Conclusion

Le but de ce travail était d’analyser l’actualité artistique des années 1770 et 1780, telle qu’elle se présente aux yeux des lecteurs du premier journal quotidien français. Au fur à mesure de notre recherche, nous avons constaté non seulement la nouveauté du Journal de Paris, dont peu d’études ont souligné l’importance sur la scène de la presse d’Ancien Régime, mais aussi le rôle significatif de la forme, du contenu et de l’esprit de la feuille de Paris dans la compréhension des notices concernant les arts visuels. C’est la raison pour laquelle une partie considérable de ce travail est dédiée à la naissance et aux premières douze années d’existence du Journal. Cette étude a fait surgir une série de traits caractéristiques de ce périodique, que nous pourrions évoquer sous formes de couples, illustrant la complexité de ce texte multiforme, fragmentaire et polyphonique. Il ne s’agit pas de traits opposés, mais plutôt de traits complémentaires, qui nous font découvrir les multiples facettes du Journal.

Les premiers chapitres, concernant la naissance et l’accueil de la feuille quotidienne, mettent en lumière, à la fois, sa force et sa fragilité. Le Journal n’est pas une feuille d’auteur, comme de nombreux périodiques qui l’ont précédé, mais une vraie entreprise commerciale, fondée par quatre entrepreneurs. C’est un mécanisme complexe, dont le succès dépend de composantes financière, technique, mais aussi de relations stratégiques avec le pouvoir. Le Journal obtient ses lettres patentes, en revanche, le pouvoir s’en sert comme d’un instrument pour véhiculer les réformes gouvernementales et des idées des Lumières.

Sa nouveauté indiscutable est sa périodicité quotidienne ; jamais un autre périodique n’a répandu les nouvelles de la capitale avec plus de rapidité. Ce point de force est aussi un point vulnérable : organiser la production et la distribution d’une feuille qui paraît tous les jours n’est pas une mince affaire, mais outre les difficultés internes, le Journal doit affronter des obstacles externes. Dans un climat général de censure, où tout périodique doit son existence à un permis royal, l’entrée du Journal de Paris sur la scène de la presse française est accueillie avec scepticisme et méfiance, voire avec hostilité, si nous pensons aux craintes du rédacteur des Affiches, l’Abbé Aubert. Le Journal doit gérer l’équilibre fragile entre le besoin d’offrir tous les jours aux abonnés des nouvelles intéressantes et le soin de ne pas attirer la colère du pouvoir. Le projet ambitieux présenté dans le Prospectus de la nouvelle feuille, allié à sa force de diffusion en font un rival redouté pour tant de périodiques. Comme disait un contemporain, la naissance du Journal suscite “‘ une rumeur considérable ’”. Une feuille périodique qui s’installe tous les matins sur la table des habitants aisés de la capitale, qui s’engage à satisfaire tous les goûts et tous les intérêts, qui donne la parole à tous et affiche sa préoccupation constante pour l’utilité publique est un projet ambitieux, destiné au succès et, en même temps, objet d’envies, de rivalités, soumis aux risques d’échec de toute entreprise commerciale.

Le Journal de Paris hérite des autre journaux littéraires de l’Ancien Régime le soin pour la chronique bibliographique, contenue dans la rubrique “Belles-Lettres”, placée tout de suite après les annonces météorologiques de la veille. C’est une rubrique traditionnellement adressée à un lectorat aristocratique, qui ne peut pas manquer d’un journal aspirant à satisfaire toute sa clientèle. Mais tout en restant un journal littéraire, la feuille de Paris est aussi un journal pratique, qui embrasse tous les aspects de la vie matérielle et de la vie quotidienne des Parisiens. Il n’est donc pas étonnant de voir le Journal mener avec acharnement ses batailles pour l’acquisition du Nécrologe des hommes célèbres de France et des annonces de librairie. De la météo aux annonces de décès, du prix du foin et des denrées alimentaires au cours des changes, des annonces de spectacles aux numéros de la loterie royale, des conseils sur la santé et l’hygiène aux réflexions sur l’instruction publique, le Journal ne perd aucune occasion pour se rendre utile à ses lecteurs. Ce n’est pas tout : engagé dans une bataille continuelle avec le temps qui court, le quotidien ramasse l’écume légère de tous les jours, sous forme de nouvelles éparses, fugitives.

Tout en étant une chronique de l’éphémère, le Journal aspire à la poussière : à sa tâche quotidienne, il ajoute une tâche historique. Ses quatre pages légères sont destinées à la lecture jour par jour, ses numéros ramassés en collection sont destinés à des relectures, soit par les contemporains que par la postérité. Le journal de tous les jours est aussi un journal-“archive” et un journal-“dépôt” (comme l’appellent couramment ses lecteurs), destiné à la conservation organisée de la vie parisienne de la fin du XVIIIe siècle.

