Accueil du projet d’embellissement

Le Journal de Paris se donne comme espace idéal, démocratiquement ouvert aux hommes pressés de la fin du siècle, pour exprimer leurs idées “‘ fugitives ’”ou à peine ébauchées, badines ou sérieuses, simples ou plus élaborées, sobres ou farfelues. Avec sa forme concise et légère, le projet d’embellissement de la capitale est la formule parfaitement appropriée à la publication dans la presse périodique, pour faire circuler les idées concernant la transformation du milieu urbain qui préoccupe et passionne les esprits dès la seconde moitié du XVIIIe siècle. A quel moment et de quelle manière est introduite dans le quotidien de Paris l’idée d’embellissement de la ville ? Quel est l’accueil immédiat que l’on y réserve ? Par quels moyens le Journal construit-il le discours critique autour de la ville ?

Le premier à parler d’embellissements de la capitale est le correspondant “Pro Patria” qui, le 4 juin 1777, se propose de traiter, dans une série d’interventions, différents aspects de la vie urbaine. La sécurité et la commodité des citadins, les bonnes mœurs et l’ordre public, l’éducation de la jeunesse et les agréments urbains, ainsi que les embellissements de la capitale sont réunis par le correspondant, dans la catégorie unique des‘ ’“‘ grands objets qui intéressent tout le monde ’” et qui relèvent également du‘ ’“‘ progrès des Arts en général ’”1322.‘ ’La lettre de “Pro Patria” est insérée à la rubrique “Arts” du Journal et d’ailleurs, le correspondant exprime, en guise d’introduction, son étonnement que cette rubrique, dont l’intérêt consiste dans la publication de‘ ’“‘ tant d’idées différentes ’”, n’ait pas encore traité des matières mentionnées. Il rappelle également aux journalistes de Paris que leur complaisance quant à la publication de toutes sortes de lettres présente le risque de se faire accuser de‘ ’“‘ remplissage ’” par des lecteurs un peu trop exigeants.

De plus, “Pro Patria” avertit, en toute sincérité, que le style de ses lettres “‘ fort courtes ’” est “‘ peu élégant ’” et “‘ nullement châtié ’” et que pour traiter des embellissements de la ville, il ne s’assujettirait “‘ à aucun ordre des matières ’”, en revanche il s’engage à “parler raison et vrai” et surtout à parler à tout le monde. “Pro Patria” prétend s’adresser aux lecteurs du Journal, sans autres titres et compétences que ceux d’“Observateur exact” et de “‘ Citoyen timide et zélé pour le bien ’”, son regard “profane” promettant une vision désintéressée des sujets abordés.

Il y a, dans le projet de correspondance de “Pro Patria” l’idée implicite que la discussion sur les arts devrait s’élargir, sous peine de soupçon de “‘ remplissage ’”, à des matières très pratiques, qui concernent et interrogent tous les Citoyens et que le langage pour mener cette discussion doit être simple, dépouillé d’ornements, voire abandonné au désordre de l’esprit, mais intelligible à tous. La brièveté, la timidité, le caractère épisodique et inachevé des interventions de “Pro Patria” annoncent un discours critique à l’état brut, dont les tâtonnements affichés semblent être une forte source d’émulation. “‘ Je ne dois être considéré, affirme-t-il, que comme l’Indicateur des vues utiles ’”, le seul but de ses interventions étant “‘ d’engager d’autres Citoyens plus habiles à exercer leur génie sur les mêmes objets que j’aurai présentés ’”. Les éventuels critiques ne l’effraient pas non plus, au contraire, elles semblent faire partie de son projet, et “plus mes lettres en provoqueront, plus mon objet se trouvera rempli, parce que la discussion étend toujours les idées”. Autrement dit, la vanité du Moi rédacteur se propose de s’effacer au profit de la libre circulation des idées et de leur appropriation par le génie artistique, toujours au nom du bien public. Certes, ceci est plus simple à dire qu’à faire, puisque le zélé “Pro Patria” finit par se froisser aux premières attaques et de crier à la censure.

