1777, n°142, 22 mai, Lettre d’un Maître de la Communauté des Peintres en réponse à celle d’un Artiste de l’ancienne Académie de St Luc.

Mon cher confrère

En déjeunant ces jours-ci dans un Café, j’ai demandé le Journal de Paris et tous les numéros de ce mois, pour me remettre au courant. J’y ai lu votre lettre du 3, une autre d’un Observateur bénévole du 9 et enfin celle de M Manet, Trésorier de France, en date du 14. J’avais d’abord envie de ne répondre qu’à vous, mon cher Confrère ; mais comme ces lettres traient du même objet, le Salon du Colisée, je vous enverrai la balle à tous l’un après l’autre, et je commencerai par vous. Pourquoi injurier des artistes et des amateurs les mieux intentionnés du monde ? ils désiraient procurer aux Elèves distingués de l’Académie Royale un lieu commode pour exposer leurs ouvrages, sans qu’il en coûta rien ni aux exposants, ni aux curieux. Y a-t-il bien du mal à cela ? le projet n’a pas pu réussir : ils l’ont annoncé avec douleur. De là vous en concluez que c’est faute de finance, et vous ajoutez, Ne sait-on pas que les grands Artistes sont moins chargés d’argent que de gloire, et peut-être même que d’orgueil ? En conscience cette phrase est-elle bien honnête ? D’abord, êtes-vous certain que ce projet soit échoué faute d’argent ? et quand cela serait, ne devrait-on pas savoir gré à des artistes en réputation, de chercher les moyens de donner de la célébrité à des talents inconnus ? doit-on pour cela les taxer d’orgueil ? Peut-être, de l’exécution de ce projet, eut-il résulté le plus grand bien. De jeunes artistes, en essayant leurs forces les uns comme les autres, en auraient acquis de nouvelles, et l’Académie Royale, témoin de ce combat, aurait choisi parmi eux les athlètes dignes d’entrer en lice avec les siens. Ces Amateurs ou Artistes ont dit que le Colisée n’était pas un lieu décent ; oui, pour cet objet. En voici la raison. Ils ont pensé qu’il n’est pas décent à des Peintres, Sculpteurs et autres, d’avoir l’air de montrer, ni de souffrir que l’on montre leurs ouvrages pour de l’argent ; car enfin on paye au Colisée pour y entrer. Jamais aux expositions de l’Académie, ni à celle de notre Communauté, on n’a été obligé de fouiller à la poche. Le petit livret acheté forcément et qui est de l’invention de l’observateur bénévole, n’est pas non plus une trouvaille fort heureuse. Vous conviendrez qu’une exposition gratis est plus noble et par conséquent plus décente. D’ailleurs le concours est plus nombreux, on y revient plus souvent et les Artistes en sont connus de plus de monde. Il faut encore, pour la commodité du public, que les salons soient ouverts aux petits et aux grands, pendant plusieurs jours continus, soir et matin, ce qui est impraticable au Colisée. Tel est mon raisonnement, tel est celui sans doute de ceux que vous traitez avec tant de légèreté. Le Colisée est un lieu où règne la décence et la tranquillité ; d’accord, mais il n’est pas pour cela plus convenable à ce dont il s’agit. En vain M Manet nous fait entrevoir à travers ses phrases obscures, “que le Clergé des paroisses pourra entrer les jeudis sur la recommandations des pasteurs” ; en vain nous apprend-il, ce que nous ne savions pas, “que les Religieux, depuis la création de cet édifice, entrent toutes et quantes fois qu’ils le jugent à propos” ; en vain donne-t-il au Colisée le titre d’Etablissement Royal. S’il l’est effectivement, ce dont je ne doute point puisqu’il le dit, il n’est pas vrai qu’il soit un établissement royal relativement aux Arts de Peinture et sculpture ; parce qu’alors il serait sous la direction de l’Ordonnateur général des bâtiments. De là je conclus que si MM les Propriétaires et Syndics du Colisée, peuvent, comme tout bon citoyen, former une galerie de 28 tableaux de l’histoire de Henri IV, et les payer 2800 livres chacun ; s’ils peuvent donner 3000 livres pour chaque planche gravée, (ce qui est un prix très médiocre) ; s’ils peuvent envoyer des billets d’assemblée à leurs Entrepreneurs, Fournisseurs et Coopérateurs pour les fêtes dont ils amusent le Public, ils ne sont pas autorisés à convoquer une assemblée des Artistes libres, ni à leur nommer des Directeurs. Ainsi le billet d’invitation que j’ai reçu, comme beaucoup d’autres, ne me paraît pas légal. Mais laissons les discussions du droit, pour en venir au fait et aux intentions. Celles de MM du Colisée sont très bonnes et très louables. Ils ont appris que le Roi, voulant entretenir l’amour du grand dans la Peinture et la Sculpture a ordonné pour ces Artistes pour cette année dix Tableaux d’histoire et quatre figures de marbre. L’exemple du Monarque a enflammé leur patriotisme. Ils ont aussi désiré procurer à d’habiles gens l’occasion d’exercer leur génie, sur les sujets les plus intéressants de notre Histoire ; mais les conditions qu’ils mettent à leurs bienfaits, s’opposent à l’exécution de leurs idées. “Nul Artiste ne sera choisi pour un des morceaux destinés à décorer leur Galerie, qu’après avoir préalablement exposé des ouvrages à leur salon”. Par là ils écartent tous les artistes de l’Académie, et ceux de ses élèves déjà sur les rangs pour y être reçus. Il ne leur reste donc que des Artistes médiocres, dont les ouvrages auront trop peu de valeur, pour mériter les honneurs du burin. S’ils font sur ce plan établi une spéculation de finance, ils courent grand risque de ne point retirer les fonds considérables qu’exige cette opération. Voulez-vous savoir d’où vient cette erreur de calcul ? Je vais vous le dire. MM du Colisée ont consulté MM Peters et Marcenay, qui malheureusement ont fait leurs preuves. ; ils les ont mis à la tête de cette entreprise. Ces nouveaux directeurs ce sont endormis dans d’agréables idées. Comme ils ont l’imagination vive, ils ont vu en songe des Artistes, à leur voix, sortir de terre comme les soldats de Cadmus, se soumettre à leur férule, enfanter des morceaux formidables, les Graveurs s’empresser de les multiplier par le burin, le public se battre pour acheter les Estampes, leur débit dédommager au centuple des avances, et ce gain fait, ils ont doré les planches et peut-être la pilule. Il serait injuste de leur en vouloir. MM Peters et Marcenay sont de bonne foi ; ils croient à leur rêve, ils l’ont fait croire à MM du Colisée, devenus à leurs risque et fortune, les Restaurateurs du bon goût en France et les pères nourriciers des Artistes. Mais gare la fable de la Laitière et du pot au lait

Quel esprit ne bat la campagne ?

Qui ne fait châteaux en Espagne ?

Autant les sages que les fous,

Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux.

C’est sans doute une autre folie de réveiller des somnambules. Je m’attirerai de mauvaises affaires. N’importe : j’ai dit mon avis, on va l’imprimer ; quand je le lirai dans le Journal, je rêverai peut-être aussi, moi qui n’ai jamais peint que les enseignes, de la Truie qui file et de la Poule qui pond, que je suis un grand personnage. Afin que l’on parle de moi, j’irai jusqu’à donner mon nom et mon adresse. Si vous êtes curieux de les savoir, mon cher Confrère, je suis votre serviteur,

Gilles Croustillet, Maître peintre, butte Montmartre, au Temps perdu

Ce 16 mai 1777.