La forme du Journal est elle aussi révélatrice d’un double aspect : le tableau de la vie quotidienne est contenu dans un périodique organisé lui-même sous forme de tableau raisonné, dont les rubriques bien délimitées sont des tiroirs enfermant des informations sélectionnées. Si d’une part, le quotidien s’efforce de tout nommer, de tout rendre visible, d’autre part, le contenu de ce tableau a quelque chose de fluide et d’indivisible, qui ne se laisse pas classifier ni enfermer en cases pré-déterminées. Le Journal-tableau ressemble beaucoup à la structure des affiches et des placards et correspond à une volonté d’agir sur le monde, en le réduisant à des structures simplifiées et géométrisées. D’autre part, en lisant le Journal de façon assidue, on entend un murmure indistinct, une multitude de voix qui sortent des rubriques établies, engagées dans une espèce de conversation conviviale et passionnée, sans barrières thématiques.

Le courrier des lecteurs n’est pas qu’un simple moyen journalistique de présentation de l’information, il est l’âme même de la feuille de Paris. La manière la plus naturelle pour un périodique quotidien du XVIIIe siècle de cueillir les nouvelles de tous les jours c’est de se transformer dans une immense agora. Toutefois, le Journal est l’espace où coexistent la voix impartiale et impersonnelle des rédacteurs, qui est le garant de l’information objective et la voix du courrier des lecteurs, de cette “‘ correspondance familière entre les citoyens d’une même ville ’”, multiple et contradictoire, traversée par les émotions de toutes sortes et source d’uneinformation subjective, biaisée par les états d’âme des lecteurs. La même analyse des mécanismes qui régissent le courrier des lecteurs, nous a révélé unJournal conscient de soi, qui construit sa propre image se servant des lettres qui lui sont envoyées, et unJournalqui échappe à toute stratégie manipulative et qui est plutôt modelé par ses lecteurs.

Finalement, il nous semble que le quotidien de Paris flotte entre la vie pratique et l’utopie sociale. A travers son courrier des lecteurs, le Journal est créateur de liens sociaux : il ouvre un espace au débat entre tous les habitants de la ville, sans distinction d’appartenance sociale et d’accès à l’instruction. Les récits de la rubrique “Bienfaisance” (rubrique clé duJournal) alimentent constamment la sensibilité des lecteurs envers les pauvres et les souffrants. Les traits de bienfaisance du quotidien ont un double effet : d’une part, ils sont une source de jouissance intime pour les lecteurs, d’autre part, ils leur procurent le sentiment d’appartenance à la communauté des “cœurs sensibles” du Journal et débouchent sur des actions concrètes de secours et de soulagement d’une pauvreté vertueuse. Le quotidien de Paris rend possible l’ouverture vers une réalité sociale peu connue, qui s’inscrit parfaitement dans son rêve de réforme morale et sociale. Secourir le pauvre est le devoir non plus du bon chrétien, mais du bon citoyen : on agit non au nom de Dieu, mais au nom d’un amour laïque pour l’humanité, ainsi que de valeurs telles l’utilité sociale et le bonheur public, fondées sur la mobilisation collective. Toutefois, cette fonction réformatrice ne doit pas être comprise comme une vraie contestation du monde réel, elle est plutôt l’expression du rêve d’une vie sociale meilleure de la communauté des lecteurs du Journal.

L’analyse approfondie du Journal de Paris, premier périodique quotidien français, nous révèlé donc un texte à multiples facettes, à la fois fragile et vulnérable, littéraire et pratique, tourné vers un public immédiat aussi bien que vers la postérité, présenté sous forme de tableau raisonné, où l’information circule sans entraves, alternant la voix neutre et impartiale de l’équipe rédactionnelle et le murmure du courrier des lecteurs, héraut de la vie pratique et quotidienne des Parisiens du XVIIIe siècle et fondateur d’une utopie sociale. Ces éléments réunis nous ont guidé dans notre recherche sur les arts visuels dans le Journal de Paris.

Derrière le masque du “Marin”, Antoine Renou, correspondant du Journal pour les arts visuels, compare le quotidien de Paris à un bateau qui vogue contre vents et marées d’un bout à l’autre d’une ville immense, que le seul spectateur, avide de nouvelles, ne saurait plus parcourir d’un bout à l’autre. L’image proposée par l’attachant “Marin” breton souligne le lien intime entre la périodicité quotidienne et l’espace urbain : Paris a besoin d’un instrument nouveau, plus rapide et plus efficace dans la diffusion des nouvelles. Le besoin de quotidien concerne également l’information artistique : les nouvelles productions des artistes contemporains demeurent inconnues, les commandes s’acheminent vers la province et l’étranger, sans que le public parisien en ait la moindre connaissance. Aussi “Le Marin” se lance-t-il dans des “promenades délicieuses” à travers la capitale, à la découverte de nouveautés en matière d’arts visuels.