Cinq jours après la publication de la première lettre de “Pro Patria”, un autre correspondant‘ ’signant “L’Hermite de la Forêt de Sennar”1323 ’commente avec ironie le projet de celui-ci :‘ ’“‘ Votre correspondant M Propatrie nous annonce qu’il se propose de dire des vérités utiles sans blesser personne, mais qu’il commencera par nous parler des embellissements de Paris. cela ressemble un peu trop à l’éduction du Marquis de Jeannotière, où après avoir examiné le fort et le faible de toutes les sciences, on décide que M le Marquis apprendra à danser ’”1324. ’ Selon “L’Hermite”, un sujet digne de l’attention et de la réflexion des lecteurs du Journal est la défense de la traite négrière dans la constitution américaine. Parler en revanche des embellissements de la capitale, tout aussi bien que de l’art de la peinture ou de la musique (auxquels le Journal accorde par ailleurs une place significative pendant sa première année d’existence) revient à promouvoir la frivolité et la légèreté, ce qui contredit, selon “L’Hermite”, la vocation annoncée du quotidien. C’est ainsi que prend essor dans le Journal, pendant plusieurs mois, une polémique opposant les défenseurs et les critiques des arts, dans leur rapport avec l’idée d’utilité publique.

“L’Hermite de Sennar” se révèle le partisan de l’idée de la décadence des arts, due principalement à leur mercantilisation. Conformément à cette vision, les arts en France ont perdu irrémédiablement le caractère d’“‘ utilité ’” et de‘ ’“‘ grandeur ’”‘ ’qu’ils avaient dans la Grèce antique. Les arts des contemporains, observe “L’Hermite”,‘ ’“‘ ont trop souvent un caractère mesquin parce qu’ils sont payés par les gens riches ’”‘ , ’en contraste avec l’art antique, dont l’utilité et la‘ ’“‘ grandeur ’”‘ ’dérivait directement de ce qu’il était‘ ’“‘ payé par le public ’” et par conséquent, s’en occuper trop des premiers risque d’encourager la frivolité, au détriment de l’“‘ instruction qui convient au peuple ’” et de la vertu. L’unique manière de restituer aux arts leur‘ ’“‘ grandeur ’” perdue serait de les mettre au service de l’utilité publique, de l’amélioration du peuple, mais comme cette perspective semble à “L’Hermite” bien lointaine, parler dans le Journal des‘ ’“‘ embellissements de la ville ’”, comme le propose “Pro Patria”, revient à célébrer l’état de corruption des arts.

D’autre part, les défenseurs de “Pro Patria” et des arts s’empressent d’apporter leurs arguments. Un correspondant répond à “L’Hermite” que s’il dédaigne les arts, c’est‘ ’“‘ parce qu’il ne les connaît pas ’” et souligne que la musique, par exemple, est l’un des moyens les plus puissants pour‘ ’“‘ former le coeur et l’esprit du peuple ’”. Les airs et les paroles que chantonne celui-ci pendant qu’il travaille sont‘ ’“‘ absurdes ’” pour les âmes et les oreilles‘ ’“‘ vraiment patriotiques ’” et ont pour seul effet son abrutissement. Il suffirait, insiste le lecteur, de mettre des maximes de morale, d’agriculture et de physique en vers et en musique, il en résulterait des‘ ’“‘ Romances propres à former les moeurs des gens du peuple, à leur inspirer le goût du travail, l’amour de leur état’ ’” et ce “‘ chant noble ’” se répandrait facilement dans toutes les campagnes1325. Un autre correspondant note en écho du premier que “‘ les gouvernements modernes ne savent pas assez jusqu’à quel point les Beaux Arts et particulièrement la Musique, peuvent influer sur les mœurs ’”1326 En même temps, il attire l’attention de “L’Hermite” sur les bienfaits des “‘ arts d’imitation ’”, voire sur leur capacité unique de transmettre les vérités, en les rendant “‘ populaires ’” :

‘Songez que l’homme est si peu fait pour la vérité qu’il n’aime rien que ce qui le trompe ; le vraisemblable, le merveilleux et les arts d’imitation, tout cela est mensonge et tout cela est plaisir. (...) Songez que si vous mettez le raisonnement à la place de l’enthousiasme et des grandes passions, enfants de l’erreur ; c’en est fait de l’amour de la gloire et de la patrie. Songez que la raison ne s’exerce jamais sans effort et que la sensibilité précède toujours la réflexion. Songez que sans ces mêmes Arts, que vous paraissez dédaigner, les vérités les plus précieuses demeureraient stériles en ne devenant jamais populaires1327.’

