments érigés en France à la gloire de Louis XV.