Un journal qui paraît tous les jours, qui reflète la vie quotidienne de la capitale et qui vise un large public peut être l’instrument idéal de diffusion de l’actualité artistique parisienne. Les journalistes de Paris semblent avoir compris, dès le début de leur entreprise, l’importance que le débat culturel peut avoir pour leur feuille : il suffit de remarquer la fréquence et l’intensité des lettres concernant la musique et la peinture pendant ses premières deux années. D’autre part, le discours critique sur les arts dans la presse française des années 1770 est assez timide ; l’identification de l’Académie royale de peinture et de sculpture avec l’état, et son monopole sur le domaine des arts ne permetent pas la naissance d’une presse artistique spécialisée.

Tout en étant un périodique ouvert à une grande variété de sujets, le Journalpropose à ses lecteurs une nouveauté absolue en matière d’arts : un correspondant artistique stable, chargé de rendre compte régulièrement de l’actualité artistique de la capitale. En même temps, le choix de ce correspondant n’est pas dépourvu d’importance : il s’agit d’Antoine Renou, peintre et secrétaire adjoint de l’Académie, mais aussi homme de lettres,auteur supposé d’une brochure critique très sévère à l’adresse des peintres consacrés de l’institution académique. La tâche de Renou n’est pas toujours facile, sa fonction de journaliste et de critique d’art est souvent en contradiction avec son appartenance à l’Académie. Toutefois, il réussit, au moins pendant quelques années, à maintenir en équilibre ces deux positions.

Il invente des masques attachants qui parlent des arts sur un ton familier et enjoué, il invite les lecteurs à une découverte agréable des nouveautés artistiques de la capitale, ses interventions régulières et énergiques de 1777 suscitent le débat sur les arts et entretiennent un échange épistolaire convivial entre les lecteurs duJournal. Même si les notices sur les arts visuels duJournalsont loin d’avoir une fréquence quotidienne, elles appartiennent désormais à la vie de tous les jours des lecteurs parisiens, en attente de les recevoir. D’autre part, badiner sur les arts signifie construire un rapport de familiarité avec eux, les rendre accessibles à tous les lecteurs du quotidien, faire éclater le cadre solennel du compte rendu des Salons bisannuels, au profit d’une actualité artistique composée d’une grande diversité d’informations. La collaboration de Renou avec leJournal de Parisen qualité de correspondant des arts visuels, nous semble un exemple intéressant de la confiance faite à la capacité critique du public, en contraste avec le désir de l’Académie de contrôler le discours critique sur les arts.

LeJournal de Parisnous révèle aussi une double image des arts visuels en France, à la fin de l’Ancien Régime : d’une part, leur caractère académique, d’autre part leur côté pratique, matériel. Les longs comptes rendus des Salons se présentent comme des défilés imposants des meilleures productions des artistes contemporains, qui ne donnent pas pour autant accès aux aspects concrets de leur travail. Les notices brèves de la rubrique “Académie(s)” contiennent des nouvelles sobres sur l’Olympe des artistes : réceptions de nouveaux membres et d’agréés, rapports de séances académiques, concours, prix et commandes royales. D’autre part, à travers les notices éparses dans les pages duJournal, se profile une vie artistique pratique, réunissant une multitude de détails concrets. Le quotidien s’intéresse au commerce des estampes, aux ventes de tableaux, au rapport entre le travail de l’artiste et l’argent, aux techniques et matières employées par les arts visuels, à la conservation des œuvres artistiques, aux querelles entre artistes, au problème de la propriété artistique. Les annonces d’estampes, de découvertes et d’œuvres à peine achevées sont accompagnées par les adresses des artistes. Au-delà de leur éventuelle utilité pour les lecteurs-clients, ces adresses répétées d’une page à l’autre constituent une espèce de guide artistique pratique de la capitale, réunissant indistinctement des artistes plus ou moins connus. Rien de plus pratique et de plus concret que les projets d’embellissement de la capitale, avec leurs références précises aux réalités concrètes de la grande ville, leurs chiffres, leurs mesures, leurs noms de ponts, de quais et de places.

Avec sa formule quotidienne et son intérêt pour la vie de tous les jours de la capitale, le Journal de Parisoffre un espace nouveau à l’information artistique de la fin de l’Ancien Régime. La périodicité journalière garantit aux arts visuels l’entrée dans le quotidien des lecteurs parisiens, et grâce à sa formule épistolaire, la feuille de Paris crée un espace ouvert au débat artistique. S’il est encore trop tôt de parler d’une presse artistique spécialisée, le Journal ébauche ce qu’on pourrait appeler une “première actualité des arts”.