La faculté de l’âme responsable de mettre en branle toutes les grandes passions et l’enthousiasme est, selon le correspondant, la sensibilité. Placée quelque part entre la réflexion, assujettie à l’effort, et les sens bruts1328, la sensibilité est tenue pour la source commune de l’amour de la patrie et des arts d’imitation. Mépriser les arts au nom de la raison revient à fermer la voie qui mène à la diffusion des vérités, et donc à cette même amélioration du peuple à travers les mœurs, si vivement souhaitée par “L’Hermite”.

De son côté, “Pro Patria” répond à son opposant, en invoquant, en faveur de son projet de correspondance la liberté de parole promue par le Journal, et en même temps, il semble vouloir préciser mieux cette fois-ci, pour “L’Hermite”, la notion d’“embellissement de la capitale”. Si dans sa première lettre, il plaçait les embellissements de la ville à la fin d’une longue énumération de “‘ matières utiles ’” dont il voulait traiter, après la commodité et l’ordre public, et attachés aux “‘ Arts en général ’”‘ , ’ ici il explique directement que ceux-ci‘ ’“‘ tendent à la salubrité, à la sûreté et à la commodité des Citoyens ’”‘ ’et que son propos concerne‘ ’“‘ des opérations propres à assurer la vie et la santé d’un grand nombre d’habitants de Paris ’”1329

Bref, celui qui traite de problèmes urbanistiques se sent un homme tout aussi‘ ’“‘ honnête et vertueux ’”, et guidé par des vues d’utilité, que celui qui plaide pour l’esclavage des Nègres. L’intolérance de “L’Hermite” quant au sujet de “Pro Patria” prouve bel et bien que la notion‘ ’d’“‘ embellissement de la ville ’” n’est pas bien claire aux yeux de tous les lecteurs, et que pour certains, elle se résume à des réflexions sur des améliorations d’ordre esthétique ou décoratif. Pour développer ses idées, “Pro Patria” exige la publication prompte des lettres qu’il a déjà envoyées au bureau du Journal. Le 11 juin, lorsqu’il décide de répondre à “L’Hermite de Sennar”, il avertit les rédacteurs que sa dernière lettre n’était pas encore été publiée et que par conséquent, il suspendait momentanément la suite1330. Doit-on interpréter ce retard comme simple oubli ou bien comme hésitation des journalistes quant à l’intérêt du sujet de “Pro Patria” ? Ce qui est sûr, c’est que le lendemain le Journal insère la lettre réclamée par “Pro Patria”, signe que les journalistes de Paris estiment que les embellissements de la capitale ou du moins la polémique née autour d’eux, sont susceptibles de susciter l’intérêt du public.

Parmi les détracteurs de “Pro Patria” on compte aussi “‘ Nieman, négociant d’Amsterdam ’”, qui sans avoir jamais mis le pied dans la capitale française1331, pose un regard scrutateur et critique sur les mœurs et les modes de vie parisiens, et tout en offrant au Journal ’“‘ un échantillon de la pacotille d’idées piquantes et utiles ’” dont il est l’auteur, il promet des‘ ’“‘ remèdes ’” aux inconvénients de la vie urbaine. Mû par le‘ ’“‘ bien de l’humanité ’” et inquiet de‘ ’“‘ la décadence de l’espèce humaine ’”‘ ’parmi les habitants de Paris, “Nieman” part à l’attaque du projet de “Pro Patria” en invoquant des arguments de nature hygiénique.‘ ’“‘ J’admire en vérité comme on se démène pour embellir Paris, commence-t-il, ’ ‘ et on s’y prend très précisément de la manière qu’on reproche très mal à propos à vos femmes d’adopter ; de beaux habits pour une chemise sale ’”1332. ’Le négociant hollandais n’est pas de ceux qui savent censurer leurs observations les plus crues, aussi, n’hésite-t-il pas plus loin, à adresser aux Parisiens un conseil empreint d’une critique cuisante :‘ ’“‘ Eh ! Messieurs, commencez par nettoyer vos enfants avant que de les revêtir de drap d’or ’”1333.

