1777, n°129, 9 mai, Arts, Lettre aux Auteurs de ce Journal

Nous vous prions de nous accorder place dans votre journal pour y proposer quelques réflexions que nous désirons faire parvenir à MM de Mercenay et Peters. Ces Messieurs ont répandu un imprimé qui présente un très-beau projet, et auquel tout ami des Arts doit applaudir ; c’est en procurant aux artistes peintres et sculpteurs un lieu où ils puissent exposer et faire connaître leurs talents, de leur fournir en même temps l’occasion de travailler à des ouvrages dignes d’exciter leur émulation. On se propose de faire faire un nombre de tableaux qui auront pour sujet les grandes actions de Henri IV ; on ne peut certainement faire un choix plus digne. On y ajoute qu’on fera ensuite graver ces Tableaux, c’est encore un très grand encouragement pour la gravure et propre à faire revivre celle de l’histoire trop peu soutenue par le goût du public. On annonce pareillement pour la sculpture des modèles payés de statues des grands hommes Français. On doit les plus grands remerciements aux Artistes et aux Amateurs qui ont conçu une idée si noble et si généreuse ; et si l’on hasarde ici quelques observations, ce n’est que dans la vue d’en rendre l’exécution aussi agréable au Public qu’il est possible.

Nous ne nous arrêtons pas sur la tâche difficile qu’on donne aux Artistes en leur proposant à peu près les mêmes sujets dont Rubens a orné la galerie de Luxembourg ; il y a moyen de les traiter de manière à écarter toute idée d’une comparaison que personne ne se flatte de pouvoir soutenir ; d’ailleurs on peut faire de très belles choses sans qu’elles soient au degré d’excellence de Rubens.

Sans examiner si ceux qui ne regardaient pas le Colisée comme un lieu convenable portaient à l’excès leur sévérité, qu’ils pourraient peut-être justifier en observant combien l’espèce des plaisirs qui appellent au Colisée est différente de ceux que procurent les Arts du dessin ; en faveur d’un aussi beau projet nous accorderons qu’on peut y appeler ces Arts ; mais nous oserons observer qu’il est quelques précautions à prendre pour y attirer la partie sérieuse du Public qui fait les plaisirs bruyants.

Il paraît d’abord peu convenable que l’on fasse payer pour laisser voir des ouvrages d’Art ; nous savons que lors de la dernière exposition dans ce lieu, il y a eu un jour où l’on a pu entrer sans payer mais nous croyons que ce n’est pas assez pour la satisfaction du public et pour le bien de l'Art et qu’il serait avantageux qu’on y pût entrer tous les jours, à l’exception de celui où il y aura bal et feu d’artifice.

Nous observerons encore que dans ces jours accordées au public, où il ne serait question que des arts du dessin, il nous paraîtrait nécessaire, si cela était possible, qu’il y eût une entrée particulière et différente de celle qui conduit normalement au Colisée. Il y a une partie importante du public qui ne doit pas y paraître, qui ne doit pas même être exposée à aucune équivoque sur ce sujet ; des ecclésiastiques, des évêques, des magistrats ne semblent pas pour voir laisser de doute à cet égard. Il ne paraît pas qu’il y ait d’autre moyen que de donner une entrée particulière et de jours qui ne soient point destinés au plaisirs qui contrastent avec leur état.

Lorsque nous disons qu’il est à souhaiter qu’on puisse voir les ouvrages journellement sans payer, nous ne prétendons point que les personnes qui ont la générosité de faire les frais nécessaires en supportent la dépense en pure perte, mais nous croyons qu’on peut faire usage du moyen usité à Londres ; c’est-à-dire que personne n’entre à cette exposition sans prendre un livret : à quelque faible prix qu’il soit, l’avantage que procurera ce débit, dédommagera des frais qu’elle occasionnera.

Nous n’entendons parler ici que des simples frais de l’exposition, et nullement de ceux qui s’ensuivront du payement des Tableaux et des Gravures ; c’est une autre spéculation totalement différente, et d’autant plus généreuse que la rentrée en est bien plus incertaine.

Nous terminerons par observer que le projet de faire dorer les planches après en avoir tiré un nombre, nous répugne infiniment. Pourquoi priver la postérité de la plus grande partie des Estampes que ces planches peuvent fournir ? et s’exposer à les acheter, par l’excès de leur rareté, à des prix excessifs ? Ne regrette-t-on pas tous les jours de ne pouvoir faire usage des belles planches des Batailles d’Alexandre, par Gérard Audran, sur lesquelles on a exercé cette barbarie ? ne vaudrait-il pas mieux, après en avoir tiré le nombre qu’on jugera convenable, les confier sous scellé à la Bibliothèque du Roi ou dans quelque autre dépôt public, aux conditions de ne pouvoir en être tirées que dans trente ans, dans cinquante si l’on veut ? Il serait cruel de priver nos neveux de choses qui peuvent leur être agréables et utiles : d’ailleurs c’est arrêter la prolongation et l’extension de la gloire d’un Héros digne de l’impartialité et de la vénération de toutes les nations, ainsi que de tous les siècles. Je suis, etc.