L’Urbanisme et le “Journal”

Le Journal de Paris trouve certainement dans la publication de projets et de polémiques autour des embellissements de la capitale un terrain fertile pour élargir le débat sur la “chose publique”. Des citoyens “observateurs” tels “Pro Patria” et des “spécialistes” en constructions, tous remplis de zèle et d’amour pour le bien public, abattent et modifient à coups de plume la capitale, à la fois lieu physique de nombreux chantiers ouverts et lieu imaginaire où s’échangent et se confrontent les idées nouvelles sur l’organisation de l’espace et des modes de vie urbains.

Alors que la capitale amplifie son essor démographique, repousse ses frontières et modifie sa physionomie, par la mise en œuvre de travaux plus ou moins étendus, plus ou moins accélérés, les faiseurs ou les simples censeurs de projets d’embellissement discourent et s’interrogent dans les feuilles quotidiennes du Journal sur des façons nouvelles de transformer et de vivre la ville. Penser l’espace urbain, comme le voulait “Pro Patria” dans sa lettre introductive, par des écrits brefs et synthétiques, sans ordre et sans méthode, insérés dans des feuilles rapides et largement répandus, est un acte qui privilégie, tout comme les modifications concrètes sur l’espace urbain au XVIIIe siècle, l’idée de flux ou de libre circulation. Tout en admettant la possibilité réduite que leurs projets d’embellissement voient effectivement le jour, les auteurs prennent conscience du fait que réfléchir publiquement sur la ville a la force et le sens d’une véritable action, et que le flux libre des idées contient le pouvoir concret, bien que lent, de faire bouger les pierres de la vieille capitale.

La plupart des articles sur les embellissements de la capitale se trouvent insérés dans les rubriques “Architecture”, “Variété”, “Arts”et“Lettre aux Auteurs du Journal”, cependant les réflexions sur la ville, concernant une multitude d’aspects, tels la commodité, l’hygiène et l’ordre public , sont loin de se limiter tout le temps aux seules rubriques mentionnées. Dans un périodique qui porte le titre de Journal de Paris et, qui plus est, paraît quotidiennement, l’image de la capitale est une constante, une présence qui hante l’ensemble des interventions et en détermine le cours. Les projets d’embellissement de la capitale sont, dans la plupart des cas, des lettres de lecteurs, et par conséquent rédigés à la première personne, comme expressions personnelles et intenses de la vision de l’espace urbain, ce qui n’empêche qu’ils contiennent souvent des idées largement véhiculées. C’est le cas de “Pro Patria”, dont la volonté d’exprimer ses opinions et son acharnement de défendre le droit à la libre parole sont finalement plus forts que ses idées générales et point originales sur la ville. N’affirme-t-il pas d’ailleurs que son rôle n’est pas celui d’un inventeur, mais d’un humble “‘ indicateur de vues utiles ’” ?

Les embellissements de la capitale prennent différentes formes d’énonciation. Aux projets d embellissement présentés sous forme épistolaire s’ajoutent les extraits de projets publiés en dehors du Journal, des comptes rendus de travaux arrêtés par la municipalité de Paris1346, des descriptions détaillées de travaux urbanistiques et architecturaux en cours ou à peine achevés1347, et finalement des critiques et des polémiques éclatées autour des projets annoncés et recensés par le quotidien1348.

Sur la période qui s’étend de 1777 à 1788 nous avons compté 110 articles s’inscrivant dans les “projets d’embellissement de la capitale”, dont l’année de pointe est 1787, avec 31 articles, suivie d’assez loin par 1777 avec 15 articles, 1786 avec 13 articles, 1783 avec 10 articles, 1788 et 1780 avec 9 articles, 1785 avec 8 articles, 1778 avec 7 articles, 1784 avec 2 articles, et finalement, 1779 et 1781 avec un seul article chacune. Même si l’année 1777 figure la deuxième dans cette liste quantitative, cette densité est principalement due, nous l’avons vu, à la polémique suscitée autour de la notion d’“embellissement de la ville” introduite par “Pro Patria”.

Malgré leur présence constante dans les pages du Journal, c’est dans la deuxième moitié des années 1780 que les embellissements deviennent l’un des sujets majeurs débattu par les correspondants. En chiffres, la moitié des articles que nous avons identifiés comme projets d’embellissement ont été publiés entre 1785 et 1788, ce qui revient à dire que dans cet intervalle, l’intérêt pour les projets urbanistiques a doublé par rapport aux huit premières années. On est bien loin de l’année 1777, où la proposition de “Pro Patria” déclenchait une nuée de critiques et de doutes sur l’utilité du sujet, l’engouement d’agir sur l’espace urbain devient une pratique commune, et si l’on veut, quotidienne. Notons en revanche qu’en 1789 les projets d’embellissement de la capitale disparaissent brusquement, balayés par l’avalanche de comptes rendus de l’Assemblée nationale : l’intensité des événements politiques en cours suspend le bavardage intarissable des années précédentes sur les rues et les ponts de la capitale. Des images stratifiées d’un Paris en pleine expansion et transformation, à la recherche de nouvelles formes pour exprimer une nouvelle identité, il ne reste en 1789 que celle des tristes décombres de la Bastille1349.