Selon le négociant, le projet d’embellir une capitale où règne la saleté, est scandaleux: peut-on parler d’embellissements qui ne soient pas limités à un enjolivement en surface, chez des habitants qui affublent leur corps en négligeant sa propreté ?‘ ’“‘ Vous aurez, grâce aux Conseils de MM Pro Patria et Consors, de beaux édifices avec de belles proportions bien symétriques, et de l’aspect le plus agréable, des rues bien droites, et des enfants bien tordus et bien mal sains ’”, s’indigne‘ ’“Nieman”. Pour celui-ci, les belles formes d’une ville ne peuvent pas suppléer le manque d’hygiène et l’état désastreux de santé des habitants. Aux yeux du correspondant hollandais, la beauté d’une ville dépend‘ ’“‘ de celle de ses habitants ’” (il faut entendre par là de leur santé et de leur bien-être), et‘ ’“‘ de la propreté qui y règne ’”. Quant aux embellissements que vantent les Pro Patria, leur grand défaut est d’être envisagés comme simple décoration, apparence, parure de la ville, en d’autres mots, ils représentent la croûte dorée censée cacher la décrépitude, la négligence, la saleté, la maladie et la souffrance qui règnent sur la capitale :

‘Laissez l’Architecture dormir un peu, et occupez-vous de ce qu’on a trop négligé pour elle. (…) Parlons aujourd’hui de vos meubles dorés et couverts de poussière ; de vos immenses panneaux de glace obscurcis par les traces de mouches qui les ont parcourus ; de vos grands carreaux de vitres destinés à transmettre un plus beau jour dans les appartements, et au travers desquels on peut à peine distinguer les objets ; de vos grandes colonnes, des sculptures délicates qui décorent vos bâtiments et dont de fausses ombres produites par des filons de poussière et de suie détrempée, empêchent tout l’effet, etc. etc. etc. Si l’on jette les yeux sur les habitations du peuple, comment peut-on soutenir ce spectacle ! les sens révoltés annoncent les dangers dont on est entouré ; l’air infecté qu’on y respire, les aliments dissous avec le poison dans leur préparation, le contact malpropre de tous les ustensiles qu’on emploie à son usage, tout cela menace continuellement vos jours ; et comment ne vous apercevez-vous pas que c’est de ce côté que vos demeures ont besoin d’embellissement ?1334

Pour dresser son tableau de la capitale,‘ ’“Nieman” ne s’intéresse ni à ses monuments, ni aux espaces publics tels les places, les rues, les promenades, les ponts et les quais, mais pénètre dans les foyers des Parisiens riches et pauvres, observe les recoins de leurs vie intime, là où se multiplient les exemples de décadence : l’or recouvert de poussière, les vitres obscurcis par les traces de mouches, les statues barbouillées de suie détrempée. La saleté sous toutes ses formes s’empare de la vie de la capitale, en épousant la crasse et la négligence, les belles formes des objets précieux deviennent hideuses et dégoûtantes. Provoquer le dégoût des lecteurs en leur dessillant les yeux, tel est le but du critique hollandais. Au spectacle de la décadence de la vie privée des riches s’ajoute l’image désolante des habitations et des modes de vie des pauvres : là, la malpropreté cohabite avec la misère, la maladie et la souffrance.

“Nieman” insiste sur l’idée que la beauté d’une ville ne regarde plus son enveloppe décorative, sa façade monumentale et ornementale, mais un ensemble d’éléments qui relèvent de la propreté et de la commodité des intérieurs, de la qualité de l’air que l’on respire et des aliments que l’on consomme, et finalement, de l’état de santé et de sécurité, voire de bonheur de la population. Il ne manque pas non plus de relever l’insuffisance de l’Architecture, en tant que discipline limitée à soigner la seule décoration des demeures, et le caractère creux de tout projet d’embellissement qui envisagerait cet unique aspect. Encore une fois, la critique de la notion d’“embellissements de la capitale” révèle l’ambiguïté et le caractère flou, de celle-ci. Si tous les lecteurs, unanimement entraînés par le sentiment patriotique et l’amour du bien public, se montrent sensibles à l’idée d’amélioration de la vie urbaine, la notion d’“embellissement”, évoquant une préoccupation principalement esthétique, pose problème et suscite des polémiques.

Le trait commun de toutes les critiques adressées au projet de “Pro Patria” est l’idée partagée de frivolité des contemporains, à laquelle s’opposent de nouvelles valeurs telles l’utilité publique, la sensibilité, la bienfaisance, la réforme morale ou l’hygiénisme. Après tout, les opposants et les partisans des embellissements de la ville sont également engagés dans la recherche de moyens pour combattre la frivolité. C’était l’argument principal de “L’Hermite de Sennar” dans sa critique à “Pro Patria”, mais aussi du négociant d’Amsterdam qui s’en prenait au goût des parisiens pour le décor et les apparences. Plus confiant dans la capacité de changement de ses compatriotes, “Le Serrurier” s’exclame :‘ ‘O Français ! ô mes Compatriotes ! on vous accuse d’être frivoles ; cela peut bien être : mais votre cœur est bon, et vous ferez le bien quand on vous l’indiquera ’”1335. “Pro Patria” lui-même se plaint : “‘ c’est un métier bien ingrat que celui de proposer des choses utiles dans l’empire de la frivolité1336”. C’est ainsi que la boucle est bouclée, et le vrai problème qui oppose certains correspondants du Journal à “Pro Patria” est de savoir dans quelle mesure ses idées sur l’embellissement de la capitale sont capables d’affronter ou non la frivolité des compatriotes.

Au scepticisme de “L’Hermite de Sennar” et au pessimisme de “Nieman” s’ajoute l’intervention du prétendu père de “Pro Patria”, “Mignonnet père”, qui s’amuse à persifler l’ambition de son fils de se faire passer pour un “‘ homme à projets, constructeur de villes, disserteur en Architecture publique ’”1337. Insérer de fausses lettres où l’on parle des correspondants les plus connus du Journal comme de vieilles connaissances, est une pratique constante du quotidien pendant sa première année d’existence, donnant au lectorat l’illusion de familiarité et de confidance avec les‘ ’“‘ faiseurs d’articles ’”. Tel est le nom de “Pro Patria”, promoteur des projets d’embellissement de la capitale dans la feuille de Paris, cité abondamment dans le courrier des lecteurs de 1777. Souvent le nom de “Pro Patria” peut servir aux autres correspondants comme moyen d’établir un lien intime et immédiat entre leur lettre et le‘ Journal, autrement dit, il s’agit d’une technique d’accrochage de leur intervention au corps du quotidien. Bien que brefs, de tels renvois à des lettres déjà publiées contiennent, comme nous l’avons déjà vu dans un chapitre précédent1338, des observations critiques qui traversent et lient des prises de paroles disparates.

C’est ainsi que le nom de “Pro Patria”, paru pour la première fois dans la lettre du 4 juin 1777, est cité encore le 10 août de la même année par le correspondant signant “D Serrurier”, qui écrit au Journal pour rendre public son projet d’une association qui ramasse des fonds pour la construction d’un nouvel hôpital. Animé par‘ ’“‘ l’amour du bien public ’”, “Le Serrurier” évoque les projets de “Pro Patria” comme ceux‘ ’“‘ d’un homme de bien ’”, toutefois, il n’hésite pas à ajouter son doute quant à leur possibilité de réalisation :‘ ’“‘ J’ai vu tout cela et je ne vois rien exécuter. Est-ce que les choses uan d’une utilité première devraient se retarder d’un seul instant  ’?”1339 La somme de tous ces renvois critiques aux projets d’embellissement, que “Pro Patria” a le mérite d’avoir introduit le premier dans la feuille quotidienne, donnent une idée de l’intérêt particulier, ainsi que des doutes et des soupçons qu’un tel sujet pouvaient susciter en 1777. D’un côté, on note la sensibilité des acteurs du‘ Journal à l’égard d’un objet qui joint le thème de l’utilité sociale à celui du confort, de l’hygiène et de l’amélioration de la vie du peuple, de l’autre, on ne manque pas de marquer l’insuffisance et les limites de ce qu’on a entrepris sous le nom d’“‘ embellissements ’” de la capitale. Quoi qu’il en soit, les lettres de “Pro Patria” donnent libre voie à la publication dans le Journal de Paris de toutes sortes de projets d’améliorations urbaines, plus rares en 1777, mais qui vont se multiplier considérablement dans les années 1780. Le 1er août 1777, une lectrice “‘ âgée de presque quatre vingt ans, sourde à ne pas entendre Jupiter tonner ’” et âme “‘ on ne peut plus solitaire ’”1340, envoie au Journal ses projets urbanistiques conçus pendant ses promenades dans la capitale.