Pl. XVII - Hubert Robert,
Pl. XVII - Hubert Robert, La démolition des maisons du Pont-au-Change, en 1788, huile sur toile.
Pl. XVIII - Vue perspective de la Salle provisoire de l’Opéra lors de Sa Construction à la Porte St Martin, 1785, dessin.
Pl. XVIII - Vue perspective de la Salle provisoire de l’Opéra lors de Sa Construction à la Porte St Martin, 1785, dessin.

On peut relever également une fluctuation d’intérêt thématique : si les salles de spectacle dominent incontestablement en 1780 (avec 8 articles) et en 1783 (avec 7 articles), c’est la construction d’un nouvel Hôtel-Dieu qui préoccupe les esprits de 1785 à 1787 (avec 10 articles). Les trois dernières années se caractérisent en revanche par le triomphe des projets urbanistiques à grande échelle, élargis à la ville entière, visant les rues et les ponts, les quais et les places, les promenades et les jardins publics, et affirmant sans répit la nécessité d’un plan de la capitale indiquant ses différents projets de réformation.

Quant aux auteurs des projets d’embellissement publiés par le Journal, une partie d’entre eux préfère garder leur anonymat et ne pas signer du tout leurs lettres, d’autres choisissent des pseudonymes, souvent suggestifs : “Un homme condamné à marcher à pied”, “Piéton”, ou “Abonné mi-piéton”, “Théatromane”, “Le BON, parisien”, “Lecteur de province”, “Le Tibre, le Nil” (statues d’un jardin public). Toutefois, un nombre considérable de projets et critiques concernant la ville portent la signature de personnages connus : des hommes de lettres, tels Sylvain Maréchal, le marquis de Villette ou Choderlos de Laclos, le critique d’art Quatremère de Quincy, le graveur Charles-Nicolas Cochin, le peintre et critique d’art Antoine Renou, le sculpteur Augustin Pajou, l’intendant de Franche-Comté Charles-André de La Coré, le Directeur de l’Académie Royale de musique Jacques de Vismes du Valgay. Ajoutons en fin de compte les interventions des “hommes de métier” : les ingénieurs Boizot et Prony, les architectes Wailly et Peyre, Claude-Nicolas Ledoux, Jacques-Denis Antoine, PierrePatte, Bernard Poyet, Jallier de Savault, Verniquet, Architecte du jardin du Roi et Commissaire général de la voirie. La parole sur les embellissements de la capitale est donc partagée entre les “professionnels”, dont certains des “hommes à projets” attitrés, tels les architectes Ledoux, Patte et Poyet, et la vaste communauté des lecteurs du Journal qui correspond à des citadins concernés par les transformations proposées et accomplies par les premiers.

Afin de saisir la nouvelle vision de la capitale que tissent les nombreux projets d’embellissement publiés dans le quotidien de Paris, ainsi que les modalités employées par les correspondants du Journal pour construire leur discours sur la ville, arrêtons-nous d’abord sur l’image de Paris, telle qu’elle se reflète dans les yeux de ses contemporains. Espace de toutes les contradictions, Paris émerveille et blesse à la fois l’œil du promeneur et de son habitant, et invite de ce fait à une réflexion sur de nouveaux modes de voir, de dire et de vivre la ville.

Notes
1346.

Par exemple des travaux pour protéger la place de l’Hôtel de Ville des crues de la Seine (26 avril 1778), la suppression des fossés de la porte Saint Antoine et sa démolition (29 avril 1778), l’établissement d’une communication entre les rues de St Louis et St Antoine (30 avril 1778) ou la construction du nouveau quartier de Gaillon (11 juillet 1778).

1347.

Telles sont la description de l’Hôtel des Monnaies, (1er et 2 avril 1777), et de la nouvelle Halle de blé et sa coupole (2 février et 4 novembre 1783).

1348.

Telles sont les polémiques autour du projet pour un nouvel Hôtel-Dieu par Bernard Poyet qui s’étend de 1783 à 1787 ou du projet d’une nouvelle salle de l’Opéra par le même Poyet en 1783.

1349.

Une lettre publiée par le Journal de Paris, le 20 janvier 1789, signée de la Poize, Jallier de Savault, de Montizon, Electeurs et Poyet, architecte de la Ville, certifie les recherches faites sous leur direction, impliquant “toutes démolitions, fouilles et tranchées nécessaires” pour découvrir d’éventuels prisonniers piégés dans ses entrailles. Une autre lettre du 14 août 1789 publiée par Jallier de Savault, “l’un des Architectes chargés de présider à la démolition de la Bastille” avertit que le nombre d’ouvriers employés dans la démolition de la prison est “plus que suffisant”. Le 26 août 1789, un Extrait du Procès verbal sur la démolition de la Bastille rend compte de la découverte de cinq boulets incastrés dans les pierres de l’une des tours et d’un dépôt de trente-cinq autres dans l’embrasure d’une meurtrière murée. Le démantèlement de la prison révèle ses cicatrices et ses secrets enfouis.