Malgré toutes les critiques qu’on lui adresse, “Pro Patria” va son train et envoie au‘ Journal ’trois autres lettres dans lesquelles il s’efforce de maintenir l’engagement pris dans sa toute première intervention. Il énonce ses vues, toujours générales, sur les embellissements qu’il convient d’adopter pour la capitale, il insiste sur le rôle d’une “‘ sage administration ’” dans leur réalisation, réfléchit sur le temps et les dépenses nécessaires, soutient l’exécution d’un plan général‘ ’“‘ invariable ’” pour l’embellissement de la ville de Paris, promet à nouveau des détails dans la lettre à suivre1341. ’ Il soutient que “‘ plan général d’embellissement et de réformation de la ville de Paris ’”‘ ’doit être dressé, après mûre réflexion, par une commission d’architectes‘ ’“‘ habiles ’” et‘ ’“‘ désintéressés ’”, arrêté par le Conseil de la Ville, exposé à l’Hôtel de Ville pour le grand public. S’il ne hasarde pas des idées personnelles quant aux modifications de l’espace urbain et qu’il s’en tient prudemment aux généralités, c’est parce qu’il est persuadé que ses idées pourraient être développées de façon appropriée par la suite par des “‘ Architectes habiles et ingénieux ’”1342. Ses vues générales ne représentent donc qu’un point de départ, un moyen d’aiguillonner “‘ les vues supérieures ’” des artistes.

Lorsque “Le Marin” attire l’attention de “Pro Patria” dans une lettre que son plan de Paris a été déjà conçu, et que ses idées sur‘ ’“‘ l’embellissement de la capitale ’” ne sont nullement nouvelles, celui-ci sort de son silence pour se défendre encore une fois. Ce n’est pas, à ses yeux, l’absolue nouveauté des idées exposées qui compte, mais la possibilité d’exprimer librement des opinions diverses sur les “‘ productions des Arts ’”. En outre, “Pro Patria” considère qu’il existe un lien intime entre son caractère et celui du “Marin” et leurs matières respectives : “‘ Ce Marin, habitant à Paris, a l’imagination bien rapide ; la mienne au contraire est toujours lente et toujours fixée sur des objets d’utilité. La matière que j’avais entrepris de traiter, est assurément de cette espèce ’”1343.

Non seulement “Pro Patria” introduit-il dans le‘ Journal de Paris l’idée d’embellissement de la ville, mais c’est toujours lui qui ouvre le débat sur les qualités de celui qui veut s’adonner à cette matière : du‘ ’“‘ sang-froid que rien n’altère ’”, une imagination lente, portée principalement sur l’utilité et surtout une bonne patience vu le temps de réalisation des projets urbanistiques1344. Bien qu’ils traitent tous les deux des arts visuels et qu’ils visent en égale mesure leur “‘ progrès ’”, l’homme à projet incarné par “Pro Patria” se distingue volontairement du critique artistique bavard, doué d’une imagination vive et papillonnante représenté par “Le Marin” breton. Si le style du premier est prudent, redondant et fondé sur des généralités, le second développe un discours plein d’esprit et de fantaisie, souvent provocateur, qui mêle allégrement le discours critique avec les moyens littéraires. “Pro Patria” ne se contente donc pas de proposer un sujet sensible pour ses lecteurs contemporains, il définit deux modes critiques, correspondant à deux manières différentes, mais tout aussi légitimes, d’aborder les arts visuels.

“Pro Patria” n’est pas le seul à saisir le caractère et les traits du discours critique de l’homme à projets urbanistiques. A travers une anecdote, un certain “Bradel fils” esquisse un portrait pittoresque et insolite du faiseur de‘ ’“‘ projets d’embellissement ’”, qui n’est pas sans lien avec “Pro Patria” lui-même :

‘Un homme de la trempe de M Pro Patria fit emplette il y a quatre ans de plusieurs milliers de vieux jeux de cartes et dans un vaste grenier voisin de son appartement, il forma le modèle en relief d’un nouveau Paris. Les rues se trouvaient alignées et élargies ; un superbe Hôtel de Ville s’élevait en face de la rivière au fond d’une grève régulière et d’un aspect riant. Vingt nouveaux ponts dégagés de ces masses informes de masures donnaient un libre passage à tous les quartiers. Les Hôpitaux, les Cimetières étaient placés hors de l’enceinte de la Ville. Un pont triomphal se joignait à la magnificence de la place de Louis XV ; en un mot il venait de finir le Faubourg St Germain et il ne lui manquait plus que les petites maisons. Il avait clos et calfeutré avec grand soin les mansardes de son grenier, surtout du côté du vent de bise, lorsqu’une chatte pudique du voisinage trouva le secret de lever un carreau de vitre et d’entrer dans l’atelier, pour se soustraire aux poursuites des chats du voisinage ; mais ils eurent l’adresse de s’y insinuer à leur tour ; ils ne manquèrent pas de parcourir toutes les rues de la capitale pour entrer pour trouver la victime de leur recherche ; avec eux les amours furent suivis de jeux et précédés par des cris qui parvinrent aux oreilles assoupies de l’Architecte et lui suggérèrent des rêves affreux. La prise de Troyes, les ruines d’Herculanum, le tremblement de terre de Lisbonne se présentèrent à son imagination échauffée : au crépuscule il se réveilla en sursaut, courut à l’objet de sa sollicitude, et s’aperçut du ravage. Le désespoir s’empara de son âme, et comme un nouvel Enée, il ne voulut point quitter ses ruines sans avoir assommé quelques Grecs. On prétend que cet accident a dérangé les organes de son cerveau, et qu’il ne s’occupe plus qu’à écrire des projets (…)1345.’

Dans l’exemple de “Bradel fils” l’homme à projets urbanistiques est un original à “‘ l’imagination enflammée ’”, dont la principale occupation est de construire dans un grenier une nouvelle version de la capitale avec des cartes de jeu. Son modèle de la ville, comme nous allons le voir plus loin, réunit tous les éléments urbanistiques qui préoccupent les architectes et les ingénieurs contemporains, ainsi que l’opinion publique : des rues alignées et élargies, des berges régulières et agréables, des ponts dégagées de toute construction, des places inspirant la grandeur, un centre ville débarrassé des contaminations maléfiques des hôpitaux et des cimetières. Pourtant, ce projet magnifique n’est, hélas, qu’un château de cartes qui, malgré les précautions de son créateur (mansardes closes et calfeutrées), peut s’écrouler sous le premier souffle de vent ou pire encore, être complètement abattu par les jeux amoureux d’une horde de quadrupèdes. Les cartes de jeu soigneusement rangées par leur architecte restent debout jusqu’au moment où elles sont emportées par une force aveugle. Suite au désastre, l’architecte perd sa raison et, délaissant à jamais ses cartes, il se transforme en homme à projets écrits.

L’exemple cité relève avec humour et ironie la faillite de l’homme à projets urbanistiques, si concentré sur son jeu, qu’il en oublie le caractère fragile et éphémère. Leur écroulement spectaculaire est l’image de l’échec de projets privés de fondements solides et de calculs appropriés, faute de compétences adéquates de la part de leur constructeur, hautement vulnérables, voire chimériques, voués infailliblement au ravage et à la destruction. Quant à l’homme à projets, il y a chez lui le grain d’originalité, sinon de bizarrerie, qui n’est pas celui du génie, mais plutôt du fou. S’il ne donne que l’illusion d’une ville nouvelle, c’est qu’il ne possède pas les moyens de la construire, et qui plus est, une fois qu’il a fait faillite dans son exécution pratique, il s’adonne à la rédaction de ses projets échoués.

Dès 1777,‘ ’le‘ Journal ouvre ses pages à l’une des préoccupations majeures de l’époque, la réforme du milieu urbain, à travers le projet de correspondance proposé par “Pro Patria”. Malgré l’intérêt commun des lecteurs du quotidien pour les matières d’utilité publique, les idées de “Pro Patria” suscitent du scepticisme et de l’ironie chez plusieurs correspondants. Ces réactions sont, nous semble-t-il, le fruit de l’ambiguïté de la notion d’“embellissements de la capitale”, qui pour certains se limite à la simple construction d’une parure de signes esthétiques, pendant que pour d’autres concerne un ensemble d’aspects tels l’hygiène, le confort et l’agrément urbain, la sécurité publique. La critique de l’idée d’embellissement révèle également, nous l’avons vu, un sentiment d’insuffisance et de frustration quant aux modalités dont on a envisagé les modifications de l’espace urbain et des modes de vie qui en découlent, ainsi qu’un regard sceptique sur les faiseurs de projets urbanistiques, avec leur manque de compétence et leur facilité de bâtir, d’abattre et de reconstruire par leur seule imagination. Nous allons voir dans le chapitre suivant de quelle façon le‘ Journal de Paris ’organise son discours critique sur la ville, quel en l’intensité au fil des ans et quels en sont les acteurs.

Notes
1322.

Journal de Paris, 4 juin1777, “Arts”.

1323.

Sous le masque de “L’Hermite de la Forêt de Sennar”, Nicole Brondel reconnaît Condorcet, Dictionnaire des journaux, “Journal de Paris”.

1324.

Ibidem, 9 juin 1777, “Aux Auteurs du Journal”.

1325.

Ibidem, 13 juin 1777, “Réponse à la lettre de l’Hermite de Sennar”.

1326.

Ibidem, 15 juin 1777, “Lettre à l’Hermite de la Forêt de Sennar”.

1327.

Ibidem.

1328.

Je n’estime pas plus que vous, et les Discours, et les Vers et les Tableaux et les ouvrages de Musique qui ne pénètrent point jusqu’à l’âme, et dont tout l’effet se termine aux sens, Ibidem.

1329.

Ibidem, 11 juin 1777, “Aux Auteurs du Journal”.

1330.

Je vous en ai adressé, il a déjà quelques jours, une seconde, que vous n’avez point encore insérée dans votre Journal. Je ne continuerai que celle-là aura été placée ; mais je vous prie de vouloir bien y mettre celle-ci dès demain, s’il est possible” Ibidem.

1331.

“(…) vous serez étonnés de me trouver si bien instruit, sachant que je n’ai jamais été à Paris ; mais nous avons, nous autres, l’habitude de prendre un parti dans nos affaires, Ibidem, 26 juin 1777, “Lettre d’un négociant d’Amsterdam aux Auteurs du Journal”.

1332.

Ibidem.

1333.

Ibidem.

1334.

Ibidem.

1335.

Ibidem, 10 août 1777, “Lettre aux Auteurs du Journal”.

1336.

Ibidem, 27 décembre 1777, “Lettre aux Auteurs du Journal”.

1337.

Ibidem, 25 juillet 1777, “Lettre de M Mignonnet père au sujet de M Pro Patria”.

1338.

Voir le chapitre Antoine Renou, premier correspondant artistique, Le journaliste, p. 314.

1339.

Journal de Paris, 10 août 1777, “Lettre aux Auteurs du Journal”.

1340.

Ibidem, 1er août 1777, “Aux Auteurs du Journal”.

1341.

Ibidem, 12 juin 1777, “Aux Auteurs du Journal”.

1342.

Ibidem, 20 juillet 1777, “Aux Auteurs du Journal”.

1343.

Ibidem, 27 décembre 1777, “Lettre aux Auteurs du Journal”.

1344.

“Le Marin” assure “Pro Patria” que les changements urbanistiques qu’il souhaite sont en cours de réalisation, mais, pour les voir, il l’avertit: “prenez patience et vivez longtemps. Ibidem, 12 décembre 1777, “Lettre du Marin aux Auteurs du Journal”. Et “Pro Patria” d’acquiescer : “Je conviens que pour être témoin de l’exécution de vastes projets, il faut vivre longtemps. Ibidem, 27 décembre 1777, “Lettre aux Auteurs du Journal”

1345.

Ibidem, 29 juillet 1777, “Aux Auteurs du Journal”.